27 L’Ombre dans la nuit

« Je n’y comprends rien, dit Loial. Je gagnais. La plupart du temps. Et voilà que Dena est venue se mettre de la partie, et elle a tout regagné. À chaque fois qu’on jetait les dés. Elle a appelé cela une petite leçon. Qu’est-ce qu’elle entendait par là ? »

Rand et l’Ogier cheminaient à travers le Faubourg, tournant le dos à La Grappe de Raisin. Le soleil était bas à l’ouest, boule rouge à demi disparue au-dessous de l’horizon, et projetait de longues ombres derrière eux. La rue était déserte à part une des grandes marionnettes, un Trolloc aux cornes de bouc avec une épée à la ceinture qui avançait dans leur direction et dont cinq hommes manipulaient les perches, mais des bruits de gaieté résonnaient encore en provenance d’autres endroits du Faubourg, où se trouvaient les salles de spectacle et les tavernes. Par ici, les portes étaient déjà assujetties par leurs bâcles et les fenêtres closes par des volets.

Rand cessa de retourner entre ses doigts l’étui en bois de la flûte et le mit en bandoulière. Je ne pouvais pas m’attendre à ce qu’il renonce à tout pour m’accompagner, je suppose, mais du moins il aurait pu me parler. Par la Lumière, je voudrais bien qu’Ingtar arrive. Il fourra ses mains dans ses poches et sentit le billet de Séléné.

« Vous ne pensez pas qu’elle… » Loial s’interrompit, gêné. « Vous ne pensez pas qu’elle trichait, hein ? Tout le monde souriait à belles dents comme si elle jouait un bon tour. »

Rand rajusta sa cape d’un mouvement d’épaule. Il faut que je prenne le Cor et que je parte. Si nous attendons Ingtar, n’importe quoi peut se produire. Fain viendra tôt ou tard. Je dois garder mon avance sur lui. Les hommes avec la marionnette étaient presque à leur hauteur.

« Rand, s’écria soudain Loial, je ne crois pas que ce soit une… »

Brusquement, les hommes laissèrent leurs perches choir avec fracas sur la terre dure de la chaussée ; au lieu de s’effondrer, le Trolloc bondit vers Rand les mains en avant.

Le temps manquait pour réfléchir. L’instinct fit jaillir en arc étincelant sa lame du fourreau. La-Lune-se-lève-sur-les-lacs. Le Trolloc recula en trébuchant avec un cri gargouillé, grondant alors même qu’il tombait.

Pendant un instant, tous demeurèrent figés. Puis le regard des hommes – sûrement des Amis du Ténébreux – se porta du Trolloc gisant dans la rue à Rand armé de son épée, avec Loial à côté de lui. Ils tournèrent les talons et s’enfuirent.

Rand contemplait aussi le Trolloc. Le vide s’était formé autour de lui avant que sa main atteigne la poignée de l’épée ; le saidin brillait dans son esprit, l’attirant, le rendant malade. Avec un effort, Rand obligea le vide à disparaître et s’humecta les lèvres. Sans le vide, la peur lui donnait la chair de poule.

« Loial, nous devons retourner à l’auberge. Hurin est seul et il… » Il émit un grognement comme il était soulevé dans les airs par un bras massif assez long pour plaquer les deux siens contre sa poitrine. Une main velue agrippa sa gorge. Il aperçut un boutoir encadré par des défenses juste au-dessus de sa tête. Une odeur fétide lui envahit les narines, à part égale sueur acide et lisier de porcherie.

Aussi vite qu’elle l’avait empoigné, la main fut arrachée d’autour de sa gorge. Étourdi, Rand la regarda avec des yeux stupéfaits, regarda les gros doigts de Loial resserrés sur le poignet du Trolloc.

« Tenez bon, Rand. » La voix de Loial était tendue. L’autre main de l’Ogier apparut et saisit le bras qui retenait encore Rand au-dessus du sol. « Tenez bon. »

Rand fut secoué d’un côté à l’autre pendant la lutte entre l’Ogier et le Trolloc. Subitement, il fut libre. Il s’écarta de deux pas chancelants pour prendre du champ et se retourna, l’épée haute.

Debout derrière le Trolloc à la hure de sanglier, Loial l’avait saisi par le poignet et l’avant-bras, maintenant ses bras écartés, le souffle rendu court par l’effort. Le Trolloc grommela d’une voix gutturale en rude langue trolloque, rejetant la tête en arrière, cherchant à embrocher Loial sur une de ses défenses. Leurs bottes raclaient la terre battue de la chaussée.

Rand chercha un endroit où enfoncer sa lame dans le Trolloc sans blesser Loial, mais Ogier et Trolloc tournoyaient tellement dans leur espèce de danse qu’il ne découvrait aucune ouverture.

Avec un grognement, le Trolloc dégagea son bras gauche mais, avant qu’il ait réussi à se rendre complètement maître de ses mouvements, Loial plaqua son propre bras autour de son cou, l’étreignant contre lui. Le Trolloc essaya d’agripper son épée ; la lame courte comme une faux était suspendue du mauvais côté pour être utilisée de la main gauche ; pourtant, centimètre par centimètre, l’acier noir commença à glisser hors du fourreau. Et ils continuaient à bouger en tous sens, de sorte que Rand ne pouvait pas frapper sans risquer la vie de Loial.

Le Pouvoir. Voilà ce qui résoudrait la question. Comment, il l’ignorait, mais il ne voyait rien d’autre à essayer. Le Trolloc avait son épée à demi dégainée. Quand la lame incurvée serait à nu, elle tuerait Loial.

À regret, Rand fit le vide dans son esprit. Le saidin rayonna vers lui, l’appela. Il eut le vague souvenir d’une fois où le saidin avait chanté pour lui mais, à présent, il l’attirait seulement – comme un parfum de fleur attire une abeille, comme la puanteur du fumier attire une mouche. Rand s’ouvrit au saidin, se tendit vers lui. Il ne trouva rien. En vérité, il aurait aussi bien pu chercher à capter de la lumière entre ses doigts. La corruption flua sur lui, le souilla, mais il n’y avait pas de flot de lumière en lui. Poussé par un vague désespoir, il renouvela avec persévérance ses tentatives. Et chaque fois il ne rencontra que la corruption.

Dans un soudain effort, Loial rejeta le Trolloc à l’écart, si violemment que celui-ci boula jusqu’au flanc d’une maison qu’il heurta, tête la première, avec un craquement retentissant ; il glissa le long du mur et resta gisant, le cou tordu selon un angle défiant les lois de la nature. Loial le contempla, la poitrine haletante.

Depuis son cocon de vide, Rand regarda un instant avant de comprendre ce qui s’était passé. Dès qu’il s’en fut rendu compte, toutefois, il laissa disparaître vide et lumière corruptrice pour se hâter de rejoindre Loial.

« Jamais jusqu’à présent, Rand, je n’ai… tué. » Loial aspira un souffle frémissant.

« C’est lui qui vous aurait tué si vous ne l’aviez pas fait », lui dit Rand. Il inspecta anxieusement les ruelles, les volets fermés et les portes closes. Où deux Trollocs étaient là, il s’en trouvait sûrement davantage. « Je suis navré que vous y ayez été obligé, Loial, mais il nous aurait mis à mort tous les deux, sinon pire.

— Je sais. N’empêche que cela ne me plaît pas. Même un Trolloc. » Un doigt pointé vers le soleil couchant, l’Ogier attrapa Rand par le bras. « En voilà encore un. »

À contre-jour, Rand ne distinguait pas les détails, mais c’était manifestement un autre groupe d’hommes avec une énorme marionnette qui venaient vers eux. À part qu’à présent au courant de ce qu’il devait regarder, il se rendait bien compte que les jambes de la « marionnette » se mouvaient avec trop de naturel et que sa tête terminée en boutoir de sanglier se redressait pour flairer l’air sans que personne n’agite de perche. Il conclut que les Trollocs et les Amis du Ténébreux ne pouvaient pas le voir dans les ombres vespérales, ni voir non plus ce qui gisait autour de lui ; ils se déplaçaient trop lentement. Pourtant, ils suivaient visiblement une piste et ils se rapprochaient.

« Fain sait que je suis quelque part par ici, dit-il en essuyant précipitamment sa lame sur la tunique d’un Trolloc défunt. Il les a envoyés me chercher. Toutefois, il craint que les Trollocs ne soient remarqués, sinon il ne les aurait pas fait se déguiser. Si nous pouvons gagner une rue où il y a des passants, nous serons en sécurité. Il faut que nous retournions auprès de Hurin. Si Fain le repère, seul avec le Cor… »

Il entraîna Loial jusqu’au coin de rue suivant et s’engagea en direction des plus proches bruits de gaieté et de musique mais, longtemps avant qu’ils y arrivent, un autre groupe d’hommes surgit devant eux dans la rue vide, avec une marionnette qui n’en était pas une. Rand et Loial tournèrent dans la rue transversale suivante. Elle menait vers l’est.

À chaque tentative de Rand pour rejoindre rires et musique, il y avait un Trolloc en travers du chemin, souvent humant l’air en quête d’une odeur. Quelques Trollocs chassaient au flair. De temps à autre, là où nul œil ne pouvait l’observer, un Trolloc traquait seul. Plus d’une fois, Rand fut convaincu que c’en était un qu’il avait déjà remarqué. Ils les cernaient et s’assuraient que Loial et lui ne sortiraient pas des rues désertes aux fenêtres aveuglées par des volets. Tous deux étaient lentement poussés vers l’est, loin de la cité et de Hurin, loin d’autres gens, dans des rues étroites qui devenaient lentement de plus en plus obscures et filaient dans tous les sens, montant et descendant. Rand examina les maisons devant lesquelles ils passaient, de grandes bâtisses hermétiquement closes pour la nuit, avec rien de plus qu’un peu de regret. Même s’il martelait une porte jusqu’à ce que quelqu’un ouvre, même si on les accueillait à l’intérieur, lui et Loial, aucune des portes qu’il voyait n’arrêterait un Trolloc. Cela n’aboutirait qu’à causer d’autres victimes en plus de lui-même et de Loial.

« Rand, dit finalement ce dernier, il n’y a nulle part ailleurs ou aller. »

Ils avaient atteint la limite est du Faubourg ; les hauts bâtiments qui les encadraient étaient les derniers. Des lumières aux étages supérieurs narguaient Rand, mais les rez-de-chaussée plus bas étaient tous noirs. Devant eux s’étageaient les collines voilées par les premières ombres du crépuscule et dépourvues d’habitations, même d’une simple ferme. Pas entièrement, toutefois. Il distinguait juste des murs blancs courant autour d’une des collines les plus importantes, à peut-être un quart de lieue, et des bâtiments de l’autre côté de ces murailles.

« Une fois qu’ils nous auront poussés là-bas, dit Loial, ils n’auront plus à s’inquiéter d’être repérés. »

Rand désigna du geste ces murailles ceignant la colline. « Voilà qui est en mesure d’arrêter un Trolloc. Ce doit être un manoir seigneurial. Peut-être nous laissera-t-on entrer. Un Ogier et un seigneur étranger ? Il faut bien que cet habit serve à quelque chose tôt ou tard. » Il jeta un coup d’œil en arrière dans la rue. Pas encore de Trollocs en vue, néanmoins il attira Loial de l’autre côté de l’immeuble.

« Je crois que c’est la Maison de Réunion des Illuminateurs, Rand. Les Illuminateurs gardent strictement leurs secrets. Je ne crois pas qu’ils admettraient même Galldrian en personne.

— Dans quels ennuis vous êtes-vous fourrés, à présent ? » questionna une voix féminine familière. Un parfum aromatique se répandit soudain dans l’air.

Rand ouvrit de grands yeux : Séléné avait surgi au détour du coin de la rue qu’ils venaient de quitter, sa robe blanche lumineuse dans la pénombre. « Comment êtes-vous venue ici ? Qu’est-ce que vous faites là ? Il faut vous en aller tout de suite. Courez ! Il y a des Trollocs à notre poursuite.

— C’est ce que j’ai constaté. » Sa voix était sèche, encore que calme et pleine de sang-froid. « Je suis partie à votre recherche et voilà que je vous trouve permettant à des Trollocs de vous pousser devant eux comme des moutons. L’homme qui possède le Cor de Valère peut-il se laisser traiter de pareille façon ? »

Il riposta avec brusquerie : « Je ne l’ai pas avec moi et je ne vois pas en quoi il me serait utile si je l’avais. Les héros morts ne sont pas censés revenir pour me sauver des Trollocs. Allez-vous-en, Séléné. Maintenant ! » Il se risqua à regarder au coin de la rue.

À cent pas de là, un Trolloc avançait prudemment sa tête cornue pour inspecter la voie, flairant l’air nocturne. Une grande ombre à côté de lui devait être un autre Trolloc, et il y avait aussi des ombres plus petites. Des Amis du Ténébreux.

« Trop tard », marmotta Rand. Il déplaça l’étui à flûte pour enlever sa cape et la draper autour de Séléné. Cette cape était assez longue pour dissimuler entièrement sa robe blanche et traîner sur le sol par-dessus le marché. « Relevez-la pour courir, recommanda-t-il. Loial, si on nous refuse l’accès à l’intérieur, nous aurons à imaginer un moyen de nous y introduire en cachette.

— Mais, Rand…

— Préférez-vous attendre les Trollocs ? » Il donna une poussée à Loial pour qu’il parte et prit la main de Séléné, puis s’élança derrière lui au pas de course. « Dénichez-nous un chemin qui ne nous rompra pas le cou, Loial.

— Vous vous laissez troubler », commenta Séléné. Elle semblait avoir moins de peine que Rand à suivre Loial dans la clarté déclinante. « Recherchez l’Unité et soyez calme. Quelqu’un qui veut être grand doit toujours être calme.

— Les Trollocs risquent de vous entendre, répliqua-t-il. Je ne tiens pas à la grandeur. » Il crut l’entendre proférer un grognement irrité.

Des cailloux leur roulaient parfois sous les pieds, mais gravir les collines n’était pas malaisé en dépit des ombres crépusculaires. Ces collines avaient été depuis longtemps dépouillées de leurs arbres et même de leurs buissons utilisés comme combustible. Rien n’y poussait à part l’herbe haute qui leur montait aux genoux et bruissait doucement contre leurs jambes. Une légère brise nocturne s’éleva. Rand craignit qu’elle n’emporte leur odeur jusqu’aux Trollocs.

Loial s’arrêta quand ils atteignirent le mur ; lequel était deux fois plus haut que l’Ogier, ses pierres recouvertes d’un enduit blanchâtre. Rand se retourna vers le Faubourg. Des rangées de fenêtres éclairées brillaient comme les rayons d’une roue au-dessus des remparts de la ville.

« Loial, demanda-t-il à voix basse, est-ce que vous les voyez ? Nous suivent-ils ? »

L’Ogier regarda en direction du Faubourg et hocha la tête à regret. « Je n’en aperçois que quelques-uns, mais ils viennent par ici. En courant. Franchement, Rand, je ne crois pas que… »

Séléné lui coupa la parole. « S’il veut entrer, alantin, il a besoin d’une porte. Comme celle-là. » Elle désigna une tache sombre un peu plus loin sur le mur. Même avec cette indication, Rand n’aurait pas juré qu’il s’agissait d’un battant de porte mais, quand Séléné s’avança et le tira à elle, il s’ouvrit.

« Rand… », commença Loial.

Rand le poussa vers la porte. « Plus tard, Loial. Et parlez bas. Nous sommes là clandestinement, vous vous rappelez ? » Il les fit entrer et referma le battant derrière eux. Il y avait des crampons pour une bâcle, mais nulle barre n’était en vue. La porte n’arrêterait personne, mais peut-être les Trollocs hésiteraient-ils à entrer dans cette enceinte.

Ils se trouvaient dans une ruelle qui escaladait la colline entre deux longs bâtiments bas sans fenêtres. Au premier coup d’œil, Rand crut qu’ils étaient en pierre aussi, puis il se rendit compte que le crépi blanc avait été étalé sur du bois.

La soirée était maintenant assez sombre pour que la lune qui se réfléchissait sur ces murs donne un semblant de clarté.

« Mieux vaut être arrêté par les Illuminateurs que pris par les Trollocs, murmura-t-il en commençant à monter la colline.

— Mais c’est justement ce que j’essayais de vous expliquer, protesta Loial. J’ai entendu dire que les Illuminateurs tuent les intrus. Ils gardent farouchement leurs secrets, Rand. »

Rand s’arrêta net et tourna la tête vers la porte. Les Trollocs étaient encore là-bas, de l’autre côté. En mettant les choses au pire, les humains devaient être plus traitables que les Trollocs. Il réussirait peut-être à persuader les Illuminateurs de les laisser partir ; les Trollocs n’écoutaient pas avant de tuer. « Désolé de vous avoir entraînée dans ce mauvais pas, Séléné.

— Le danger ajoute un certain piquant, répliqua-t-elle à mi-voix. Et jusqu’à présent vous vous en tirez bien. Si nous allions voir ce qu’il y a là-bas ? » Elle le frôla en le dépassant dans l’allée. Rand la suivit, les narines assaillies par son parfum aromatique.

Au sommet de la colline, l’allée débouchait sur une vaste esplanade d’argile soigneusement aplanie, presque aussi blanche que le crépi et pratiquement entourée d’autres bâtiments blancs sans fenêtres séparés par l’ombre d’étroites ruelles entre eux, mais à la droite de Rand s’élevait un bâtiment avec des fenêtres dont la lumière tombait sur l’argile claire. Il recula dans l’obscurité de l’allée, car un homme et une femme survenaient, traversant lentement l’esplanade.

Leurs vêtements n’étaient manifestement pas cairhienins. L’homme portait une culotte aussi bouffante que ses manches de chemise, avec de la broderie ornant les jambes de la culotte et barrant le corps de la chemise, l’une et l’autre d’un jaune tendre. La robe de la femme, au corsage très travaillé, paraissait vert pâle et ses cheveux étaient nattés en une multitude de courtes tresses.

« Tout est prêt, dis-tu ? questionnait la femme d’un ton autoritaire. Tu en es certain, Tammuz ? Tout ? »

L’homme ouvrit les bras. « Tu vérifies perpétuellement derrière moi, Aludra. Tout est prêt. Le spectacle, on pourrait le donner à cette minute même.

— Les grilles et les portes, elles sont toutes bâclées ? Toutes les… ? » Sa voix se perdit comme ils avançaient vers l’autre extrémité du bâtiment éclairé.

Rand examina l’esplanade, ne reconnaissant presque rien. En son milieu, plusieurs douzaines de tubes verticaux, chacun pratiquement aussi grand que lui et ayant un diamètre d’un pied ou davantage, étaient placés sur de larges piétements en bois. De chaque tube partait un cordon câblé de couleur sombre qui s’étalait par terre du côté opposé jusque derrière une murette de peut-être trois pas de long. Tout autour de l’esplanade, il y avait une masse de râteliers en bois chargés de bacs, de tubes, de bâtons fourchus et vingt autres objets.

Il avait vu seulement des fusées d’artifice qu’on pouvait tenir dans la main et c’est tout ce qu’il savait de la question, sinon qu’elles éclataient avec un bruit de tonnerre ou partaient avec un sifflement au ras du sol en déroulant des spirales d’étincelles, ou parfois encore filaient droit vers le ciel. Elles étaient toujours accompagnées d’avertissements donnés par les Illuminateurs qu’en ouvrir une provoquait son déclenchement. De toute façon, les fusées d’artifice étaient trop coûteuses pour que le Conseil du Village autorise quelqu’un qui ne s’y était pas exercé à les utiliser. Il se rappelait fort bien cette fois où Mat avait précisément tenté l’expérience ; près d’une semaine s’était écoulée avant que quiconque en dehors de la propre mère de Mat veuille lui adresser la parole. La seule chose familière à Rand était les cordons – les mèches. C’était à ces mèches, il le savait, que l’on mettait le feu.

Avec un coup d’œil en arrière à la porte non bâclée, il fit signe aux autres de le suivre et se mit à contourner les tubes. S’ils devaient dénicher un endroit où se dissimuler, il voulait que ce soit aussi loin que possible de cette porte.

Cela impliquait de se faufiler entre les râteliers, et Rand retint son souffle chaque fois qu’il en effleurait un. Les choses qui y étaient rangées remuaient avec des crépitements au plus léger contact. Toutes semblaient être en bois, sans une once de métal. Il imaginait le vacarme si l’une d’elles était renversée. Il regarda avec méfiance les hauts tubes, se souvenant du bang produit par une fusée de la taille de son doigt. Si c’étaient des fusées d’artifice, il ne tenait pas à en être aussi près.

Loial parlait continuellement entre ses dents, surtout quand il heurtait un des râteliers puis reculait si vite qu’il se cognait contre un autre. L’Ogier avançait comme sur des œufs dans un accompagnement de claquements de bois et de murmures étouffés.

Séléné n’était pas moins cause d’angoisse. Elle avançait d’une allure aussi délibérée que s’ils étaient dans une rue de la ville. Elle n’ébranlait rien, ne causait aucun bruit, mais elle ne faisait également aucun effort pour maintenir la cape assujettie. La blancheur de sa robe semblait plus éclatante que celle de tous les murs réunis. Rand observait les fenêtres éclairées, s’attendant à ce que quelqu’un s’y montre. Une seule personne suffirait ; Séléné serait aperçue immanquablement, et l’alarme donnée.

Néanmoins, les fenêtres restaient vides. Ils approchaient de la murette – ainsi que des ruelles et bâtiments situés derrière – et Rand venait de pousser un soupir de soulagement quand Loial effleura un autre râtelier situé juste à côté du petit mur. Ce râtelier soutenait dix bâtons d’aspect lisse, aussi longs que le bras de Rand, avec un filet de fumée sortant de leur extrémité. Le râtelier tomba pratiquement sans bruit, les bâtons qui se consumaient lentement s’affalant en travers d’une des mèches. Avec un crépitement sifflant, la mèche prit feu et la flamme courut vers un des grands tubes.

Un bref instant, Rand regarda avec des yeux stupéfaits, puis il s’efforça de chuchoter un cri d’avertissement : « Derrière le mur ! »

Séléné proféra une exclamation d’agacement quand il la précipita au sol derrière le mur bas, mais il n’en tint pas compte. Il s’efforça de s’étendre sur elle pour la protéger, tandis que Loial se pressait à côté d’eux.

En attendant que le tube explose, Rand se demanda s’il resterait quelque chose du petit mur. Il y eut un claquement sourd dont il sentit la résonance dans le sol autant qu’il l’entendit. D’un mouvement prudent, il se souleva au-dessus de Séléné juste assez pour voir de l’autre côté de la murette. Séléné lui décocha un coup de poing dans les côtes, un coup vigoureux et se tortilla en rampant pour se dégager, avec un juron dans une langue qu’il reconnut, mais autre chose que Séléné absorbait son attention.

Un filet de fumée s’évadait doucement du sommet d’un des tubes. C’était tout. Il secoua la tête avec étonnement. S’il n’y a rien que ça…

Dans un fracas de tonnerre, une énorme fleur rouge et blanche s’épanouit dans les hauteurs du ciel à présent noir, puis commença à se disperser lentement en étincelles.

Comme il la contemplait, ébahi, un vacarme se déclencha dans le bâtiment éclairé. Des hommes et des femmes qui s’exclamaient apparurent aux fenêtres, le regard braqué en l’air et le bras tendu.

Rand examina avec un ardent désir la ruelle sombre à dix pas seulement de là. Mais le premier pas serait en pleine vue des gens aux fenêtres. Des martèlements de pieds résonnèrent, jaillissant du bâtiment.

Il repoussa Loial et Séléné contre la murette, espérant que leur trio passerait aussi pour de l’ombre. « Ne bougez plus et gardez le silence, chuchota-t-il. C’est notre seul espoir.

— Quelquefois, répliqua tout bas Séléné, quand on garde une parfaite immobilité, personne ne vous voit. » D’après le ton de sa voix, elle n’était pas le moins du monde inquiète.

Des allées et venues de bottes arpentant lourdement le sol s’entendaient de l’autre côté de la murette, et des voix coléreuses s’élevaient. En particulier une que Rand reconnut être celle d’Aludra.

« Tammuz, espèce de grand imbécile ! Espèce de gros porc. Ta mère était une chèvre, Tammuz ! Un de ces jours, tu nous tueras tous.

— Ce n’est pas moi le responsable, Aludra, protesta son compagnon. Je me suis assuré que tout était bien placé comme il faut et les mèches d’amadou, elles étaient…

— Ne me parle pas, Tammuz ! Un grand cochon ne mérite pas de parler comme un humain ! » Le ton d’Aludra changea pour répondre à la question d’un autre homme. « Le temps manque pour en préparer une autre. Galldrian, il devra se contenter du reste pour ce soir. Avec une en avance. Et toi, Tammuz ! Tu vas tout mettre en ordre et demain tu partiras avec les autres charrettes pour acheter le fumier. Que quelque chose d’autre tourne mal ce soir et je ne te confierai même plus le soin de t’occuper du fumier ! »

Des bruits de pas s’éloignèrent vers le bâtiment, accompagnés des bougonnements d’Aludra. Tammuz resta, protestant entre ses dents contre l’injustice du sort.

Rand retint sa respiration quand il s’approcha pour redresser le râtelier renversé. Collé contre le mur dans l’ombre, il voyait le dos et l’épaule de Tammuz. Celui-ci n’avait qu’à tourner la tête et il ne manquerait pas de découvrir Rand et ses compagnons. Continuant à se lamenter à mi-voix, Tammuz replaça les bâtons allume-feu au bout en braise sur le râtelier, puis s’éloigna à grands pas vers le bâtiment où tous les autres étaient rentrés.

Relâchant son souffle, Rand jeta un coup d’œil rapide au bonhomme, puis se retira dans la pénombre. Quelques personnes étaient encore aux fenêtres. « Impossible de s’attendre à une nouvelle petite chance ce soir, chuchota-t-il.

— Il est dit que les grands hommes se créent eux-mêmes leur chance, rétorqua à mi-voix Séléné.

— Oh, assez avec ça », riposta Rand d’un ton las ; il aurait aimé que son parfum ne l’entête pas autant ; cela lui rendait difficile de réfléchir avec clarté. Il se rappelait encore le contact de son corps quand il l’avait précipitée au sol – douceur et fermeté dans un troublant mélange – et cela ne l’aidait pas non plus.

« Rand ? » Loial risquait un regard prudent au bout de la murette le plus éloigné du bâtiment éclairé. « Je crois que nous avons encore besoin de chance, Rand. »

Rand se déplaça pour regarder par-dessus l’épaule de l’Ogier. Au-delà de l’esplanade, sur l’allée qui conduisait à la porte non barrée, trois Trollocs restés prudemment dans l’ombre examinaient les fenêtres éclairées. Une femme se tenait à l’une d’elles ; elle ne semblait pas avoir repéré les Trollocs.

« Et voilà, commenta tout bas Séléné. C’est devenu un piège. Il y a le risque que ces gens vous tuent s’ils vous attrapent. Et une certitude que ces Trollocs le feront. Toutefois peut-être pouvez-vous abattre les Trollocs assez vite pour qu’ils ne déclenchent pas une chasse à l’homme. Peut-être pouvez-vous empêcher ces gens de vous tuer dans le but de préserver leurs petits secrets. Il est possible que la grandeur ne vous tente pas, mais cela demande un grand homme pour accomplir ces choses-là.

— Pas besoin d’en avoir l’air aussi réjouie », riposta Rand. Il s’efforça de ne plus penser au parfum qui émanait d’elle, à la sensation physique qu’elle provoquait en lui, et il se retrouva presque cerné par le vide. Il s’en débarrassa d’une secousse. Les Trollocs ne paraissaient pas les avoir déjà localisés. Il reprit sa position première et examina la ruelle sombre la plus proche. Dès que leur trio avancerait d’un pas vers cette ruelle, les Trollocs s’en apercevraient sûrement, et aussi la femme à la fenêtre. Ce serait une course entre les Trollocs et les Illuminateurs à qui les atteindrait les premiers.

« Votre grandeur me comblerait de bonheur. » En dépit de ces paroles, Séléné avait un accent de colère. « Peut-être devrais-je vous laisser trouver seul votre chemin pendant un temps. Si vous ne saisissez pas la grandeur quand elle est à votre portée, peut-être méritez-vous de mourir. »

Rand se refusa à lui accorder un regard. « Loial, est-ce que vous arrivez à distinguer s’il y a une autre porte au bout de cette allée ? »

L’Ogier secoua la tête. « Il y a trop de clarté ici et trop d’ombre là-bas. Si j’étais dans l’allée, oui. »

Rand palpa la poignée de son épée. « Emmenez Séléné. Dès que vous verrez une porte – si vous en voyez une – appelez-moi et je viendrai. S’il n’y a pas de porte là-bas, il faudra que vous souleviez Séléné pour qu’elle atteigne le sommet du mur et passe par-dessus.

— D’accord, Rand. » Loial avait un ton préoccupé. « Mais, dès que nous bougerons les Trollocs s’élanceront après nous, sans considération de qui les regarde. Même s’il y a une porte, ils seront sur nos talons.

— Laissez-moi me soucier des Trollocs. » Ils sont trois. Je peux m’en sortir, avec le vide. La pensée du saidin le décida. Trop de choses étranges s’étaient produites quand il avait laissé s’approcher la partie masculine de la Vraie Source. « Je suivrai aussitôt que possible. Partez. » Il se tourna vers l’extrémité de la murette pour surveiller les Trollocs.

Du coin de l’œil, il eut une vision fugitive de Loial qui se mettait en marche, de la robe blanche de Séléné, à demi recouverte par son propre manteau. Un des Trollocs au-delà des tubes tendit le doigt avec excitation dans leur direction, mais les trois hésitèrent encore, les yeux levés vers la fenêtre où la femme continuait à regarder dehors. Ils sont trois. Un moyen doit bien exister. Qui ne soit pas le Vide. Pas le saidin.

La voix de Loial lui parvint dans un murmure : « Il y a une porte ! » Un des Trollocs fit un pas hors de la zone d’ombre et les autres, rassemblant leur courage, l’imitèrent. Comme d’une très grande distance, Rand entendit s’exclamer la femme à la fenêtre et Loial crier quelque chose.

Sans réfléchir, Rand se dressa. Il devait arrêter les Trollocs d’une manière ou de l’autre, sinon ils le rattraperaient ainsi que Loial et Séléné. Il saisit un des allume-feu en combustion et se précipita sur le tube le plus proche. Lequel s’inclina, commença à tomber et Rand l’empoigna par sa base carrée en bois ; le tube était pointé droit sur les Trollocs. Ils ralentirent, hésitants – la femme à la fenêtre hurla – et Rand posa le bout fumant de rallume-feu sur la mèche juste à l’endroit où elle rejoignait le tube.

Le claquement sourd résonna aussitôt et l’épais socle de bois le frappa à la poitrine, le jetant à terre. Un grondement pareil à un coup de tonnerre retentit dans la nuit et une aveuglante gerbe de lumière troua l’obscurité.

Clignant des paupières, Rand se releva en chancelant, toussant à cause de l’épaisse fumée âcre, des sifflements plein les oreilles. Il ouvrit de grands yeux stupéfaits. La moitié des tubes et tous les râteliers gisaient renversés et un coin du bâtiment à côté duquel s’étaient trouvés les Trollocs avait tout simplement disparu, des flammes léchant des fragments de planches et de chevrons. Des Trollocs, ne restait pas trace.

À travers le tintement de ses oreilles, Rand perçut des clameurs provenant du bâtiment des Illuminateurs. Il s’élança d’un pas de course vacillant, s’engagea pesamment dans la ruelle. À mi-chemin, il trébucha sur quelque chose et se rendit compte que c’était sa cape. Il la ramassa sans s’arrêter. Derrière lui, les cris des Illuminateurs emplissaient la nuit.

Loial sautillait avec impatience d’un pied sur l’autre à côté de la porte ouverte. Et il était seul.

« Où est Séléné ? s’exclama Rand.

— Elle est repartie là-bas, Rand. J’ai essayé de la retenir et elle m’a échappé des mains. »

Rand se retourna en direction du vacarme. À travers le bruit assourdissant qui résonnait sans discontinuer dans ses oreilles, certains cris étaient tout juste discernables. Il y avait de la clarté maintenant là-bas, provenant des flammes.

« Les seaux de sable ! Allez vite chercher les seaux !

— C’est un désastre ! Un désastre !

— Il y en a qui sont partis de ce côté-là ! » Loial agrippa Rand par l’épaule. « Vous ne pouvez pas l’aider, Rand. Pas en vous faisant prendre. Nous devons nous en aller. » Des gens apparurent au bout de la ruelle, des ombres dont la lueur d’incendie par-derrière dessinait le contour, et Loial les désigna du geste. « Venez, Rand ! »

Ce dernier se laissa entraîner par l’embrasure de la porte dans l’obscurité. Le feu s’affaiblit derrière eux jusqu’à ne plus être qu’un reflet dans la nuit et les lumières du Faubourg se rapprochèrent. Rand souhaitait presque voir apparaître d’autres Trollocs, quelque chose qu’il puisse combattre. Mais il n’y avait que la brise nocturne qui agitait l’herbe.

« J’ai essayé de l’arrêter », dit Loial. Un long silence suivit. « Nous ne pouvions rien faire, en vérité. On nous aurait seulement capturés nous aussi. »

Rand soupira. « Je sais, Loial. Vous avez agi au mieux. » Il marcha à reculons pendant quelques pas, contemplant la lueur de l’incendie. Elle semblait moins forte ; les Illuminateurs devaient être en train d’éteindre les flammes. « Il faut que je m’arrange pour lui porter secours. » Comment ? Grâce au saidin ? Au Pouvoir ? Il frissonna. « Il le faut. »

Ils traversèrent le Faubourg par les rues éclairées, plongés dans un silence contre lequel ne put prévaloir la gaieté ambiante.

Lorsqu’ils entrèrent au Défenseur du Rempart du Dragon, l’aubergiste présenta son plateau avec un parchemin scellé.

Rand le prit et contempla le sceau. Un croissant de lune et des étoiles. « Qui a déposé cela ? Quand ?

— Une vieille femme, mon Seigneur. Il n’y a pas un quart d’heure. Une servante, encore qu’elle n’ait pas dit à quelle Maison elle appartenait. » Cuale arbora un sourire invitant aux confidences.

« Merci », dit Rand qui considérait toujours le sceau. L’aubergiste les regarda monter à l’étage d’un air pensif.

Hurin ôta sa pipe de sa bouche quand Rand et Loial entrèrent dans la chambre. Hurin avait sur la table son épée et son brise-épée qu’il astiquait avec un chiffon huilé. « Vous êtes restés longtemps avec le ménestrel, mon Seigneur. Va-t-il bien ? »

Rand sursauta. « Comment ? Thom ? Oui, il va bien… » Il rompit le sceau avec son pouce et lut.

Quand je crois savoir ce que vous allez faire, vous agissez autrement. Vous êtes un homme dangereux. Peut-être ne se passera-t-il pas longtemps avant que nous soyons réunis. Pensez au Cor. Pensez à la gloire. Et pensez à moi, car vous êtes toujours mien.

De nouveau le billet ne comportait pas d’autre signature que son écriture cursive.

« Toutes les femmes sont-elles folles ? » s’exclama Rand à l’adresse du plafond. Hurin haussa les épaules. Rand se jeta dans l’autre fauteuil, celui construit pour un Ogier ; ses pieds pendillaient au-dessus du sol, mais il ne s’en souciait pas. Il contemplait le coffre enveloppé d’une couverture sous le bord du lit de Loial. Pensez à la gloire. « Je voudrais bien qu’Ingtar arrive. »

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