12 Tissé dans le Dessin

Egwene se hâta de suivre Nynaeve vers le groupe d’Aes Sedai entourant les chevaux attelés à la litière de l’Amyrlin ; son désir de savoir ce qui avait provoqué le tumulte dans la citadelle l’emportait sur son inquiétude concernant Rand. Pour le moment, elle ne lui était d’aucun secours. Bêla, sa jument au pelage hirsute, se trouvait avec les chevaux des Aes Sedai, ainsi que la monture de Nynaeve.

Les liges, la main sur la poignée de leur épée et les yeux fouillant les alentours, formaient un cercle d’acier autour des Aes Sedai et de la litière. Ils étaient une île de calme relatif dans cette cour où des guerriers du Shienar se précipitaient encore parmi les habitants horrifiés de la citadelle. Egwene se fraya un chemin à côté de Nynaeve – l’une et l’autre pratiquement ignorées après un seul coup scrutateur de la part des Liges ; tous savaient qu’elles devaient partir avec l’Amyrlin – et elle capta dans les murmures de la foule suffisamment de quoi comprendre qu’une flèche avait surgi apparemment de nulle part et que l’archer n’avait pas encore été capturé.

Egwene s’arrêta, les yeux agrandis de stupeur, trop bouleversée même pour se rappeler qu’elle était entourée d’Aes Sedai. Un attentat contre la vie de l’Amyrlin. Cela dépassait l’imagination.

Assise dans sa litière, les rideaux ouverts, la déchirure tachée de sang dans sa manche attirant tous les regards, l’Amyrlin refusait de céder aux instances du Seigneur Agelmar. « Vous trouverez l’archer ou vous ne le trouverez pas, mon fils. Dans l’un ou l’autre cas, ce que j’ai à faire à Tar Valon est aussi urgent que la quête d’Ingtar. Je pars immédiatement.

— Mais, ma Mère, protesta Agelmar, cette atteinte à votre vie change complètement la situation. Nous ne savons toujours pas qui a envoyé cet homme ni pour quelles raisons. Une heure encore et je vous présenterai le tireur ainsi que les réponses. »

L’Amyrlin eut un rire sec dépourvu d’amusement. « Vous aurez besoin d’appât plus subtil ou de filets plus fins pour attraper ce poisson-là, mon fils. D’ici que vous ayez mis la main sur cet homme, la journée sera trop avancée pour partir. Le nombre de ceux qui applaudiraient à me voir morte est trop grand pour que je me soucie beaucoup de celui-là. Faites-moi savoir ce que vous aurez trouvé, si vous trouvez quelque chose. » Son regard se déplaça des tours dominant la cour aux remparts et aux balcons des archers, où se pressait encore une foule, à présent silencieuse. La flèche n’avait pu venir que d’un de ces endroits-là. « Je pense que cet archer s’est déjà enfui de Fal Dara.

— Mais, ma Mère… »

La dame dans la litière l’interrompit d’un geste brusque et péremptoire. Pas même le Seigneur de Fal Dara ne pouvait dépasser avec l’Amyrlin certaines limites dans l’insistance. Ses yeux vinrent se poser sur Egwene et Nynaeve, des yeux perçants qui parurent à Egwene tout discerner d’elle-même qu’elle aurait préféré garder secret. Egwene esquissa un pas en arrière, puis se ressaisit et plongea dans une révérence, en se demandant si c’était ce qu’il fallait faire ; personne ne lui avait jamais expliqué le protocole qui régissait une rencontre avec l’Amyrlin. Nynaeve resta droite comme un I et rendit à l’Amyrlin regard pour regard, mais elle chercha à tâtons la main d’Egwene et la serra avec une force égale à celle des doigts d’Egwene autour des siens.

« Voici donc vos deux, Moiraine », dit l’Amyrlin. Moiraine confirma d’un mouvement de tête tout juste perceptible et les autres Aes Sedai se retournèrent pour dévisager les jeunes femmes du Champ d’Emond. Egwene avala sa salive. Elles avaient l’air de savoir quelque chose, quelque chose que les autres ignoraient, et se rendre compte qu’elles le savaient effectivement n’avait rien de réconfortant. « Oui, je sens une belle étincelle en chacune. Mais qu’enflammera cette étincelle ? Voilà la question, n’est-ce pas ? »

Egwene avait la bouche sèche comme de l’amadou. Elle avait vu Maître Padwhin, le charpentier de leur village, regarder ses outils à peu près de la même manière que l’Amyrlin les examinait l’une et l’autre. Celle-ci pour tel usage, celle-là pour tel autre.

L’Amyrlin dit brusquement : « Nous devrions déjà être partis. À cheval ! Le Seigneur Agelmar et moi pouvons-nous dire ce qui est nécessaire sans que vous soyez là à bayer aux corneilles comme des novices un jour de congé. En selle ! »

À son ordre, les Liges, toujours sur leurs gardes, s’égaillèrent vers leurs chevaux et les Aes Sedai, Leane exceptée, s’éloignèrent de la litière avec une démarche aérienne en direction de leurs propres montures. Comme Nynaeve et Egwene se détournaient pour obéir, un serviteur se présenta près du Seigneur Agelmar, portant une coupe d’argent. Agelmar la prit avec une moue de mécontentement.

« En même temps que cette coupe que vous tend ma main, Mère, acceptez mon vœu que cette journée vous soit favorable et que chaque… »

Ce qu’ils dirent d’autre fut perdu pour Egwene pendant qu’elle se hissait sur Béla. Le temps qu’elle donne une caresse à la jument aux longs poils et arrange ses jupes, la litière franchissait déjà les portes, ses chevaux avançant sans rênes ni longe pour les guider. Leane chevauchait à côté de la litière, sa crosse calée sur son étrier. Egwene et Nynaeve conduisirent leurs chevaux derrière avec le reste des Aes Sedai.

Les cris et acclamations de la foule alignée le long des rues de la ville accueillirent le cortège, noyant presque le tonnerre des tambours et la sonnerie des trompettes. Des Liges allaient en tête de la colonne, avec l’étendard à la Flamme Blanche ondulant au vent, et chevauchaient en flancs-gardes autour des Aes Sedai, empêchant d’approcher la masse des spectateurs ; des archers et des piquiers, portant sur leurs casaques le blason de la Flamme, suivaient en rangs bien ordonnés. Les trompettes se turent quand la colonne sinueuse sortit de la ville et prit la direction du sud, mais les acclamations des citadins s’entendaient encore. Egwene jeta souvent un coup d’œil en arrière jusqu’à ce que les arbres et les collines masquent les remparts et les tours de Fal Dara.

Nynaeve, qui chevauchait à côté d’elle, secoua la tête. « Rand s’en tirera très bien. Il a le Seigneur Ingtar et vingt lances avec lui. En tout cas, il n’y a rien que tu puisses faire. Rien que l’une et l’autre de nous puissions faire. » Elle regarda brièvement Moiraine ; l’élégante jument blanche de l’Aes Sedai et le grand étalon noir, un peu à l’écart de la cavalcade, formaient une paire curieusement assortie. « Pas encore. »

Le cortège obliquait vers l’ouest au fur et à mesure de sa marche et il progressait avec une certaine lenteur. Des hommes de pied, même en demi-armure, ne pouvaient se déplacer vite à travers les collines du Shienar, ni soutenir une allure accélérée pendant longtemps. Néanmoins, ils avançaient aussi rapidement qu’ils en étaient capables.

Les camps étaient installés tard chaque soir, l’Amyrlin n’autorisant les haltes que lorsqu’il y avait à peine assez de clarté pour planter les tentes, des coupoles aplaties juste assez hautes pour qu’on s’y tienne debout. Deux Aes Sedai de la même Ajah en partageaient une, alors que l’Amyrlin et la Gardienne disposaient d’une tente personnelle. Moiraine avait trouvé place dans celle de ses deux Sœurs de l’Ajah Bleue. Les soldats avaient leur camp séparé où ils couchaient à même le sol, et les Liges se drapaient dans leurs manteaux près des tentes des Aes Sedai à qui ils devaient fidélité. La tente occupée par les Sœurs Rouges paraissait étrangement isolée sans un Lige à proximité, tandis que celle de l’Ajah Verte semblait presque en fête, les deux Aes Sedai restant souvent assises au-dehors à bavarder avec les quatre Liges qu’elles avaient amenés à elles deux.

Lan se présenta une fois à la tente où Egwene logeait avec Nynaeve et il entraîna la Sagesse légèrement à l’écart dans le noir. Egwene les observa en regardant discrètement par le rabat de la tente. Elle n’entendit pas ce qu’ils disaient, mais à un moment donné Nynaeve se mit en colère et revint à grands pas s’envelopper dans ses couvertures, se refusant à prononcer un mot. Egwene eut l’impression que ses joues étaient humides, en dépit du fait que Nynaeve se cacha la figure avec un coin de sa couverture. Lan resta longtemps dans l’ombre à regarder la tente avant de s’en aller. Après cela, il ne revint plus.

Moiraine ne leur parlait pas, elle se contentait d’incliner la tête à leur adresse en passant. Elle avait l’air de consacrer toutes ses journées à s’entretenir avec les autres Aes Sedai, toutes sauf les Sœurs Rouges, les prenant en aparté l’une après l’autre en cours de route. L’Amyrlin accordait peu de haltes pour se reposer, et celles-ci étaient courtes.

« Peut-être n’a-t-elle plus le temps de s’occuper de nous », commenta Egwene avec tristesse. Moiraine était la seule Aes Sedai qu’elle connaissait. Peut-être – bien que l’admettre ne lui plût pas – la seule en qui elle était sûre de pouvoir se fier. « Elle nous a trouvées et nous voilà en route pour Tar Valon. Je suppose qu’à présent elle a d’autres sujets de préoccupation. »

Nynaeve eut un reniflement discret. « Je crois qu’elle en aura fini avec nous quand elle sera morte – à moins que ce ne soit nous. C’est une fine mouche, celle-là. »

D’autres Aes Sedai vinrent à leur tente. Egwene faillit suffoquer le premier soir après le départ de Fal Dara, quand le rabat de la tente s’écarta et que fit irruption une Aes Sedai au visage carré et au corps rebondi, avec des cheveux grisonnants et une expression légèrement distraite dans ses yeux noirs. Elle jeta un coup d’œil à la lanterne suspendue au point le plus élevé de la tente, et la flamme grandit un peu, Egwene eut l’impression de sentir quelque chose, l’impression de presque distinguer quelque chose autour de l’Aes Sedai quand la flamme devint plus brillante. Moiraine lui avait dit qu’un jour – lorsque sa formation serait plus avancée – elle serait capable de voir si une autre femme canalisait et de discerner celle qui le pouvait même si elle ne faisait rien.

« Je suis Vérine Mathwin, dit l’Aes Sedai avec un sourire. Et vous êtes Egwene al’Vere et Nynaeve al’Meara. Originaires des Deux Rivières, qui était jadis Manetheren. Un sang fort, cela. Il chante. »

Egwene échangea un regard avec Nynaeve comme elles se levaient.

« Est-ce une convocation de l’Amyrlin ? » demanda Egwene.

Vérine rit. L’Aes Sedai avait une tache d’encre sur le nez. « Oh, non, ma foi, non. L’Amyrlin a plus important pour s’occuper que deux jeunes femmes même pas encore novices. Néanmoins, on ne sait jamais. Vous avez toutes les deux des capacités considérables, surtout vous, Nynaeve. Un jour… » Elle s’interrompit en frottant d’un doigt l’endroit exact où il y avait la tache d’encre. « Mais nous ne sommes pas encore à ce jour-là. Je suis ici pour vous donner une leçon, Egwene. Vous avez outrepassé vos limites, j’en ai peur. »

Egwene regarda Nynaeve avec nervosité. « Qu’ai-je fait ? Rien dont je me sois rendu compte.

— Oh, rien de mal. Pas précisément. Un peu dangereux, peut-être, mais pas ce qu’on appelle mal. » Vérine s’installa sur le tapis de sol, les jambes repliées sous elle. « Prenez place, toutes les deux. Asseyez-vous. Je n’ai pas l’intention de m’étirer le cou. » Elle remua jusqu’à ce qu’elle eût trouvé une position confortable. « Prenez place. »

Egwene s’assit en tailleur en face de l’Aes Sedai et s’efforça de ne pas tourner la tête vers Nynaeve. Pas besoin de prendre un air coupable avant de savoir si je le suis. Ni même si c’est peut-être le cas. « Qu’ai-je fait de dangereux mais de pas précisément mal ?

— Voyons, enfant, vous avez canalisé le Pouvoir. » Egwene ne put s’empêcher de rester bouche bée.

Nynaeve s’exclama : « C’est ridicule. Pourquoi allons-nous à Tar Valon si ce n’est pour cela ?

— Moiraine a… je veux dire Moiraine Sedai m’a donné des leçons », parvint à répliquer Egwene.

Vérine leva les mains pour obtenir le silence et elles se turent. Vérine avait peut-être l’air dans la lune mais, somme toute, c’était une Aes Sedai. « Mon enfant, imaginez-vous donc que les Aes Sedai enseignent immédiatement à maîtriser le Pouvoir à n’importe quelle jeune fille qui déclare vouloir être des nôtres ? D’accord, je suppose que vous n’êtes pas n’importe qui, néanmoins… » Elle secoua la tête avec gravité.

« Alors, pourquoi l’a-t-elle fait ? » riposta Nynaeve. Il n’y avait pas eu de leçons pour elle et Egwene se demandait encore si Nynaeve n’en éprouvait pas de la rancœur.

« Parce qu’Egwene a déjà canalisé, répondit patiemment Vérine.

— Mais… mais moi aussi. » Nynaeve n’en avait pas l’air enchantée.

« Votre situation était différente, mon enfant. Vous êtes encore en vie, ce qui démontre que vous avez surmonté les diverses crises et que vous y avez réussi par vous-même. Je pense que vous vous rendez compte à quel point vous avez de la chance. Sur quatre femmes forcées de faire ce que vous avez fait, une seule survit. Naturellement, les sauvages… » Vérine eut une grimace. « Pardonnez-moi mais c’est ainsi, je l’avoue, que nous autres de la Tour Blanche appelons souvent les femmes qui, sans la moindre formation, sont parvenues à une sorte de maîtrise… par hasard et juste assez pour mériter le nom de maîtrise, en général, comme vous, mais néanmoins de la maîtrise. Les sauvages ont des difficultés, c’est vrai. Presque toujours, elles se sont construit des remparts pour s’empêcher de savoir ce qu’elles font, et ces remparts interfèrent avec la maîtrise consciente. Plus le temps a passé depuis que ces remparts ont été construits, plus il est malaisé de les abattre mais, s’ils peuvent être démolis… eh bien, quelques-unes des Sœurs les plus douées ont été des sauvages. »

Nynaeve eut un mouvement d’irritation et regarda l’entrée de la tente comme si elle pensait à s’en aller.

« Je ne vois pas quel est le rapport avec moi », remarqua Egwene.

Vérine cligna des paupières en la regardant, presque comme si elle se demandait d’où arrivait Egwene. « Avec vous ? Aucun, voyons. Votre problème est tout à fait différent. La plupart des jeunes filles qui veulent devenir Aes Sedai – et aussi bien la plupart qui ont le germe en elles comme vous – en ont également peur. Même après être entrées à la Tour Blanche, même après avoir appris que faire et comment, elles ont besoin d’être guidées pendant des mois, pas à pas, par une Sœur ou par une des Acceptées. Mais pas vous. D’après les indications que m’a données Moiraine, vous vous êtes lancée dès que vous avez compris votre don, vous avez avancé en aveugle dans le noir sans jamais vous soucier si l’enjambée suivante ne vous amènerait pas à tomber dans un puits sans fond. Oh, il y en a eu d’autres que vous ; vous n’êtes pas unique. Moiraine était pareille. Une fois qu’elle a su ce que vous aviez fait, elle n’avait pas d’autre solution que de commencer à vous instruire. Moiraine ne vous l’a jamais expliqué ?

— Jamais. » Egwene aurait aimé que sa voix ne soit pas aussi oppressée. « Elle avait… d’autres préoccupations. » Nynaeve émit un rire sec étouffé.

« Bah, Moiraine n’a jamais estimé nécessaire d’expliquer aux gens ce qu’ils n’avaient pas besoin de savoir. Savoir n’est pas utile mais, d’autre part, ne pas savoir non plus. En ce qui me concerne, j’aime toujours mieux savoir qu’ignorer.

— Est-ce qu’il en existe un ? Un puits sans fond, je veux dire.

— Manifestement non jusqu’à présent, répliqua Vérine en penchant la tête de côté. Mais à la prochaine enjambée ? » Elle haussa les épaules. « Voyez-vous, mon enfant, plus vous tentez d’atteindre la Vraie Source plus cela devient facile d’y arriver. Oui, au début, vous tendez la main vers la Source et la plupart du temps c’est comme d’essayer d’attraper de l’air. Ou bien vous atteignez la saidar mais, même quand vous sentez le Pouvoir Unique vous envahir, vous vous apercevez que vous ne pouvez rien faire. Ou vous faites quelque chose et ce n’est pas ce que vous aviez dans l’idée. Voilà le danger. D’ordinaire, avec des conseils et de l’entraînement – et la peur servant de frein – la faculté d’atteindre la Source et la faculté de canaliser le Pouvoir viennent ensemble avec le talent de maîtriser ce qu’on fait. Vous, en revanche, vous avez commencé à essayer de canaliser sans que personne soit là pour vous enseigner à dominer ce que vous faites. Vous ne pensez pas, je le sais, avoir accompli grand-chose et vous ne vous trompez pas, mais vous êtes comme quelqu’un qui a appris seul à escalader des collines au pas de course – au moins quelques fois – sans apprendre en même temps comment descendre l’autre côté en courant ou en marchant. Tôt ou tard, vous tomberez si vous n’avez pas appris le reste. Non, je ne parle pas de ce qui se produit quand un de ces pauvres hommes commence à canaliser – vous ne deviendrez pas folle, vous ne mourrez pas s’il y a des Sœurs pour vous enseigner et vous guider – mais je parle de ce que vous risquez d’accomplir accidentellement, sans en avoir eu l’intention. » Pendant un instant, l’expression distraite disparut des yeux de Vérine. Pendant un instant, sembla-t-il, le regard de l’Aes Sedai vira d’Egwene à Nynaeve avec autant d’acuité qu’en avait eu celui de l’Amyrlin. « Vos capacités innées sont fortes, mon enfant, et elles grandiront. Vous devez apprendre à les maîtriser avant de nuire à vous-même, à quelqu’un d’autre ou à une multitude d’êtres humains. Voilà ce que Moiraine a essayé de vous apprendre. Voilà ce que je veux vous aider à réussir ce soir et ce qu’une Sœur vous aidera à faire tous les soirs jusqu’à ce que nous vous remettions entre les mains hautement capables de Sheriam. C’est la Maîtresse des Novices. »

Est-elle au courant au sujet de Rand ? songea Egwene. Ce n’est pas possible. Elle ne l’aurait jamais laissé quitter Fal Dara même si elle avait eu seulement des doutes. Mais elle était sûre de ne pas avoir imaginé ce qu’elle avait vu. « Merci, Vérine Sedai. J’essaierai. »

Nynaeve se releva d’un mouvement souple. « Je vais aller m’asseoir près du feu et vous laisser seules ensemble.

— Vous devriez rester, répliqua Vérine. Vous pourriez en tirer profit. D’après ce que m’a dit Moiraine, il ne vous faudrait que peu d’exercice pour accéder au rang des Acceptées. »

Nynaeve n’hésita qu’un instant avant de secouer la tête avec fermeté. « Je vous remercie de l’offre, mais j’attendrai que nous arrivions à Tar Valon. Egwene, si tu as besoin de moi, je serai…

— D’après toutes les indications, l’interrompit Vérine, vous êtes adulte, Nynaeve. D’ordinaire, plus jeune est la novice mieux elle se forme. Pas nécessairement grâce à l’enseignement mais parce qu’on attend d’une novice qu’elle exécute ce qu’on lui ordonne quand on le lui ordonne, sans discussion. Cela ne sert en réalité que lorsque la formation a atteint un certain stade – alors une hésitation au mauvais moment ou un doute sur ce qu’on vous a indiqué risque d’avoir des conséquences tragiques – mieux vaut donc se conformer tout le temps à la discipline. Par ailleurs, on attend des Acceptées qu’elles posent des questions, car on estime qu’elles en connaissent suffisamment pour savoir quelles questions poser et quand. Que jugeriez-vous le plus agréable pour vous ? »

Les mains de Nynaeve se crispèrent sur sa jupe et elle regarda de nouveau le rabat de la tente en fronçant les sourcils. Finalement, elle eut un bref hochement de tête et se réinstalla sur le sol. « Autant vaut que je reste, je pense, fut sa réponse.

— Bien, conclut Vérine. Allons-y. Cette partie vous est familière, Egwene, mais pour l’édification de Nynaeve je vais vous guider depuis le début étape par étape. Avec le temps, cela deviendra comme une seconde nature – vous agirez d’instinct sans même y réfléchir – mais maintenant aller lentement est préférable. Fermez les yeux, je vous prie. Cela se passe mieux au commencement quand on n’a pas de distractions. » Egwene ferma les paupières. Il y eut un silence. « Nynaeve, pria Vérine, fermez les yeux, s’il vous plaît. Ce sera réellement mieux. » Autre silence. « Merci, mon enfant. À présent, il faut créer le vide en vous. Ne pensez plus à rien. Il n’y a qu’une chose dans votre esprit. Un bouton de fleur. Uniquement cela. Uniquement le bouton. Vous le distinguez dans les moindres détails. Vous en humez l’odeur. Vous le palpez. Chaque nervure de chaque sépale, chaque courbe de chaque pétale. Vous sentez la sève palpiter. Sentez-la. Intégrez-la à votre conscience. Intégrez-la à vous-même. Le bouton et vous êtes semblables. Vous ne faites plus qu’un. Vous êtes le bouton de fleur. »

Sa voix résonnait sur un ton monotone hypnotisant, mais Egwene ne l’entendait pratiquement plus ; elle avait déjà accompli cet exercice avec Moiraine. Le processus était lent, mais Moiraine avait affirmé qu’à force de pratique elle y réussirait plus vite. En son for intérieur, elle était un bouton de rose, aux pétales rouges enroulés serré. Or soudain il y eut quelque chose d’autre. De la lumière. De la lumière pesant sur les pétales. Ces derniers se déplièrent avec lenteur, se tournant vers la lumière, absorbant cette lumière. La rose et la lumière se fondaient en un tout. Egwene et la lumière formaient un tout. Elle sentait le plus menu rayon de cette lumière s’insinuer en elle. Elle tendit son être pour en absorber davantage, tendit sa volonté…

En un instant, tout disparut, rose et lumière. Moiraine avait averti aussi que ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait obtenir par force. Elle poussa un soupir et ouvrit les yeux. Nynaeve arborait une expression morose de mauvais augure. Vérine était toujours calme.

« Vous ne pouvez pas l’obliger à se manifester, disait l’Aes Sedai. Vous devez le laisser agir de lui-même. Il faut d’abord vous abandonner au Pouvoir Unique avant d’être en mesure de le maîtriser.

— C’est complètement ridicule, marmotta Nynaeve. Je ne me sens pas une fleur. Au mieux, un buisson d’épines noires. À la réflexion, je crois que je vais attendre près du feu.

— Comme il vous plaira, acquiesça Vérine. Ai-je mentionné que les novices accomplissent des corvées ? Elles lavent la vaisselle, frottent les planchers, lessivent le linge, servent à table, y compris d’autres tâches diverses. Pour ma part, je pense que les servantes s’en acquittent infiniment mieux, mais en général on estime que ce genre de travaux forme le caractère. Oh, vous restez ? Bien. Ma foi, mon enfant, rappelez-vous que même un buisson de prunellier a parfois des fleurs, d’une magnifique blancheur au milieu des épines noires. Nous allons recommencer étape après étape. Voyons, depuis le début, Egwene. Fermez les yeux. »

À plusieurs reprises avant le départ de Vérine, Egwene sentit le Pouvoir affluer en elle, mais il n’était jamais très fort, et ce qu’elle réussit de mieux avec lui fut d’établir un courant dans l’air qui ébranla légèrement le rabat flottant à l’ouverture de la tente. Elle était sûre qu’un éternuement aurait donné le même résultat. Elle avait accompli bien mieux avec Moiraine ; parfois, du moins. Elle aurait préféré que ce soit Moiraine qui se charge de cet enseignement.

Nynaeve ne sentit pas le moindre scintillement, en tout cas, c’est ce qu’elle affirma. À la fin, elle avait le regard fixe et les lèvres si pincées qu’Egwene craignit de la voir tancer vertement Vérine comme si l’Aes Sedai était une femme du village venue l’importuner. Vérine se contenta de lui recommander de fermer de nouveau les yeux, cette fois sans Egwene.

Cette dernière demeura assise à les regarder entre deux bâillements. La nuit était avancée, bien au-delà de l’heure où d’habitude elle dormait. Le visage de Nynaeve ressemblait au masque de quelqu’un de mort depuis huit jours, les paupières closes comme si elle ne devait jamais les rouvrir, les mains des poings serrés aux jointures blanchies dans son giron. Egwene espéra que la colère de la Sagesse n’allait pas éclater, pas après l’avoir contenue si longtemps.

« Prenez conscience du flot qui vous envahit », disait Vérine. Sa voix ne changea pas mais, soudain, une lueur brilla dans ses yeux. « Sentez son afflux. L’afflux du Pouvoir. Son courant comme une brise, un doux frémissement de l’air. » Egwene se redressa toute droite. C’était ainsi que Moiraine l’avait guidée chaque fois qu’elle avait éprouvé la sensation du Pouvoir en elle. « Une brise légère, un mouvement presque insensible de l’air. Doux. »

Brusquement, la pile de couvertures s’enflamma comme des ligots.

Nynaeve ouvrit les yeux en poussant un cri aigu. Egwene n’aurait pas affirmé qu’elle-même était restée muette. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle était debout et s’efforçait de jeter dehors à coups de pied les couvertures qui flambaient avant qu’elles ne mettent le feu à la tente. À peine allait-elle esquisser le deuxième coup de pied que les flammes disparaissaient, laissant une odeur de laine brûlée et des filets de fumée qui montaient d’une masse charbonneuse.

« Eh bien, eh bien, commenta Vérine. Je ne m’attendais pas à devoir éteindre un incendie. Ne me jouez pas le tour de vous évanouir, mon enfant. Tout va bien, à présent. Je m’en suis occupée.

— Je… j’étais en colère. » La réponse de Nynaeve sortait de lèvres tremblantes dans un visage livide. « Je vous ai entendue parler d’une brise, m’indiquer ce qu’il fallait faire et l’idée de feu s’est subitement imposée. Je… je n’avais pas l’intention d’incendier quoi que ce soit. C’était juste un petit feu dans… dans mon esprit. » Elle frissonna.

« Un petit feu, effectivement, je le crois volontiers. » Vérine eut un rire sec qui s’interrompit quand elle regarda de nouveau la figure de Nynaeve. « Vous sentez-vous bien, mon enfant ? Si vous êtes souffrante, je peux… » Nynaeve secoua la tête et Vérine hocha la sienne. « Du repos, voilà ce dont vous avez besoin. Toutes les deux. Je vous ai fait trop travailler. Vous devez vous reposer. L’Amyrlin nous donnera le signal du départ avant l’aube. » Elle se releva et poussa du pied les couvertures calcinées. « Je vous enverrai d’autres couvertures. J’espère que ceci vous démontre à toutes deux à quel point la maîtrise est importante. Il faut que vous appreniez à exécuter ce qui est votre intention et pas davantage. En plus de nuire à quelqu’un d’autre, si vous attirez à vous davantage du Pouvoir que vous ne pouvez manipuler sans risque – et pour le moment vous ne savez pas en manipuler beaucoup ; mais votre habileté grandira – si vous en attirez trop à vous, vous vous détruirez. Ou vous vous consumerez, vous anéantirez le don que vous possédez. » Comme si elle ne leur avait pas signifié qu’elles marchaient sur le fil d’une épée, elle ajouta un cordial « Dormez bien ». Sur quoi, elle partit.

Egwene prit Nynaeve dans ses bras et la serra bien fort. « Ne vous tourmentez pas, Nynaeve. Pas besoin d’avoir peur. Une fois que vous aurez appris à maîtriser… »

Nynaeve émit un rire croassant. « Je n’ai pas peur. » Elle lança un regard de côté aux couvertures fumantes et détourna aussi vite les yeux. « Il en faut plus qu’un petit feu pour m’affoler. » Mais elle ne regarda plus les couvertures, même quand un Lige vint les enlever et en laisser des neuves.

Vérine ne reparut plus, ainsi qu’elle l’avait annoncé. En vérité, tandis que le voyage se poursuivait en direction du sud-ouest, jour après jour, aussi vite que pouvaient aller les gens de pied, Vérine ne prêta pas plus d’attention que Moiraine, que n’importe quelle autre Aes Sedai, aux deux jeunes filles du Champ d’Emond. Elles n’étaient pas précisément inamicales, ces Aes Sedai, mais plutôt distantes et réservées, comme si elles étaient préoccupées. Leur détachement augmenta le malaise d’Egwene et réveilla le souvenir de toutes les histoires qu’elle avait entendues étant enfant.

Sa mère lui avait toujours dit que ce qui se racontait sur les Aes Sedai étaient des balivernes d’hommes stupides, mais ni sa mère ni aucune autre femme au Champ d’Emond n’avaient jamais rencontré d’Aes Sedai avant que Moiraine aille là-bas. Elle-même avait passé pas mal de temps avec Moiraine, et Moiraine était pour elle la preuve que les Aes Sedai n’étaient pas toutes comme dans les histoires qui se colportaient. Des êtres froidement manipulateurs, dévastateurs du monde. Destructeurs du Monde. Elle savait à présent que ceux-là, du moins – les Destructeurs du Monde – étaient des Aes Sedai hommes, quand il en existait encore, au temps de l’Ère des Légendes, mais cela ne lui était pas d’un grand secours. Les Aes Sedai n’étaient pas toutes comme dans ces contes, mais combien et lesquelles ?

Les Aes Sedai qui venaient chaque soir à la tente étaient si différentes qu’elles n’aidaient nullement à clarifier ses idées. Alviarin se montra aussi calme et méthodique qu’un marchand venu acheter de la laine et du tabac, surprise que Nynaeve soit incluse dans la leçon mais l’admettant, mordante dans ses critiques mais toujours prête à renouveler les essais. Alanna Mosvani rit et passa autant de temps à parler du monde et des hommes qu’à enseigner. Toutefois, Alanna s’intéressait trop à Rand, à Perrin et à Mat pour le repos de l’âme d’Egwene. Surtout à Rand. La pire de toutes avait été Liandrin, la seule qui portait son châle ; les autres avaient rangé le leur dans leurs bagages avant de quitter Fal Dara. Liandrin restait assise à tripoter sa frange rouge et n’enseignait pas grand-chose – et à regret par-dessus le marché. Elle interrogeait Egwene et Nynaeve comme si elles étaient accusées d’un crime, et ses questions concernaient toujours les trois jeunes gens. Elle continua jusqu’à ce que Nynaeve la jette dehors – Egwene ne comprit pas bien pourquoi – et alors elle s’en alla en leur décochant un avertissement.

« Prenez garde, mes filles. Vous n’êtes plus dans votre village. À présent, vous mettez les pieds dans des eaux où vous risquez de vous faire mordre les orteils. »

Finalement, le cortège atteignit le village de Médo, sur les berges de la Mora qui courait le long de la frontière entre le Shienar et l’Arafel pour aller se jeter dans la rivière Erinin.

Egwene l’aurait juré, c’est l’interrogatoire concernant Rand qui avait provoqué ses rêves à son sujet, cela et le fait qu’elle s’inquiétait pour lui, qu’elle se demandait si lui et les autres avaient dû suivre le Cor de Valère jusque dans la Dévastation. Ces rêves étaient toujours désagréables mais au début il ne s’agissait que d’un genre de cauchemar ordinaire. Toutefois, au soir de l’arrivée à Médo, ils avaient changé.

« Pardon, Aes Sedai, demanda timidement Egwene, auriez-vous vu Moiraine Sedai ? » La svelte Aes Sedai la congédia d’un geste et s’éloigna dans la rue encombrée éclairée par des torches, en criant à quelqu’un de s’occuper de son cheval. Cette femme était de l’Ajah Jaune, bien que ne portant pas maintenant son châle ; Egwene n’en savait pas plus sur elle, même pas son nom.

Médo était un petit village – Egwene cependant éprouva un choc en se rendant compte que ce qu’elle jugeait à présent « un petit village » était aussi important que le Champ d’Emond – et il était envahi actuellement par des étrangers bien plus nombreux que ne l’étaient ses habitants. Les rues étroites étaient bondées de gens et de chevaux, qui se frayaient un chemin vers les quais parmi les villageois qui s’agenouillaient chaque fois que passait rapidement une Aes Sedai dont les yeux ne semblaient pas les voir. La lumière crue des torches éclairait tout. Les deux quais s’avançaient dans la rivière Mora comme des doigts de pierre et chacun abritait deux petits bateaux à deux mâts. Là, les chevaux étaient hissés à bord, par de larges bandes de toile passées autour du ventre où étaient fixés des câbles que halaient des mâts de charge. D’autres bateaux – solides et de haut bord, avec des lanternes en haut des mâts – se pressaient sur la rivière qui reflétait des coulées de lune, déjà chargés ou attendant leur tour. Des barques à rames transbordaient archers et piquiers, dont les armes aux hampes verticales faisaient ressembler les barques à de gigantesques épinoches nageant en surface.

Sur le quai de gauche, Egwene trouva Anaiya qui surveillait le chargement et harcelait ceux qui ne se remuaient pas assez vite. Bien qu’elle n’eût jamais adressé plus de deux mots à Egwene, Anaiya semblait différente des autres, plus proche des femmes de son pays. Egwene l’imaginait très bien s’affairant à son four dans une cuisine ; elle ne voyait aucune des autres dans cette situation. « Anaiya Sedai, avez-vous vu Moiraine Sedai ? J’ai besoin de lui parler. »

L’Aes Sedai se retourna en fronçant les sourcils d’un air distrait. « Comment ? Oh, c’est vous, mon enfant. Moiraine est partie. Et votre amie, Nynaeve, est déjà à bord de la Reine de la Rivière. Il a fallu que je la pousse moi-même de force dans une barque, elle criait qu’elle ne voulait pas partir sans vous. Par la Lumière, quel combat ! Vous-même devriez être à bord. Trouvez une barque qui vous conduise à la Reine de la Rivière. Vous deux voyagerez avec l’Amyrlin, alors tenez-vous à carreau une fois à bord. Pas de scènes, pas de caprices.

— Moiraine Sedai est sur quel bateau ?

— Moiraine Sedai ne se trouve sur aucun bateau, mon petit. Elle est partie depuis deux jours et l’Amyrlin prend la chose très mal. » Anaiya esquissa une grimace et secoua la tête, sans pour autant détourner des hommes travaillant au chargement la majeure partie de son attention. « D’abord Moiraine s’éclipse avec Lan, puis Liandrin s’en va juste sur les talons de Moiraine et enfin Vérine, aucune d’elles ne laissant un mot pour personne. Vérine n’a même pas emmené son Lige ; Tomas se ronge les ongles d’inquiétude pour elle. » L’Aes Sedai jeta un coup d’œil au ciel. Aucun nuage ne ternissait l’éclat du croissant de lune montante. « Nous allons devoir appeler de nouveau le vent, et cela ne plaira pas non plus à l’Amyrlin. Elle dit qu’elle veut que nous soyons en route pour Tar Valon dans une heure et qu’elle ne tolérera aucun retard. Je n’aimerais pas être Moiraine, Liandrin ou Vérine quand elle les reverra. Elles regretteront de ne pas être de nouveau des novices. Voyons, mon petit, qu’y a-t-il ? »

Egwene respira à fond. Moiraine partie ? Pas possible ! Il faut que je parle à quelqu’un, quelqu’un qui ne me rira pas au nez. Elle se représentait fort bien Anaiya au Champ d’Emond écoutant les problèmes de sa fille ; elle correspondait tout à fait au rôle. « Anaiya Sedai, Rand a des ennuis. »

Anaiya posa sur elle un regard pensif. « Ce grand garçon de votre village ? Il vous manque déjà, hein ? Ma foi, je ne serais pas surprise qu’il se soit mis dans un mauvais cas. Les jeunes gens de son âge en sont coutumiers. Encore que ce soit l’autre – Mat ? – qui paraissait du genre à se fourrer dans le pétrin. Très bien, petite. Je n’ai pas l’intention de me moquer de vous ou de prendre cela à la légère. Quel genre d’ennui et comment le savez-vous ? Lui et le Seigneur Ingtar doivent avoir le Cor et être de retour à Fal Dara, à présent. Ou alors ils ont dû suivre sa piste dans la Dévastation, et à cela on ne peut rien.

— Je… je ne crois pas qu’ils soient dans la Dévastation ni de retour à Fal Dara. J’ai fait un rêve. » Elle le dit presque sur un ton de défi. Cela avait l’air ridicule à énoncer à haute voix, mais ce rêve avait paru si réel. Un cauchemar de toute évidence, mais réel. D’abord, il y avait eu un homme avec un masque sur la figure et du feu à la place des yeux. En dépit du masque, elle avait eu l’impression qu’il était surpris de la voir. Son aspect l’avait effrayée au point qu’elle avait cru que ses os allaient se briser à force de trembler mais, soudain, il avait disparu et elle avait vu Rand endormi sur le sol, enveloppé dans un manteau. Une femme se tenait debout à côté de lui et le regardait. Elle avait le visage dans l’ombre, mais ses yeux semblaient avoir l’éclat de la lune et Egwene avait compris qu’elle était un être maléfique. Puis il y avait eu un éclair lumineux, après quoi plus personne. Ni l’un ni l’autre. Et derrière tout cela, presque comme quelque chose d’indépendant, pesait le sentiment d’un danger, comme si un piège commençait à se refermer sur un agneau sans défiance, un piège aux nombreuses mâchoires. On aurait dit que le temps avait ralenti et qu’elle pouvait voir les mâchoires d’acier se rapprocher lentement. Le rêve ne s’était pas dissipé au réveil à la façon des rêves. Et la sensation de danger était si fortement présente qu’Egwene avait encore envie de regarder par-dessus son épaule – seulement, elle ne savait trop pourquoi, elle était sûre que ce danger menaçait non pas elle mais Rand.

Elle se demanda si la femme était Moiraine, et se réprimanda vertement d’avoir eu pareille pensée. Liandrin correspondait bien davantage à ce rôle. Ou peut-être Alanna ; elle aussi s’était intéressée à Rand.

Elle fut incapable de s’obliger à en parler à Anaiya. D’un ton guindé, elle dit : « Anaiya Sedai, je sais que cela paraît stupide, mais il est en danger. Il court un grand danger. Je le sais. Je l’ai senti. Je le sens encore. »

Anaiya avait l’air songeur. « Ma foi, murmura-t-elle, c’est une éventualité qui n’est venue, je parie, à l’idée de personne. Il se peut que vous soyez une Rêveuse. La possibilité est bien mince, petite, mais… Nous n’en avons pas eu de cette sorte depuis… oh… quatre ou cinq cents ans. Et Rêver est étroitement lié à l’art de Prédire. Si réellement vous savez Rêver, il se pourrait que vous puissiez Prédire aussi. Voilà qui riverait leur clou aux Rouges. Évidemment, il pourrait s’agir d’un cauchemar ordinaire, provoqué par une veillée nocturne prolongée, des repas froids et notre voyage à marches forcées depuis notre départ de Fal Dara. Ainsi que le fait que votre jeune ami vous manque. C’est plus que probable. Oui, oui, petite, je sais. Vous vous inquiétez pour lui. Votre rêve a-t-il indiqué quel genre de danger ? »

Egwene secoua la tête. « Rand a simplement disparu et j’ai éprouvé la sensation d’un danger. Et d’une présence malfaisante. Je l’ai eu avant même que Rand disparaisse. » Elle frissonna et frotta ses mains l’une contre l’autre. « Je la ressens encore.

— Eh bien, nous en reparlerons sur la Reine de la Rivière. Si vous êtes effectivement une Rêveuse, je veillerai à ce que vous receviez la formation que Moiraine devrait être là pour… Vous là-bas ! » L’Aes Sedai avait brusquement lancé l’apostrophe d’une voix sèche et Egwene sursauta. Un homme de haute taille, qui venait de s’asseoir sur un tonneau de vin, sursauta aussi. Plusieurs autres pressèrent le pas. « C’est pour charger à bord, pas pour se reposer dessus ! Nous en discuterons sur le bateau, ma petite. Non, espèce d’imbécile ! Vous ne pouvez pas le porter à vous seul ! Avez-vous envie de vous casser quelque chose ? » Anaiya s’éloigna à grands pas sur le quai, fouaillant les infortunés villageois d’un langage plus coloré qu’Egwene ne l’aurait soupçonné chez elle.

Egwene scruta l’obscurité en direction du sud. Il était là-bas, Rand, quelque part. Ni à Fal Dara ni dans la Dévastation. Elle en avait la conviction. Tiens bon, espèce d’abruti sans cervelle. Si tu te fais tuer avant que je puisse te sortir de là, je t’écorche vif. Elle ne s’avisa pas de se demander comment elle le sortirait d’un mauvais pas quelconque alors qu’elle-même se rendait à Tar Valon.

Resserrant sa cape autour d’elle, elle se mit en devoir de trouver une barque qui la conduise à la Reine de la Rivière.

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