Pour une fois, Ingtar mit fin à la journée de marche alors que le soleil était encore doré au-dessus de l’horizon. Bien qu’endurcis, les guerriers du Shienar subissaient le contrecoup de ce qu’ils avaient vu au village. Ingtar ne s’était jamais encore arrêté d’aussi bonne heure et l’emplacement qu’il choisit pour installer le camp avait l’aspect d’un site dont on pouvait assurer la défense. C’était une dépression profonde presque ronde et assez grande pour contenir confortablement la totalité des hommes et des chevaux. Ses pentes extérieures étaient couvertes de bosquets épars d’yeuses et de lauréoles. Le pourtour de ce cratère s’élevait suffisamment pour dissimuler n’importe qui dans le camp, même sans les arbres. Sa hauteur lui donnait presque une dimension de colline dans cette région.
« Nom de nom, j’affirme seulement que je l’ai fichtrement bien vue, que la Lumière te brûle », Rand entendit Uno déclarer à Ragan comme ils descendaient de cheval. « Juste avant que nous trouvions cet enculeur de chèvres de Demi-Homme. La même sacrée bonne femme qu’à ce sacré bac. Elle était là-bas, puis elle n’était sacrément plus là. Déballe ce que tu as fichtrement envie de dire, mais prends garde à ta fichue façon de le dire ou je t’écorche de ma main, bougre de bougre, et je brûle ta sacrée peau d’enculeur de chèvres, espèce de buveur de lait aux tripes de mouton. »
Rand s’immobilisa un pied par terre et l’autre toujours dans l’étrier. La même femme ? Mais il n’y avait pas de femme au bac de l’Erinin, rien que des rideaux qui flottaient au vent. Et elle n’aurait pas pu atteindre ce village avant nous s’il y en avait eu une. Le village…
Il refoula cette pensée. Bien davantage que l’Évanescent cloué sur la porte, il voulait oublier cette salle, les mouches et les gens qui étaient là sans y être. L’Évanescent était réel – tout le monde l’avait vu – mais la salle… Peut-être suis-je finalement en train de devenir fou. Il aurait aimé que Moiraine soit là pour en discuter avec elle. Regretter l’absence d’une Aes Sedai. Tu es un imbécile. Tu t’en es sorti, alors reste maintenant en dehors de ça. Mais suis-je en dehors ? Que s’est-il passé ici ?
« Les chevaux de bât et les approvisionnements au centre, ordonna Ingtar comme les lanciers s’apprêtaient à installer le camp. Bouchonnez les chevaux, puis ressellez-les pour le cas où nous devrions partir rapidement. Que chaque homme dorme à côté de sa monture, et ce soir pas de feux de camp. Changez la garde toutes les deux heures. Uno, je veux que des éclaireurs partent aussi loin qu’ils peuvent aller et revenir à cheval avant la nuit. Je veux savoir ce qu’il y a là-bas. »
Il le sent, songea Rand. Plus seulement question de quelques Amis des Ténèbres, d’une poignée de Trollocs et peut-être d’un Évanescent.
Seulement quelques Amis des Ténèbres, une poignée de Trollocs et peut-être un Évanescent ! Peu de jours auparavant, il n’y aurait pas eu de « seulement ». Même dans les Marches, même avec la Grande Dévastation à moins d’une journée de cheval. Amis du Ténébreux, Trollocs et Myrddraals suffisaient pour représenter un cauchemar. Avant d’avoir vu un Myrddraal cloué sur une porte. Qui donc marchant dans la Lumière avait pu faire une chose pareille ? Qui donc NE MARCHANT PAS dans la Lumière ? Avant d’être entré dans une salle à manger où une famille prenait son repas et où sa gaieté avait été brusquement interrompue. J’ai dû l’imaginer. Oui, sûrement. Même dans sa propre tête il ne se trouvait pas trop convaincant. Il n’avait pas imaginé le vent sur le sommet de la tour ni l’Amyrlin disant…
« Rand ? » Il sursauta en entendant la voix d’Ingtar près de lui. « Allez-vous rester toute la nuit un pied dans l’étrier ? »
Rand posa son autre pied sur le sol. « Ingtar, qu’est-ce qui s’est passé là-bas, dans ce village ?
— Des Trollocs les ont pris. Comme les gens au bac. Voilà ce qui est arrivé. L’Évanescent… » Ingtar haussa les épaules et baissa les yeux sur un paquet plat et carré enveloppé de toile qu’il portait ; il le considérait comme s’il y voyait cachés des secrets qu’il aurait préféré ne pas connaître. « Les Trollocs les ont emmenés comme provisions de bouche. Ils le font aussi dans les villages et les fermes proches de la Dévastation, quelquefois, si une troupe de Trollocs qui effectue un raid réussit à se faufiler entre les tours de guet de la frontière pendant la nuit. Parfois nous retrouvons les gens et parfois non. Parfois nous les récupérons et regrettons presque d’y avoir réussi. Les Trollocs ne tuent pas toujours avant de commencer leur œuvre de boucher. Et les Demi-Hommes aiment… s’amuser. C’est pire que ce que font les Trollocs. » Sa voix était aussi ferme que s’il parlait de la vie quotidienne et peut-être était-ce le quotidien pour un guerrier du Shienar.
Rand aspira une grande bouffée d’air pour calmer les remous de son estomac. « L’Évanescent là-bas ne s’est pas amusé, Ingtar. Qui a pu clouer un Myrddraal vivant sur une porte ? »
Ingtar hésita, secouant la tête, et présenta brusquement le paquet à Rand. « Tenez. Moiraine Sedai m’a dit de vous donner ceci à la première halte sur la rive gauche de l’Erinin. Je ne sais pas ce qu’il contient, mais elle a affirmé que vous en auriez besoin. Elle m’a chargé de vous recommander d’en prendre soin ; il se peut que votre vie en dépende. »
Rand accepta le paquet à contrecœur ; un fourmillement lui parcourut la peau au contact de la toile. Quelque chose de doux se trouvait à l’intérieur. Du tissu, peut-être. Il serrait le paquet avec circonspection entre ses mains. Il ne veut pas penser non plus au Myrddraal. Qu’est-ce qui s’est passé dans cette salle à manger ? Il s’avisa subitement qu’il préférait, lui, songer à l’Évanescent, ou même à cette salle, plutôt qu’à ce que Moiraine pouvait lui avoir envoyé.
« J’ai reçu instruction de vous avertir en même temps que, s’il m’arrivait quoi que ce soit, les lances vous suivraient.
— Moi ! » Suffoqué, Rand oublia le paquet et le reste. Ingtar répondit à son regard incrédule par un calme hochement de tête. « C’est fou ! Je n’ai jamais conduit qu’un troupeau de moutons, Ingtar. De toute façon, vos hommes ne voudront pas me suivre. Par ailleurs, Moiraine ne peut pas désigner votre second. Votre second est Uno.
— Uno et moi avons été convoqués par le Seigneur Agelmar au matin de notre départ. Moiraine Sedai se trouvait là, mais c’est le Seigneur Agelmar qui m’a parlé. Vous êtes mon second, Rand.
— Mais pourquoi, Ingtar ? Pourquoi ? » La main de Moiraine se voyait nettement en la circonstance, la sienne et celle de l’Amyrlin, le poussant sur la voie qu’elles avaient choisie, mais il se devait de poser la question.
Ingtar avait l’air de ne pas comprendre non plus, mais c’était un soldat, habitué à des ordres bizarres dans l’interminable guerre qui se livrait le long de la Dévastation. « J’ai entendu en provenance de l’appartement des femmes des rumeurs disant que vous étiez en réalité un… » Il ouvrit ses mains que protégeaient des gantelets. « Peu importe. Je sais que vous le niez.
De même que vous niez l’apparence de votre visage. Moiraine Sedai affirme que vous êtes un berger, mais je n’ai jamais vu de berger qui portait une épée avec l’estampille du héron. Peu importe. Je ne soutiendrai pas que, moi, je vous aurais choisi, mais je pense que vous avez en vous l’étoffe qu’il faut pour faire ce qui est nécessaire. Vous accomplirez votre devoir si cela en vient là. »
Rand voulait protester que ce n’était pas un devoir qui lui incombait mais, à la place, dit : « Uno est au courant. Qui d’autre, Ingtar ?
— Toutes les lances. Quand nous autres du Shienar partons, chaque homme sait qui prend le commandement après le chef quand celui-ci tombe. Une chaîne ininterrompue jusqu’au dernier soldat, ne serait-ce qu’un homme en charge de tenir les chevaux. De cette façon, voyez-vous, même s’il est le dernier survivant, il n’est pas qu’un traînard en fuite qui s’efforce de rester en vie. Il a le commandement et le devoir lui impose de faire ce qui doit être fait. Si je vais à la dernière étreinte de la Mère, le devoir vous incombe. Vous retrouverez le Cor et vous l’emporterez où il doit être. Vous le ferez. » Une insistance bizarre marqua les derniers mots d’Ingtar.
Le paquet dans les bras de Rand semblait peser plus de cinquante kilos. Par la Lumière, elle pourrait être à cent lieues et elle tire encore sur la laisse. Par ici, Rand. Par là. Tu es le Dragon Réincarné, Rand. « Je ne veux pas de cette charge, Ingtar. Je refuse de l’assumer. Par la Lumière, je ne suis qu’un berger ! Pourquoi personne ne veut-il le croire ?
— Vous accomplirez votre devoir, Rand. Quand l’homme à l’extrémité de la chaîne manque à son devoir, tout ce qui est au-dessous de lui se désintègre. Trop de choses vont à vau-l’eau. Beaucoup trop déjà. Que la paix favorise votre épée, Rand al’Thor.
— Ingtar, je… » Mais Ingtar s’éloignait en appelant Uno pour s’assurer qu’il avait bien dépêché les éclaireurs.
Rand considéra le paquet dans ses bras et s’humecta les lèvres. Il savait ce qu’il y avait dedans, il en avait peur. Il était partagé entre l’envie de vérifier et celle de le jeter au feu sans l’ouvrir ; il l’envisageait sérieusement, à condition d’être certain que le tout brûlerait sans que personne aperçoive ce qui était à l’intérieur, à condition d’être sûr que ce qui était dedans brûlerait. Néanmoins, impossible de vérifier là, où il risquait que ce soit vu par d’autres yeux que les siens.
Il inspecta rapidement le camp alentour. Les guerriers du Shienar déchargeaient les animaux de bât, d’autres servaient déjà un repas froid de viande séchée et de galettes. Mat et Perrin pansaient leurs chevaux, et Loial était assis sur une pierre en train de lire un livre, sa pipe à long tuyau serrée entre les dents, et une volute de fumée s’élevait en spirale au-dessus de sa tête. Serrant le paquet comme s’il redoutait de le lâcher par mégarde, Rand s’enfonça furtivement au milieu des arbres.
Il s’agenouilla dans une petite clairière masquée par des branches au feuillage épais et posa le paquet sur le sol. Pendant un instant, il se contenta de le regarder. Elle n’aurait pas fait ça. Elle ne pouvait pas. Une petite voix répondit : Oh, si, elle en avait la possibilité et la volonté. Finalement, il se mit en devoir de défaire les petits nœuds des cordons qui liaient le paquet. Des nœuds impeccables, exécutés avec une précision qui trahissait hautement la main de Moiraine ; aucune servante n’avait effectué cette tâche pour elle. Elle n’aurait pas osé courir le danger qu’une servante voie.
Quand il eut détaché le dernier cordon, il déploya ce qui était replié à l’intérieur avec des doigts comme engourdis, puis le contempla, la bouche sèche. C’était d’un seul tenant, ni tissé ni teint ni peint. Une bannière, d’un blanc de neige, assez grande pour être vue d’un bout à l’autre d’un champ de bataille. Et en travers s’avançait une silhouette pareille à un serpent aux écailles rouge et or, mais un serpent avec quatre pattes écailleuses, chacune terminée par cinq griffes dorées, un serpent avec des yeux comme le soleil et une crinière dorée de lion. Il l’avait déjà vue une fois et Moiraine lui avait dit ce que c’était. La bannière de Lews Therin Telamon, Lews Therin Meurtrier-des-Siens, lors de la Guerre de l’Ombre. La bannière du Dragon.
« Regarde ça ! Regarde-moi ce qu’il a dégotté maintenant ! » Mat faisait irruption dans la clairière. Perrin le suivit avec plus de pondération. « D’abord des tuniques de luxe, dit Mat d’un ton hargneux, et maintenant une bannière ! Nous n’en finirons pas de l’entendre jouer au grand seigneur, avec… » Mat était arrivé suffisamment près pour distinguer nettement la bannière et il resta bouche bée. « Par la Lumière ! » Il recula d’un pas en trébuchant. « Que je brûle ! » Il s’était trouvé là, lui aussi, quand Moiraine avait désigné la bannière par son nom. De même que Perrin.
La colère bouillonna au fond de Rand, de la colère contre Moiraine et contre l’Amyrlin qui le poussaient, le tiraient. Il ramassa la bannière à deux mains et la secoua en direction de Mat, les mots jaillissant de sa bouche sans qu’il parvienne à les retenir. « Tout juste ! La bannière du Dragon ! » Mat recula d’un autre pas. « Moiraine veut que je devienne une marionnette au bout des fils de Tar Valon, un faux Dragon pour les Aes Sedai. Elle va s’arranger pour m’y forcer, que je le veuille ou non. Mais je… me refuse à… être… utilisé ! »
Mat avait reculé contre un tronc d’arbre. « Un faux Dragon ? » Il avala sa salive. « Toi ? C’est… c’est fou. »
Perrin n’avait pas battu en retraite. Il s’accroupit, ses bras musclés sur les genoux, et examina Rand avec ses yeux d’or lumineux. Dans les ombres vespérales, ils semblaient étinceler. « Si l’Aes Sedai veut de toi comme faux Dragon… » Il marqua un temps, sourcils froncés, réfléchissant à la question. Finalement, il demanda à mi-voix : « Rand, peux-tu canaliser ? » Mat eut un hoquet étouffé.
Rand lâcha la bannière qui tomba ; il n’hésita qu’un instant avant d’acquiescer avec lassitude d’un signe de tête. « Je ne l’ai pas cherché. Je n’en veux pas. Mais… mais je ne crois pas savoir comment arrêter. » La salle à manger avec les mouches lui revint machinalement à l’esprit. « Je ne crois pas qu’elles me permettront d’arrêter.
— Que je sois brûlé ! souffla Mat. Sang et sacrées cendres ! On nous tuera, tu sais. Tous. Perrin et moi aussi bien que toi. Si Ingtar et les autres l’apprennent, fichtre, ils nous couperont le cou en tant qu’Amis du Ténébreux. Par la Lumière, ils imagineront probablement que nous avons participé au vol du Cor et à l’assassinat de ces gens à Fal Dara.
— Ferme-la, Mat, ordonna calmement Perrin.
— Ne me dis pas de me taire. Si Ingtar ne nous tue pas, c’est Rand qui deviendra fou et s’en chargera pour lui. Que je brûle ! Que je sois brûlé ! » Mat se laissa glisser le long du tronc et s’assit par terre. « Pourquoi ne t’ont-elles pas neutralisé ? Si les Aes Sedai sont au courant, pourquoi ne l’ont-elles pas fait ? Je n’ai jamais entendu dire qu’elles permettaient de partir tranquillement à un homme capable de se servir du Pouvoir Unique.
— Elles ne sont pas toutes au courant, répliqua Rand en soupirant. L’Amyrlin…
— L’Amyrlin ! Elle sait, elle ? Par la Lumière, pas étonnant qu’elle m’ait regardé d’un air tellement bizarre.
— … et Moiraine m’ont expliqué que j’étais le Dragon Réincarné, puis elles ont déclaré que je pouvais aller n’importe où cela me chantait. Ne le comprends-tu pas, Mat ? Elles essaient de se servir de moi.
— Cela ne change rien à ce don que tu as de canaliser, marmotta Mat. Si j’étais toi, je serais déjà à mi-chemin de l’Océan d’Aryth. Et je ne m’arrêterais pas avant de dénicher un endroit où il n’y aurait aucune Aes Sedai et jamais aucun risque d’en voir une. Et sans qui que ce soit d’autre alentour. Tu comprends… eh bien…
— Tais-toi, Mat, répéta Perrin. Pour quelle raison es-tu ici, Rand ? Plus longtemps tu restes avec des gens, plus s’accroît le danger que quelqu’un le découvre et envoie chercher les Aes Sedai. Des Aes Sedai qui ne t’autoriseront pas à baguenauder à ta guise. » Il s’arrêta et se gratta la tête pour y réfléchir. « Et Mat a raison en ce qui concerne Ingtar. Je ne doute pas qu’il te qualifierait d’Ami des Ténèbres et te tuerait. Nous tuerait tous, peut-être aussi. Il a l’air d’avoir de la sympathie pour toi, mais je pense qu’il n’hésiterait pas. Un faux Dragon ? Les autres n’hésiteraient pas non plus. Masema n’aurait même pas besoin de ce prétexte, en ce qui te concerne. Alors, pourquoi n’es-tu pas parti ? »
Rand haussa les épaules. « Je m’y étais décidé mais, d’abord, l’Amyrlin est arrivée, ensuite le Cor a été volé avec le poignard, puis Moiraine a annoncé que Mat allait mourir et… Par la Lumière, je me suis dit que je pouvais au moins demeurer avec vous jusqu’à ce que nous retrouvions le poignard ; je me suis dit que je pouvais offrir mon aide pour ça. Peut-être ai-je eu tort.
— Tu es venu à cause du poignard ? » dit Mat à mi-voix. Il se frotta le nez et esquissa une grimace. « Je n’avais vraiment pas pensé à ça. Pas une seconde je n’ai eu l’idée que tu avais l’intention… Aaaah ! Est-ce que tu te sens d’aplomb ? Je veux dire, tu n’es pas déjà en train de devenir fou, hein ? »
Rand déterra un caillou et le lui lança.
« Aïe ! » Mat se frotta le bras. « Je demandais, simplement. Tu comprends, tous ces habits de luxe et toutes ces histoires que tu étais un seigneur. Eh bien, ce n’est pas exactement du bon sens.
— J’essayais de me débarrasser de vous deux, idiot ! J’avais peur de devenir fou et de vous faire du mal. » Son regard tomba sur la bannière et sa voix baissa. « Je le deviendrai un de ces jours si je n’en finis pas avec ça. Par la Lumière, je ne sais pas comment m’y prendre.
— Voilà ce que je redoute, déclara Mat en se relevant. Excuse-moi, Rand, mais je crois que je vais dormir aussi loin de toi que possible, si tu n’y vois pas d’inconvénient. En admettant que tu restes, évidemment. J’ai entendu, un jour, parler d’un gars qui canalisait. C’est le garde du corps d’un marchand qui m’a raconté ça. Avant que l’Ajah Rouge l’ait trouvé, quand il s’est réveillé un matin, tout son village était écrasé. Toutes les maisons, tous les habitants, absolument tout sauf le lit dans lequel il dormait, comme si une montagne leur avait passé dessus. »
Perrin commenta : « Dans ce cas, Mat, tu as intérêt à dormir pressé contre lui.
— Je suis peut-être un imbécile, mais j’ai l’intention d’être un imbécile vivant. » Mat hésita, jetant un coup d’œil de biais à Rand. « Écoute, je sais que tu nous accompagnes pour m’aider et j’en suis reconnaissant. Sincèrement. Mais ce qu’il y a c’est que tu n’es plus le même. Tu comprends ça, hein ? » Il attendit comme s’il escomptait une réponse. Il n’en obtint pas. Il finit par repartir vers le campement et disparut entre les arbres.
« Et toi ? » questionna Rand. Perrin secoua la tête et ses boucles drues oscillèrent. « Je ne sais pas, Rand. Tu es le même mais, d’autre part, tu ne l’es pas. Un homme qui maîtrise le Pouvoir ; ma mère avait l’habitude de s’en servir comme d’un croque-mitaine pour moi quand j’étais petit. Je ne sais pas trop. » Il allongea la main pour toucher un coin de la bannière. « À ta place, je crois que je brûlerais ça, ou que je l’enterrerais. Puis je m’enfuirais si vite, si loin qu’aucune Aes Sedai ne me découvrirait jamais. Mat avait raison sur ce point-là. » Il se redressa, plissant les paupières en examinant le ciel à l’ouest qui commençait à se teinter de rouge sous l’effet du soleil couchant. « Temps de rentrer au camp. Réfléchis à ce que j’ai dit, Rand. Je m’enfuirais. Mais possible que tu ne le puisses pas. Penses-y aussi. » Le regard de ses yeux jaunes semblait se perdre en lui-même et sa voix était lasse. « Parfois, on est incapable de s’enfuir. » Puis il s’en alla, lui aussi.
Rand s’agenouilla et contempla la bannière étendue sur le sol. « Eh bien, il y a des fois où l’on peut s’enfuir, murmura-t-il. Seulement peut-être m’a-t-elle donné ça pour m’inciter à fuir. Peut-être a-t-elle prévu quelque chose qui m’attendra si je pars. Je ne ferai pas ce qu’elle veut. Non et non. Je vais enterrer cette bannière ici même. Oui, mais elle a précisé que ma vie peut en dépendre, et les Aes Sedai ne mentent jamais ouvertement… » Soudain ses épaules furent secouées d’un rire silencieux. « Voilà que je parle tout seul. Peut-être que je suis déjà en train de sombrer réellement dans la folie. »
Quand il retourna au camp, il portait la bannière de nouveau enveloppée dans la toile, attachée par des nœuds moins bien exécutés que ceux de Moiraine.
La lumière avait commencé à décliner et l’ombre des hauteurs s’étendait sur la moitié du cratère. Les soldats se préparaient pour la nuit, chacun avec son cheval près de lui, la lance accotée à portée de la main. Mat et Perrin étaient couchés à côté de leurs chevaux. Rand les regarda avec tristesse, puis alla chercher le Rouge demeuré à l’endroit où il l’avait laissé, les rênes pendantes, et se dirigea du côté opposé, où Hurin avait rejoint Loial. L’Ogier avait abandonné sa lecture et examinait la pierre à demi enterrée sur laquelle il avait été assis, suivant du bout du long tuyau de sa pipe le contour de quelque chose sur cette pierre.
Hurin se redressa et eut à l’adresse de Rand un mouvement qui était à la limite d’une révérence. « J’espère que vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’installe mon lit ici, Seigneur… heu… Rand. J’écoutais notre Bâtisseur.
— Vous voilà, Rand, dit Loial. Vous savez, je pense que cette pierre a été travaillée autrefois. Regardez, elle est rongée par les intempéries, mais elle a l’air d’avoir été une espèce de colonne et il y a aussi des traits gravés dessus. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais ils me rappellent vaguement quelque chose.
— Peut-être les distinguerez-vous mieux demain matin », répondit Rand. Il retira les sacoches de selle qui étaient sur le dos du Rouge. « Je serai enchanté de votre compagnie, Hurin. » Je suis content de la compagnie de n’importe qui n’a pas peur de moi. Pendant combien de temps encore puis-je l’avoir, pourtant ?
Il transféra tout dans un côté des fontes – les chemises, les chausses de rechange et les chaussettes de laine, le nécessaire de couture, le briquet à amadou, l’assiette et la timbale en fer-blanc, un étui en bois tendre contenant couteau, fourchette et cuillère, un paquet de viande séchée et de galettes comme vivres de réserve et autres objets indispensables aux voyageurs – puis bourra la bannière enveloppée de toile dans la sacoche vide. Celle-ci était pleine à craquer, les courroies atteignant tout juste les boucles mais, enfin, l’autre l’était aussi. Cela irait.
Loial et Hurin réagirent comme s’ils avaient deviné son humeur et ne rompirent pas le silence pendant qu’il enlevait au Rouge sa selle et sa bride, pansait le grand alezan avec des bouchons d’herbe arrachés par terre, puis le sellait de nouveau. Rand refusa leur offre de dîner. Il avait l’impression d’être incapable pour le moment d’assimiler même le meilleur repas de sa connaissance. Tous trois disposèrent leurs lits à côté de la pierre, ce qui consistait simplement en une couverture pliée comme oreiller et un manteau pour se draper dedans.
Le camp était maintenant silencieux, mais Rand demeura éveillé bien après la tombée complète de la nuit. Son esprit ne cessait de ruminer. La bannière. Qu’est-ce que Moiraine cherche à me faire faire ? Le village. Qu’est-il arrivé réellement ? Suis-je déjà en train de perdre la tête ? Est-ce que je pars, ou bien je reste ? Il faut que je reste. Il faut que j’aide Mat à trouver le poignard.
L’épuisement amena finalement le sommeil et, avec le sommeil, sans avoir été sollicité, le vide vint l’entourer, d’une lueur vacillante et incertaine qui troubla ses rêves.
Padan Fain regardait fixement la nuit en direction du nord, au-delà de Tunique feu de son camp, avec un sourire figé qui ne se reflétait jamais dans ses yeux. Il pensait encore à lui-même comme à Padan Fain – Padan Fain était le noyau de sa personnalité – mais il avait été métamorphosé, et il le savait. Il connaissait beaucoup de choses maintenant, davantage qu’aucun de ses anciens maîtres ne pouvait s’en douter. Il avait été un Ami du Ténébreux bien des années avant que Ba’alzamon le convoque et le lance sur les traces des trois jeunes gens du Champ d’Emond, distillant ce qu’il savait d’eux, le distillant lui-même et réinstillant cette essence de façon à ce qu’il les détecte, sente leur présence dans les endroits où ils avaient été, les suive où ils allaient. En particulier, celui-là. Une portion de lui-même se recroquevillait encore au souvenir de ce que Ba’alzamon lui avait fait, mais c’était une portion minime, cachée, réprimée. Il était changé. Suivre le trio l’avait conduit dans Shadar Logoth. Il n’avait pas eu envie d’y aller, mais il avait dû obéir. Donc. Et dans Shadar Logoth…
Fain s’emplit d’air les poumons et tripota le poignard au manche orné d’un rubis qu’il portait à la ceinture. Cela aussi venait de Shadar Logoth. C’était la seule arme en sa possession, la seule dont il avait besoin ; il avait l’impression qu’elle faisait partie de lui-même. Il était complet intérieurement à présent. C’est tout ce qui comptait.
Il jeta un coup d’œil de chaque côté de son feu. Les douze Amis du Ténébreux qui existaient encore, leurs vêtements naguère élégants maintenant froissés et salis, s’entassaient d’un côté dans l’ombre, leurs regards fixés non pas sur les flammes mais sur lui. De l’autre côté étaient accroupis ses Trollocs, au nombre de vingt, avec des yeux trop humains dans ces faces d’hommes où les traits étaient déformés en masque animal, guettant ses moindres mouvements comme des souris observant un chat.
C’était une torture au début, en s’éveillant le matin, de ne pas se retrouver dans toute son intégrité, de voir le Myrddraal de nouveau commander, s’emporter et exiger d’aller au nord vers la Dévastation, vers le Shayol Ghul. Mais, peu à peu ces matins de faiblesse étaient devenus plus brefs, jusqu’à ce que… Il se remémora la sensation du marteau dans sa main enfonçant les clous, et il sourit ; cette fois le sourire monta jusqu’à ses yeux, avec la joie d’un souvenir plaisant.
Son oreille capta des pleurs venant de l’ombre, et son sourire s’estompa. Je n’aurais jamais dû laisser les Trollocs en prendre autant. Un village entier pour les retarder. Si ces quelques maisons au bac n’avaient pas été désertées, peut-être… Mais les Trollocs étaient voraces par nature et, dans l’euphorie de regarder mourir le Myrddraal, il ne leur avait pas prêté attention autant qu’il aurait dû.
Il examina brièvement les Trollocs. N’importe lequel d’entre eux était près de deux fois plus grand que lui, assez fort pour le réduire d’une seule main en morceaux, pourtant ils se tenaient en retrait, toujours ramassés sur eux-mêmes. « Tuez-les. Tous. Mangez si vous voulez mais ensuite mettez en tas ce qui restera… pour que nos amis le trouvent. Posez les têtes pardessus. Bien proprement, hein ? » Il eut un rire qu’il coupa court. « Allez ! »
Les Trollocs s’éloignèrent avec précipitation, dégainant des épées pareilles à des faux et levant des masses d’armes. Au bout de quelques instants, des cris aigus et des hurlements de douleur jaillirent de l’endroit où les gens du village étaient attachés. Les appels à la pitié et les cris perçants des enfants furent étouffés sous une grêle de coups sourds et de désagréables bruits de giclement comme de melons fracassés.
Fain tourna le dos à cette cacophonie pour regarder ses Amis du Ténébreux. Ils étaient aussi à lui, corps et âme. Ce qui leur restait d’âme. Chacun d’eux était aussi crotté qu’il l’avait été, avant qu’il réussisse à se libérer. Chacun avec nulle part où aller sinon le suivre. Ils ne le quittaient pas des yeux, le regard craintif, implorant. « Vous pensez qu’ils vont de nouveau avoir faim avant que nous rencontrions un autre village ou une ferme ? C’est possible. Vous pensez que je vais les laisser prendre encore quelques-uns d’entre vous ? Eh bien, peut-être un ou deux. Il n’y a plus de chevaux à sacrifier.
— Les autres n’étaient que des gens de basse condition », parvint à dire une femme, d’une voix mal assurée. De la crasse maculait son visage, au-dessus d’une robe à la coupe élégante qui dénotait qu’elle était marchande et riche. Des taches salissaient la belle étoffe grise et une longue déchirure déparait la jupe. « C’étaient des paysans. Nous avons servi… en ce qui me concerne, j’ai servi… »
Fain l’interrompit, son ton tranquille rendant ses paroles d’autant plus rudes. « Qu’est-ce que vous êtes pour moi ? Moins que des paysans. Un troupeau de bétail pour les Trollocs, peut-être. Si vous voulez vivre, bétail, il faut que vous soyez utiles. »
Le visage de cette femme s’altéra. Elle sanglota et, soudain, les autres se mirent à bredouiller tous à la fois, lui affirmant à quel point ils lui étaient utiles, hommes et femmes qui avaient eu influence et position dans la société avant qu’ils soient convoqués à Fal Dara pour remplir leur engagement. Ils débitèrent les noms de gens puissants, importants, qu’ils connaissaient dans les Marches, au Cairhien et autres pays. Ils se vantèrent des renseignements qu’eux seuls possédaient sur telle ou telle contrée, sur les situations politiques, les alliances, les intrigues, sur ce dont ils pouvaient l’informer s’il les laissait le servir. Le bruit de leurs voix se mêla aux sons de la tuerie perpétrée par les Trollocs et s’y accorda parfaitement.
Fain se désintéressa des uns et des autres – il ne craignait pas de leur tourner le dos, pas depuis qu’ils avaient vu exécuter l’Évanescent – et se dirigea vers son butin. Il s’agenouilla, passa les mains sur le coffre d’or sculpté, sentant le pouvoir qui y était enfermé. Il avait dû charger un Trolloc de le porter – il n’avait pas assez confiance dans les humains ne serait-ce que pour le hisser sur un cheval de bât ; des rêves de puissance risquaient d’être assez forts pour surmonter même la peur qu’il inspirait, mais les Trollocs ne rêvaient jamais de rien sauf de tuer – et il n’avait pas encore découvert comment ouvrir ce coffre. Cela viendrait. Tout viendrait. Tout.
Il sortit le poignard de sa gaine et le posa sur le coffre avant de se coucher devant le feu. Cette lame était un meilleur protecteur qu’un Trolloc ou un humain. Ils avaient tous été témoins de ce qui s’était produit quand il s’en était servi, une fois ; personne ne s’approcherait à moins d’un empan de cette lame nue sans son ordre formel – et encore avec réticence.
Enveloppé là dans ses couvertures, il regarda en direction du nord. Il ne sentait pas la présence d’al’Thor à présent ; la distance entre eux était trop importante. Ou peut-être qu’al’Thor exécutait son tour de passe-passe et s’était volatilisé. Parfois, dans la citadelle, Fain avait soudain perdu conscience du garçon. Il ne savait pas comment mais al’Thor avait toujours réapparu aussi soudainement qu’il avait disparu. Il réapparaîtrait, cette fois encore.
« Maintenant, tu viens à moi, Rand al’Thor. Auparavant, c’est moi qui te courais après comme un chien sur une piste, maintenant, par contre, tu me suis. » Son rire avait un rythme saccadé que même lui savait être un rire de fou, mais peu lui importait. La folie faisait aussi partie de son être. « Viens à moi, al’Thor. La danse n’a pas encore commencé. Nous danserons sur la Pointe de Toman et je serai libéré de toi. Je te verrai enfin mort. »