10 La poursuite commence

Ingtar imposa une allure rapide pour un début de long voyage, assez vive pour que Rand éprouve un peu d’inquiétude en ce qui concernait les chevaux. Ceux-ci pouvaient soutenir le train pendant des heures, mais ils avaient encore devant eux la majeure partie de la journée, et probablement d’autres jours derrière celle-là. À la rigidité des traits d’Ingtar, Rand pensa qu’il entendait peut-être bien attraper dès le premier jour, dès la première heure, ceux qui avaient volé le Cor. Se rappelant le ton de sa voix quand il avait prêté serment à l’Amyrlin, Rand n’en aurait pas été autrement étonné. Néanmoins, il garda le silence. Tel avait été l’ordre du Seigneur Ingtar ; quelque amical qu’il se soit montré envers Rand, il n’apprécierait pas qu’un berger donne un avis.

Hurin chevauchait à un pas derrière Ingtar, mais c’était lui le Flaireur qui les conduisait vers le sud, désignant la direction pour Ingtar. Le pays était tout en ondulations de collines boisées, couvertes de sapins, de chênes et de lauréoles, mais la piste que traçait Hurin filait presque droit comme une flèche, sans infléchissement sauf pour contourner quelques-unes des plus hautes collines, quand le trajet était manifestement plus court autour que par-dessus. La bannière au Hibou Gris ondulait dans le vent.

Rand essaya de chevaucher côte à côte avec Mat et Perrin mais, quand il laissa son cheval ralentir pour qu’ils le rattrapent, Mat donna un coup de coude à Perrin et ce dernier, à regret, partit au galop vers la tête de la colonne avec Mat. Se disant que rester en queue de colonne ne rimait à rien, Rand retourna en tête. Les deux autres revinrent à l’arrière, Perrin de nouveau sur l’incitation de Mat.

Qu’ils rôtissent. Je veux seulement m’excuser. Il se sentait isolé. Qu’il sache que c’était par sa propre faute ne lui apportait pas de réconfort.

Au sommet d’une colline, Uno mit pied à terre pour examiner le sol labouré par des sabots. Il donna un coup de botte à un tas de crottin et grommela. « Se déplacent sacrément vite, mon Seigneur. » Il avait une voix qui résonnait comme s’il criait à pleins poumons alors qu’il parlait normalement. « Nous n’avons pas gagné une heure sur eux. Que je brûle, nous avons peut-être même perdu une bougre d’heure. Ils tueront leurs sacrés chevaux au train qu’ils mènent. » Il suivit du doigt le contour d’une empreinte de sabot. « Pas d’un cheval, ça. Un sacré Trolloc. Il y a de foutues empreintes de chèvre là-bas.

— Nous les rattraperons, dit Ingtar avec détermination.

— Nos chevaux, mon Seigneur. Cela ne rime à rien de les faire tomber sur les genoux dans ce sacré terrain avant de les rattraper, mon Seigneur. Même s’ils crèvent sous eux leurs montures, ces sacrés Trollocs sont capables de continuer à avancer plus longtemps que des chevaux.

— Nous les rattraperons. En route, Uno. »

Uno regarda Rand de son œil unique, puis haussa les épaules et se remit en selle. Ingtar prit leur tête pour dévaler l’autre versant, glissant la moitié du temps, et remonta le versant suivant au galop.

Pourquoi me regarde-t-il de cette manière, se demanda Rand. Uno était de ceux qui ne lui avaient jamais témoigné beaucoup de sympathie. Cela n’avait rien à voir avec l’aversion déclarée de Masema ; Uno ne se montrait amical envers personne à part quelques vieux soldats aussi grisonnants que lui-même. Lui ne croit sûrement pas cette bêtise que je suis un seigneur.

Uno passait son temps à scruter le terrain devant eux mais, quand il surprit Rand à le regarder, il lui rendit coup d’œil pour coup d’œil sans prononcer un mot. Cela ne tirait pas à conséquence. Il regardait aussi Ingtar dans le blanc des yeux. C’était la façon d’être d’Uno.

Le chemin choisi par les Amis du Ténébreux – et quoi d’autre ? se demandait Rand ; Hurin ne cessait de marmotter « quelque chose de pire » – qui avaient volé le Cor ne s’approchait jamais d’un village. Rand aperçut des villages, d’un sommet de colline à un autre, avec environ un quart de lieue ou plus de pays vallonné les séparant, mais aucun n’était assez proche pour qu’on distingue des gens dans les rues. Ou assez proche pour que ces gens voient une troupe se dirigeant vers le sud. Il y avait aussi des fermes, aux maisons enfouies sous leur toit débordant, de hautes granges et des cheminées fumantes, au sommet des collines, à flanc de coteau ou dans le creux des vallées, mais jamais une à distance suffisante pour que le fermier ait repéré leur gibier.

Finalement, même Ingtar dut se rendre compte que les chevaux ne pouvaient plus soutenir le train qu’ils menaient. Rand entendit un chapelet de jurons marmonnés, Ingtar se martela la cuisse de son poing cuirassé d’un gantelet aux lamelles d’acier, mais il ordonna néanmoins que tout le monde descende de cheval. Ils coururent au pas gymnastique en tenant leur monture par la bride, gravissant puis descendant les pentes pendant un quart de lieue, après quoi ils se remirent en selle et chevauchèrent de nouveau. Ensuite, encore pied à terre et pas gymnastique. Courir un quart de lieue, galoper un quart de lieue. Courir, galoper.

Rand fut surpris de voir Loial sourire quand ils étaient à terre, gravissant péniblement une colline. Lors de leur première rencontre, l’Ogier s’était montré anxieux à l’idée d’approcher des chevaux et d’en monter, préférant se fier à ses propres jambes. Mais Rand croyait qu’il avait dominé depuis longtemps cette inquiétude-là.

« Aimez-vous courir, Rand ? demanda Loial en riant. Moi, oui. J’étais le plus rapide au Stedding Shangtai. Une fois, j’ai dépassé un cheval. »

Rand se contenta de secouer la tête. Il ne voulait pas gaspiller son souffle à bavarder. Il chercha du regard Mat et Perrin, mais ils étaient encore en queue de colonne, avec de trop nombreux guerriers entre eux et lui pour que Rand les aperçoive. Il se demanda comment ces gens du Shienar en armure réussissaient à soutenir l’allure. Uno n’avait même pas l’air de transpirer et le porte-bannière ne laissait jamais vaciller le Hibou Gris.

En dépit de leur marche rapide, le crépuscule commença à tomber sans qu’ils voient le moindre signe de ceux qu’ils poursuivaient à part des empreintes. Enfin, à contrecœur, Ingtar commanda la halte afin d’installer le camp pour la nuit dans la forêt. Les guerriers se mirent à allumer des feux et à planter des piquets d’attache pour les chevaux, avec une souple économie d’effort provenant d’une longue expérience. Ingtar posta six hommes par paire, pour la première veille.

Quant à Rand, il s’affaira avant toute chose à retrouver son ballot de vêtements dans les paniers de bât en osier sur les chevaux de somme. Ce ne fut pas difficile – il y avait peu de balluchons personnels parmi les provisions – mais, quand il l’eut ouvert, il poussa un cri qui fit se dresser tous les hommes du camp, l’épée à la main.

Ingtar survint en courant. « Que se passe-t-il ? Par la Paix, a-t-on pénétré dans le camp ? Je n’ai pas entendu les sentinelles.

— Il s’agit de ces surcots », grommela Rand qui regardait toujours fixement ce qu’il avait déballé. Un des vêtements était noir, brodé au fil d’argent, l’autre blanc au fil d’or. Les deux avaient des hérons brodés sur le col, et tous deux étaient au moins aussi élégants que le rouge qu’il avait sur le dos. « Les serviteurs m’avaient dit que j’avais deux tuniques solides et pratiques là-dedans. Regardez-les ! »

Ingtar remit son épée au fourreau par-dessus son épaule. Les autres retournèrent à leurs occupations. « Ma foi, elles ont l’air pratiques.

— Je ne peux pas les mettre. Je ne peux pas me balader habillé comme ça tout le temps.

— Mais si. Une tunique est une tunique. D’après ce qu’on m’a dit, Moiraine Sedai s’est occupée en personne de l’emballage de vos affaires. Possible que les Aes Sedai n’aient pas une conception bien réaliste de ce qui se porte en campagne. » Ingtar eut un large sourire. « Après que nous aurons attrapé ces Trollocs, peut-être aurons-nous un festin. Du moins serez-vous habillé pour la circonstance, même si le reste d’entre nous ne l’est pas. » Il repartit tranquillement vers les feux de cuisine qui étaient déjà allumés.

Rand n’avait pas bougé depuis qu’Ingtar avait mentionné Moiraine. Il contemplait les tuniques. Qu’a-t-elle en tête ? Quoi qu’il en soit, je ne veux pas me laisser utiliser. Il rempaqueta tout ensemble et rechargea le balluchon dans le panier de bât. Je pourrai toujours aller nu, songea-t-il amèrement.

Les guerriers du Shienar préparaient les repas à tour de rôle quand ils étaient en campagne, et Masema remuait le contenu de la marmite lorsque Rand revint vers les feux. L’odeur d’un ragoût à base de navets, d’oignons et de viande séchée se répandait dans le camp. Ingtar fut servi le premier, puis Uno, mais tous les autres s’alignaient à la file dans l’ordre où ils arrivaient. Masema laissa choir avec désinvolture une grosse louche de ragoût dans l’assiette de Rand ; lequel recula vivement pour éviter de recevoir sur ses vêtements ce qui débordait, puis il laissa la place au suivant en suçant son pouce brûlé. Masema le dévisagea avec un sourire figé qui ne se reflétait pas dans ses yeux. Jusqu’à ce qu’Uno s’avance et lui assène une taloche.

« Nous n’avons sacrément pas emporté assez de vivres pour que tu les répandes sur ce bougre de sol. » Le borgne jeta un coup d’œil à Rand et s’éloigna. Masema se frotta l’oreille, mais c’est Rand que suivit son regard furieux.

Rand alla rejoindre Ingtar et Loial, assis par terre sous les larges branches d’un chêne. Ingtar avait posé son casque à côté de lui mais avait gardé son armure. Mat et Perrin étaient déjà là, mangeant avec avidité. Mat émit un ricanement moqueur à destination de la tunique de Rand, mais Perrin leva à peine la tête, ses yeux d’or étincelant dans la clarté diffuse des foyers, avant de la rabaisser vers son assiette.

Au moins, cette fois, ne sont-ils pas partis.

Il s’installa en tailleur de l’autre côté d’Ingtar. « J’aimerais savoir pourquoi Uno ne cesse de me regarder. C’est probablement à cause de ce sacré justaucorps. »

Ingtar s’arrêta pensivement de mâcher une bouchée de ragoût. « Uno se demande sans doute si vous êtes digne d’une épée estampillée au héron. » Mat ricana bruyamment, mais Ingtar continua d’un ton imperturbable : « Ne laissez pas Uno vous impressionner. Il traiterait le Seigneur Agelmar comme un bleu s’il le pouvait. Ma foi, peut-être pas Agelmar, mais n’importe qui d’autre. Il a une langue qui râpe comme une lime, mais il donne de bons conseils. Rien d’étonnant ; il a fait des campagnes bien avant que je sois né. Écoutez ses conseils, ne vous offensez pas de sa façon de parler et vous vous entendrez bien avec Uno.

— Je croyais qu’il était comme Masema. » Rand enfourna une cuillerée de ragoût dans sa bouche. C’était trop chaud, mais il l’avala quand même. Ils n’avaient rien mangé depuis Fal Dara, et il avait été trop soucieux pour prendre un petit déjeuner le matin. Son estomac gargouillait, lui rappelant que c’était grand temps de combler ce vide. Il se demanda si dire à Masema qu’il appréciait le repas l’aiderait. « Masema se conduit comme s’il me haïssait, et je ne comprends pas pourquoi.

— Masema a servi trois ans dans les Marches Orientales, expliqua Ingtar. À Ankor Dail, contre les Aiels. » Il remua son ragoût avec sa cuillère, en fronçant les sourcils. « Je ne pose pas de questions, notez bien. Si Lan Dai Shan et Moiraine Sedai veulent dire que vous êtes d’Andor, des Deux Rivières, eh bien, vous en êtes. Mais Masema ne peut s’ôter de la tête l’aspect des Aiels et, quand il vous voit… » Il haussa les épaules. « Je ne pose pas de questions. »

Rand laissa tomber sa cuillère dans son assiette avec un soupir. « Tout le monde me prend pour quelqu’un que je ne suis pas. Je suis des Deux Rivières, Ingtar. Je plantais du tabac avec… avec mon père et je m’occupais de ses moutons. Voilà ce que je suis, un paysan et un berger des Deux Rivières.

— Il est bien des Deux Rivières, commenta Mat avec mépris. J’ai grandi avec lui, mais vous ne vous en douteriez pas maintenant. Mettez-lui dans la tête cette histoire idiote d’Aiel en plus de ce qui s’y trouve déjà et la Lumière sait ce que nous obtiendrons. Un seigneur aiel, peut-être.

— Non, dit Loial, il en a effectivement l’apparence. Rappelez-vous, Rand, j’en avais fait la remarque une fois, tout en pensant que c’était simplement parce que je ne vous connaissais pas encore assez bien, vous autres humains. Vous vous souvenez ? Jusqu’à ce que l’ombre se soit dissipée, jusqu’à ce que l’eau ait disparu, plongeant dans les Ténèbres les lèvres retroussées sur les dents, hurlant un défi avec ce qui reste de souffle, pour cracher dans l’œil de l’Aveugleur au Dernier Jour. Vous vous souvenez, Rand. »

Rand regarda fixement son assiette. Drapez-vous une SHOUFA autour de la tête et vous serez l’image d’un Aiel. Ainsi avait parlé Gawyn, frère d’Élayne, la Fille-Héritière d’Andor. Tout le monde me prend pour ce que je ne suis pas.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna Mat. Cette histoire de cracher dans l’œil du Ténébreux.

— C’est jusqu’où les Aiels disent qu’ils se battront, répliqua Ingtar, et je ne doute pas qu’ils le feront. À part les colporteurs et les ménestrels, les Aiels divisent le monde en deux. Les Aiels et leurs ennemis. Ils y ont ajouté le Cairhien il y a cinq cents ans, pour une raison que personne ne comprend sauf un Aiel, mais je ne pense pas qu’ils recommenceront un jour.

— Je suppose que non, acquiesça Loial avec un soupir. N’empêche qu’ils laissent les Tuatha’ans, le Peuple Nomade, traverser le désert. Et ils ne considèrent pas non plus les Ogiers comme des ennemis, bien que je doute qu’aucun d’entre nous ait envie d’aller s’installer dans le Désert. Des Aiels viennent parfois au Stedding Shangtai pour troquer contre du bois chanté. Un peuple dur, toutefois. »

Ingtar hocha la tête. « J’aimerais avoir des hommes aussi durs. Moitié aussi durs.

— Vous plaisantez ? s’exclama Mat en riant. Si je courais un quart de lieue avec tout l’acier que vous portez sur le dos, je tomberais par terre et je dormirais une semaine. Vous l’avez fait lieue après lieue la journée entière.

— Les Aiels sont durs, reprit Ingtar. Les hommes comme les femmes, ils sont durs. Je me suis battu contre eux et je le sais. Ils courront pendant vingt lieues et livreront bataille ensuite. Ils sont la mort en marche, avec ou sans arme. Sauf l’épée. Ils ne toucheront jamais à une épée, pour on ne sait quelle raison. Pas plus qu’ils ne monteront à cheval, non pas qu’ils en aient besoin. Auriez-vous une épée et l’Aiel les mains nues, le combat serait égal. À condition que vous soyez un bon guerrier. Ils élèvent du bétail et des chèvres là où vous et moi serions morts de soif avant la fin de la journée. Ils creusent leurs villages dans d’énormes aiguilles rocheuses au cœur du Désert. Ils y résident depuis la Destruction du Monde ou à peu près. Artur Aile-de-Faucon a tenté de les déloger et a vu ses hommes décimés, les seules défaites importantes qu’il ait jamais subies. De jour, la chaleur fait vibrer l’air du Désert d’Aiel et, la nuit, il gèle. Et un Aiel vous dévisagera de ses yeux bleus sans ciller en vous affirmant qu’il ne voudrait vivre nulle part ailleurs sur terre. Et ce ne sera pas un mensonge. Si les Aiels tentaient jamais de quitter leur désert, nous aurions du mal à les en empêcher. La Guerre avec les Aiels a duré trois ans et seulement quatre clans sur les treize y étaient engagés.

— Des yeux gris hérités de sa mère n’en font pas un Aiel », objecta Mat.

Ingtar haussa les épaules. « Je l’ai déjà dit, je ne pose pas de questions. »

Quand Rand s’installa finalement pour la nuit, sa tête bourdonnait de pensées qu’il ne parvenait pas à chasser. L’image même d’un Aiel. Moiraine Sedai veut que tu passes pour être des Deux Rivières. Les Aiels ont tout ravagé jusqu’à Tar Valon. Né sur les pentes du Mont-Dragon. Le Dragon Réincarné.

Il marmonna « Je ne me laisserai pas utiliser », mais le sommeil fut long à venir.

Ingtar leva le camp avant l’aube le lendemain matin. Ils avaient pris le premier repas du jour et chevauchaient en direction du sud alors que les nuages à l’est avaient la teinte rose annonciatrice d’un soleil pas encore levé et que la rosée perlait toujours sur les feuilles. Cette fois, Ingtar envoya en avant des éclaireurs et, si l’allure restait soutenue, elle ne risquait plus de crever les chevaux. Ingtar, songea Rand, avait peut-être compris qu’ils n’accompliraient pas leur mission en une journée. La piste conduisait toujours vers le sud, disait Hurin. Jusqu’à ce que, deux heures après le lever du soleil, un des éclaireurs revienne au galop.

« Un camp abandonné droit devant, mon Seigneur. Juste en haut de cette colline-là. Il devait y en avoir au moins trente ou quarante là-bas, mon Seigneur. »

Ingtar joua des éperons comme si on lui avait annoncé que les Amis du Ténébreux étaient encore là, et Rand dut suivre le train pour ne pas risquer d’être piétiné par les guerriers du Shienar qui montaient la colline au galop derrière lui.

Il n’y avait pas grand-chose à voir. Les cendres froides de feux de camp, bien cachés sous les arbres, avec ce qui ressemblait aux reliefs d’un repas jeté dedans. Un tas de déchets trop proches des feux et déjà vrombissant de mouches.

Ingtar ordonna aux autres de rester en arrière et descendit de cheval pour parcourir le site avec Uno. Hurin contourna le camp à cheval en humant l’air. Rand demeura sur son étalon avec les autres guerriers ; il n’avait aucun désir de voir de plus près un endroit où des Trollocs et des Amis du Ténébreux avaient campé. Ainsi qu’un Évanescent. Et quelque chose de pire.

Mat gravit la colline à pied et pénétra d’un pas assuré dans l’emplacement du camp. « C’est à ça que ressemble un campement d’Amis des Ténèbres ? Il pue un peu, mais je ne trouve pas qu’il diffère beaucoup de celui de n’importe qui d’autre. » Il donna un coup de botte à l’un des tas de cendres, d’où émergea un fragment d’os brûlé qu’il se pencha pour ramasser. « Qu’est-ce que mangent les Amis du Ténébreux ? On ne dirait ni un os de mouton ni un os de bœuf.

— Des meurtres ont été commis à cet endroit », répliqua Hurin d’un ton lugubre. Il se frotta le nez avec un mouchoir. « Pire qu’un meurtre.

— Des Trollocs étaient ici, dit Ingtar en regardant Mat droit dans les yeux. Je suppose qu’ils ont eu faim et ils avaient sous la main les Amis du Ténébreux. » Mat laissa choir l’os noirci ; il avait l’air prêt à vomir.

« Ils ne vont plus au sud, mon Seigneur », annonça Hurin. Ce qui capta l’attention de tous. Il pointa le bras vers l’arrière, vers le nord-est. « Peut-être qu’ils se sont finalement décidés à obliquer vers la Dévastation. Pour nous contourner. Peut-être ont-ils simplement essayé de nous dérouter en prenant la direction du sud. » Il n’avait pas le ton de la conviction. Il paraissait déconcerté.

« Peu importe leurs intentions, gronda Ingtar, je les aurai. En selle ! »

Pourtant, une heure ne s’était pas écoulée quand Hurin tira sur la bride de sa monture. « Ils ont encore changé, mon Seigneur. Direction sud, de nouveau. Et ils ont tué quelqu’un d’autre ici. »

Pas de cendres dans ce creux entre deux collines, mais quelques minutes de recherche permirent de découvrir le cadavre. Un homme recroquevillé qu’on avait fourré sous les buissons. L’arrière de sa tête avait été défoncé et ses yeux étaient encore exorbités sous la force du coup. Personne ne le reconnut, bien qu’il fût habillé selon la mode du Shienar.

« Nous ne perdons pas de temps à enterrer des Amis du Ténébreux, grommela Ingtar. Marchons au sud. » Il joignit l’action à ses paroles presque avant qu’elles soient sorties de sa bouche.

La journée se déroula cependant comme la précédente. Uno étudia les empreintes et les tas de crottin, et il dit qu’ils avaient gagné du terrain sur leur gibier. Le crépuscule tomba sans que soient aperçus Trollocs ou Amis des Ténèbres et, le lendemain matin, il y eut un autre camp abandonné – et un autre assassinat, selon Hurin – avec aussi un changement de direction, cette fois droit au nord-ouest. Moins de deux heures passées sur cette piste leur firent de nouveau trouver un cadavre, un homme au crâne fendu d’un coup de hache, et un changement de direction. Le sud, encore. Avec toujours du terrain de gagné, d’après ce que Uno déchiffrait dans les empreintes. On continua à n’apercevoir jusqu’au soir que des fermes éloignées. Et le lendemain se présenta d’une façon identique – changements de direction, meurtre et le reste. Ainsi que le surlendemain.

Chaque jour les rapprochait de leur proie, mais Ingtar enrageait. Un matin, il suggéra de continuer tout droit quand l’orientation de la piste se modifia – ils retomberaient sûrement sur la piste quand elle aurait viré au sud et gagneraient plus de temps – mais avant que quiconque ait eu le loisir de donner son opinion, il déclara que l’idée était mauvaise, au cas où, pour une fois, les hommes qu’ils poursuivaient n’auraient pas obliqué vers le sud. Il incita ses compagnons à galoper plus vite, à partir plus tôt et à chevaucher jusqu’à la nuit complète. Il leur rappela la charge confiée par l’Amyrlin, récupérer le Cor de Valère et ne rien laisser leur barrer la route. Il parla de la gloire qui leur reviendrait, leurs noms inscrits à jamais dans les contes et l’Histoire, dans les récits des ménestrels et le chant des bardes, eux les hommes qui auraient reconquis le Cor de Valère. Il parlait comme s’il ne pouvait plus s’arrêter et il scrutait obstinément la piste où ils s’engageaient comme si son espoir de finir au sein de la Lumière était au bout. Même Uno commença à l’observer du coin de l’œil.

Et c’est ainsi qu’ils atteignirent la rivière Erinin.

Cela ne méritait vraiment pas le nom de village, de l’avis de Rand. En selle sur son cheval au milieu des arbres, il regardait au sommet d’une colline dominant la rivière une demi-douzaine de petites maisons aux toits et avant-toits couverts de bardeaux s’abaissant presque jusqu’à terre, qu’éclairaient les premiers rayons du soleil. Peu de gens voyageaient par là. Ils n’avaient levé le camp que quelques heures plus tôt, mais le moment était dépassé où ils auraient dû tomber sur des traces de l’endroit où avaient fait halte les Amis du Ténébreux, si l’on pouvait se fier aux caractéristiques de leur marche depuis le début. Ils n’avaient pourtant rien vu.

La rivière en elle-même ne ressemblait guère à la puissante Erinin de la légende, aussi près de sa source dans l’Échine du Monde. Peut-être soixante pas d’eaux vives d’une berge à l’autre, bordée d’arbres, avec un bac en forme de barge relié à un câble épais reliant les deux rives. Le bac était amarré solidement sur le côté opposé.

Pour une fois, la piste avait conduit droit à un habitat humain. Droit aux maisons sur la colline. Personne ne se déplaçait dans l’unique rue non pavée le long de laquelle étaient groupées les habitations.

« Une embuscade, mon Seigneur ? » dit à mi-voix Uno.

Ingtar donna les ordres nécessaires, les guerriers du Shienar s’armèrent de leurs lances et se déployèrent rapidement pour encercler les maisons. Sur un signal de la main donné par Ingtar, ils s’engagèrent au galop de quatre directions à la fois entre les bâtiments, fonçant avec un bruit de tonnerre, l’œil aux aguets, la lance pointée, un nuage de poussière s’élevant sous les sabots de leurs chevaux. Rien ne bougeait à part eux. Ils tirèrent sur la bride de leur monture et la poussière commença à retomber.

Rand remit au carquois la flèche qu’il avait encochée et suspendit de nouveau son arc sur son dos. Mat et Perrin l’imitèrent. Loial et Hurin avaient attendu sur place là où Ingtar les avait laissés, observant la scène avec malaise.

Ingtar les appela du geste et Rand alla avec les autres rejoindre le groupe du Shienar.

« Je n’aime pas l’odeur de cet endroit », marmotta Perrin quand ils arrivèrent au milieu des maisons. Hurin le dévisagea et il lui rendit regard pour regard jusqu’à ce que Hurin baisse les yeux. « Cela sent mauvais.

— Ces foutus Amis du Ténébreux et ces foutus Trollocs ont traversé tout droit, mon Seigneur », dit Uno en désignant quelques empreintes qui n’avaient pas été piétinées par les hommes du Shienar. « Traversé directement jusqu’à ce foutu bac, que ces foutus bougres ont laissé de l’autre côté. Sang et sacrées cendres ! Nous avons fichtrement de la veine qu’ils n’aient pas coupé les amarres et lâché le bac à la dérive.

— Où sont les habitants ? » questionna Loial. Des portes d’entrée étaient ouvertes, des rideaux flottaient à des fenêtres béantes, mais personne n’était sorti en dépit du roulement de tonnerre des sabots de chevaux.

« Fouillez les maisons », ordonna Ingtar. Des hommes mirent pied à terre et s’élancèrent pour lui obéir, mais ils revinrent en secouant la tête.

« Ils sont partis, mon Seigneur, dit Uno. Ils ont simplement foutu le camp, que la Lumière me brûle. Comme s’ils avaient décidé tout d’un coup de ficher le camp en sacré plein milieu de la journée. » Il s’interrompit pour tendre le bras d’un geste pressant. « Il y a une femme à cette fenêtre. Comment l’ai-je sacrément manquée… » Il courait vers la maison avant que personne d’autre n’ait eu le temps de bouger.

« Ne l’effrayez pas ! cria Ingtar. Uno, nous avons besoin de renseignements. Que la Lumière vous aveugle, Uno, ne l’affolez pas ! » Le borgne s’engouffra dans la maison dont la porte était ouverte et disparut. Ingtar éleva de nouveau la voix. « Nous ne vous voulons aucun mal, ma bonne dame. Nous sommes les hommes liges du Seigneur Agelmar, de Fal Dara. N’ayez pas peur ! Nous ne vous ferons pas de mal. »

Une fenêtre s’ouvrit avec brusquerie à l’étage et Uno passa la tête par l’embrasure, regardant frénétiquement dans tous les sens. En proférant un juron, il rentra la tête à l’intérieur. Des bruits de choc et des cliquetis marquèrent sa course à travers la maison comme s’il se libérait de sa frustration en bousculant des objets à coups de pied. Finalement, il surgit par la porte.

« Partie, mon Seigneur, mais elle était là. Une femme en robe blanche à la fenêtre. Je l’ai vue. J’ai même cru la voir à l’intérieur, pendant un instant, mais elle a disparu, et… » Il prit une profonde aspiration. « La maison est vide, mon Seigneur. » Le fait qu’il ne jurait pas donnait la mesure de son agitation.

« Des rideaux, marmotta Mat. Il se laisse impressionner par de foutus rideaux. » Uno lui jeta un regard cinglant, puis retourna vers son cheval.

« Où sont-ils allés ? demanda Rand à Loial. Croyez-vous qu’ils se sont enfuis à l’arrivée des Amis du Ténébreux ? » Et des Trollocs, avec un Myrddraal. Et le quelque chose de pire de Hurin. Très sage de leur part, s’ils se sont enfuis le plus vite qu’ils pouvaient.

« Je crains que les Amis du Ténébreux ne les aient capturés, Rand », répliqua lentement Loial. Il grimaça, presque comme s’il montrait les dents sous son large nez pareil à un boutoir de sanglier. « Pour les Trollocs. »

Rand ravala sa salive et regretta d’avoir posé la question ; ce n’était jamais agréable de penser à ce que mangeaient les Trollocs.

« Si quelque chose a été perpétré ici, dit Ingtar, nos Amis du Ténébreux en sont responsables. Hurin, y a-t-il eu violence ici ? Tuerie ? Hurin ! »

Le Flaireur sursauta sur sa selle et tourna vers lui des yeux égarés. Il était en train de contempler l’autre côté de la rivière. « De la violence, mon Seigneur ? Oui. Une tuerie, non. Ou pas exactement. » Il coula un regard vers Perrin. « Je n’ai jamais senti quoi que ce soit de tout à fait pareil, mon Seigneur. Mais il y a eu de la souffrance.

— Aucun doute qu’ils ont traversé ? Où sont-ils revenus sur leurs pas ?

— Ils ont traversé, mon Seigneur. » Hurin regarda avec malaise la rive d’en face. « Ils ont traversé. Par contre, ce qu’ils ont fait de l’autre côté… » Il haussa les épaules.

Ingtar hocha la tête. « Uno, je veux que ce bac revienne ici. Et je veux une reconnaissance sur la berge de là-bas avant que nous passions l’eau. Que nous ne soyons pas tombés dans une embuscade ici ne signifie pas qu’une ne nous attend pas quand nous serons divisés par la rivière. Ce bac ne paraît pas assez grand pour nous transporter tous à la fois. Veillez-y. »

Uno s’inclina et, quelques instants après, Ragan et Masema s’aidaient mutuellement à se dépouiller de leur armure. Ne gardant sur eux qu’une bande-culotte, avec un poignard coincé dans leur ceinture au creux des reins, ils parurent vers la rivière au pas accéléré, avec leurs jambes arquées de cavaliers, et entrèrent dans l’eau, commençant à avancer main sur main le long de l’épais cordage qui guidait le bac dans sa traversée. Le câble pendait assez au milieu pour qu’ils soient immergés jusqu’à la taille ; le courant était fort et les tirait vers l’aval ; cependant, en moins de temps que Rand ne l’aurait pensé, ils se hissaient par-dessus les plats-bords du bac. S’armant de leur poignard, ils s’éloignèrent entre les arbres.

Après ce qui parut une éternité, les deux hommes réapparurent et se mirent à haler lentement le bac vers l’autre rive. Le bac vint heurter la berge au-dessous du village, et Masema l’amarra tandis que Ragan remontait au pas de course jusqu’à l’endroit où Ingtar attendait. Son visage était blême, la cicatrice laissée par une flèche sur sa joue était nettement visible et il semblait bouleversé.

« La rive d’en face… Il n’y a pas d’embuscade sur l’autre rive, mon Seigneur, mais… » Il s’inclina profondément, encore mouillé et frissonnant à la suite de son expédition. « Mon Seigneur, vous devez voir vous-même. Le grand chêne-pierre, à cinquante pas au sud à partir du débarcadère. Je ne peux pas en parler. Il faut que vous voyiez par vous-même. »

Ingtar fronça les sourcils, ses yeux allant de Ragan à l’autre rive. Finalement, il dit : « Bravo, Ragan, vous vous êtes parfaitement acquitté de votre mission. Vous et aussi votre camarade. » Sa voix s’éleva, plus autoritaire. « Uno, trouvez dans les maisons quelque chose pour que ces hommes se sèchent. Et regardez si quelqu’un a laissé de l’eau chauffer pour du thé. Donnez-leur quelque chose de chaud à se mettre dans l’estomac, si possible. Puis amenez de l’autre côté la deuxième colonne et les chevaux de bât. » Il se tourna vers Rand. « Eh bien, êtes-vous prêt à explorer la rive gauche de l’Erinin ? » Sans attendre la réponse, il descendit à cheval jusqu’au bac avec Hurin et la moitié des lanciers.

Rand n’hésita qu’une seconde à suivre. Loial l’accompagna. À sa surprise, Perrin les devança, la mine sombre. Quelques lanciers échangèrent de rudes plaisanteries en sautant à terre pour haler sur le cordage et faire traverser le bac.

Mat attendit jusqu’à la dernière minute, où l’un des guerriers du Shienar détachait l’amarre, pour presser son cheval d’un coup de talon et se forcer une place à bord. « Je suis obligé de venir tôt ou tard, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix étranglée, à personne en particulier. Il faut que je le trouve. »

Rand secoua la tête. Comme Mat paraissait en aussi bonne santé que jamais, il avait presque oublié pourquoi lui-même était là. Pour trouver le poignard. Qu’Ingtar ait le Cor, moi je veux seulement le poignard pour Mat. « Nous le trouverons, Mat. »

Ce dernier le regarda d’un air mauvais – avec un coup d’œil sarcastique pour son élégant bliaud rouge – et se détourna. Rand poussa un soupir.

« Cela s’arrangera, Rand, dit Loial à mi-voix. D’une façon ou d’une autre, soyez-en sûr. »

Le courant saisit le bac au moment où celui-ci se déhalait de la rive et l’entraîna, l’obligeant à tirer sur son câble avec un crissement aigu. C’étaient de curieux passeurs, ces lanciers qui arpentaient le pont en armure, casque en tête, épée sur le dos, mais ils ne se débrouillèrent pas mal pour conduire le bac en pleine eau.

« Voilà comment nous avons quitté notre pays, dit soudain Perrin. À Taren-au-bac. Avec les bottes des passeurs qui martelaient le pont et l’eau qui gargouillait autour du bateau. Voilà comment nous sommes partis. Ce sera pire, cette fois.

— Comment cela peut-il être pire ? » demanda Rand. Perrin ne répondit pas. Il fouillait du regard la rive d’en face et ses yeux d’or paraissaient presque flamboyer, mais pas d’ardeur.

Une minute s’écoula et Mat reprit à son compte la question de Rand. « Comment cela peut-il être pire ?

— C’est ce qui arrivera, je le sens. » Perrin ne voulut pas s’expliquer davantage. Hurin le dévisagea avec nervosité, mais à la vérité il semblait scruter tout perpétuellement d’un air inquiet depuis le départ de Fal Dara.

Le bac heurta la rive gauche avec un choc sourd de son robuste bordage en bois contre l’argile dure, presque sous un auvent d’arbres penchés au-dessus de l’eau, et les guerriers du Shienar qui avaient halé le cordage se mirent en selle, sauf deux à qui Ingtar ordonna de ramener le bac en face pour prendre leurs autres compagnons. Le reste des guerriers remonta la berge à la suite d’Ingtar.

« Cinquante pas jusqu’à un grand chêne-pierre », dit Ingtar comme ils s’enfonçaient sous les arbres. Sa voix était trop neutre. Si Ragan ne pouvait pas en parler… Certains guerriers firent jouer l’épée suspendue dans leur dos et tinrent leur lance en arrêt.

Au premier abord, Rand crut que les formes suspendues par les bras aux épaisses branches grises du chêne-pierre étaient des épouvantails. Des épouvantails rouges. Puis il reconnut les deux visages. Changu et l’homme qui avait été de garde avec lui. Nidao. Les yeux fixes, les dents découvertes dans un rictus de souffrance. Ils avaient vécu longtemps après que cela avait commencé.

Du fond de la gorge de Perrin sortit un son, presque un grondement.

« Jamais je n’ai rien vu de pire, mon Seigneur, dit Hurin d’une voix éteinte. Jamais je n’ai rien senti de pire, à part lors de cette autre nuit dans les cachots de Fal Dara. »

Rand chercha frénétiquement à établir en lui le vide. La flamme le gêna, lui donnant la nausée avec sa clarté qui vacillait au rythme de ses efforts convulsifs pour avaler sa salive, mais il persévéra jusqu’à ce qu’il se soit enveloppé de vide. Toutefois, la nausée oscilla dans le vide à la même cadence. Pas en dehors pour une fois, mais intérieurement. Pas étonnant, à voir ça. Cette pensée glissa dans le vide comme une goutte d’eau sur une plaque brûlante. Que leur est-il arrivé ?

« Écorchés vifs », entendit-il dire derrière lui, et il entendit aussi quelqu’un en proie à des haut-le-cœur. Il pensa que c’était Mat, mais tous ces sons étaient lointains pour lui, dans son cocon de vide. Cependant ce vacillement déstabilisant l’estomac était également là dans le cocon. Il eut l’impression que lui aussi allait vomir.

« Détachez-les », ordonna Ingtar d’une voix rude, puis il ajouta : « Enterrez-les. On les a peut-être emmenés comme prisonniers. C’est possible. Qu’ils connaissent du moins la dernière étreinte de la Mère. » Des hommes s’avancèrent à cheval avec circonspection, poignard en main ; même pour des hommes du Shienar endurcis au combat, ce n’était pas une tâche facile de trancher les liens des cadavres écorchés d’hommes qu’ils connaissaient et de les déposer à terre.

« Ça va, Rand ? demanda Ingtar. Je ne suis pas habitué non plus à ce genre de chose.

— Je… ça va, Ingtar. » Rand laissa le vide disparaître. Il se sentait moins malade sans le vide. Son estomac était toujours serré, mais moins prêt à restituer son contenu. Ingtar hocha la tête et fit tourner son cheval pour pouvoir regarder les hommes qui s’affairaient.

L’inhumation fut simple. Deux trous creusés dans le sol et les corps allongés dedans sous les yeux des autres hommes du Shienar qui observaient le silence. Les fossoyeurs commencèrent à rejeter la terre dans les tombes sans plus de cérémonie.

Rand fut choqué, mais Loial lui donna à mi-voix des explications. « Les gens du Shienar croient que nous venons tous de la terre et que nous devons y retourner. Ils n’utilisent jamais de cercueil ni de linceul, et les corps ne sont jamais habillés. La terre doit étreindre le cadavre. La dernière étreinte de la Mère, ils appellent ça. Et aucun discours n’est prononcé, à part la formule Que la Lumière brille sur vous et que le Créateur vous prenne sous sa protection. Que la dernière étreinte de la Mère vous accueille dans votre demeure. » Loial soupira et secoua sa tête géante. « Je ne pense pas que quelqu’un la prononcera cette fois-ci. En dépit de ce que dit Ingtar, il n’y a guère de doute que Changu et Nidao ont assassiné les gardes à la Poterne du Chien et laissé entrer les Amis du Ténébreux dans la citadelle. Ce ne peut être qu’eux qui sont responsables de ce qui s’est passé.

— Alors, qui donc a tiré la flèche sur… sur l’Amyrlin ? » Rand avala sa salive. Qui a tiré sur moi ? Loial ne répondit pas.

Uno survint avec le reste des guerriers et les chevaux de bât comme la dernière pelletée de terre s’abattait sur les tombes. Quelqu’un lui expliqua ce qu’ils avaient découvert et le borgne cracha. « Ces enculeurs de chèvres de Trollocs font ça quelquefois le long de la Dévastation. Quand ils veulent vous ficher la frousse ou vous donner un sacré avertissement de ne pas les suivre. Que la Lumière me brûle si ça marche cette fois-ci, par exemple. »

Avant que la cavalcade s’éloigne, Ingtar arrêta son cheval près des tombes anonymes, deux monticules de terre nue qui paraissaient trop petits pour contenir des corps humains. Au bout d’un instant, il récita : « Que la Lumière brille sur vous et que le Créateur vous prenne sous sa protection. Que la dernière étreinte de la Mère vous accueille dans votre demeure. » Quand il releva la tête, il regarda chaque guerrier tour à tour. Aucun visage ne manifestait quoi que ce soit, et moins encore celui d’Ingtar. « Ils avaient sauvé le Seigneur Agelmar à la Brèche de Tarwin », dit-il. Plusieurs lanciers approuvèrent d’un hochement de tête. Ingtar fit tourner sa monture. « De quel côté, Hurin ?

— Sud, mon Seigneur.

— Prenez la piste ! Nous continuons la poursuite ! »

La forêt céda bientôt la place à une plaine doucement ondulée, parfois traversée par un cours d’eau peu profond qui s’était creusé un lit aux berges hautes, avec jamais davantage qu’une légère élévation de terrain ou une éminence aplatie qui méritait à peine le nom de colline. Un pays idéal pour les chevaux. Ingtar en profita pour adopter une allure soutenue qui dévorait le terrain. De temps en temps, Rand voyait au loin ce qui aurait pu être une ferme et, une fois, ce qu’il pensa être un village, à une lieue environ, avec de la fumée montant de cheminées et quelque chose qui avait un reflet blanc au soleil, mais à proximité d’eux, le paysage restait vide de toute vie humaine, de longues bandes herbues parsemées de broussailles avec par-ci par-là des arbres ou des petits bois, jamais larges de plus de cent pas.

Ingtar désigna des éclaireurs, deux cavaliers qui partirent en avant, visibles seulement quand ils parvenaient à une éminence. Il avait un sifflet d’argent suspendu à son cou pour les rappeler si Hurin annonçait que la piste avait changé de direction, mais elle ne dévia pas. Droit au sud. Toujours au sud.

« À ce train-là, nous atteindrons le Champ de Talidar dans trois ou quatre jours, dit Ingtar tandis qu’ils chevauchaient. La victoire majeure d’Arthur Aile-de-Faucon, quand les Demi-Hommes ont conduit contre lui les Trollocs hors de la Dévastation. La bataille a duré six jours et six nuits et quand elle s’est terminée les Trollocs sont retournés en déroute dans la Dévastation et n’ont plus jamais osé le défier. Il a érigé là-bas un monument à sa victoire, une colonne sur laquelle il a voulu que l’on grave non pas son nom mais celui de tous les hommes tombés au combat, avec une étoile d’or au sommet, comme symbole qu’en ce lieu la Lumière avait triomphé de l’Ombre.

— J’aimerais bien le voir, dit Loial. Je n’avais jamais entendu parler de ce monument. »

Ingtar demeura silencieux un moment et, quand il reprit la parole, sa voix était sourde. « Il n’y est plus, Bâtisseur. À la mort d’Artur Aile-de-Faucon, ceux qui s’étaient disputé son empire n’ont pas supporté de laisser subsister un monument célébrant une de ses victoires, même si son nom n’y figurait pas. De ce monument ne demeure que la hauteur sur laquelle il se dressait. Dans trois ou quatre jours, nous verrons au moins cela. » Le ton de sa voix n’engageait guère à continuer ensuite la conversation.

À l’heure où le soleil doré passait au zénith, ils longèrent à une distance d’un quart de lieue du chemin qu’ils suivaient un bâtiment carré en briques crépies. Il n’était pas élevé, pas plus d’un étage encore debout partout où portait le regard de Rand, mais il couvrait une vaste surface au sol. Il avait l’air d’avoir été abandonné depuis longtemps, ses toits disparus à part quelques sections de tuiles sombres accrochées à des fragments de chevrons, la plupart du crépi jadis blanc maintenant tombé et mettant à nu les briques noircies et dégradées par les intempéries, des murs effondrés démasquant des cours à ciel ouvert et des salles d’habitation délabrées. Des broussailles et même des arbres croissaient dans les lézardes de ce qui avait été autrefois des cours pavées.

« Une demeure seigneuriale », indiqua Ingtar. Quand il regarda le bâtiment, le peu de sérénité qu’il avait récupéré parut s’évanouir. « Au temps où Harad Dakar existait toujours, je pense que le seigneur du domaine cultivait cette terre sur une lieue à la ronde. Des vergers, peut-être. Les Hardini adoraient leurs vergers.

— Harad Dakar ? » répéta Rand, et Ingtar émit un son sarcastique.

« On n’apprend donc plus l’histoire ? Harad Dakar, la capitale du Hardan, qui était jadis la nation dont nous traversons en ce moment le territoire.

— J’ai vu une carte ancienne, répliqua Rand d’une voix contrainte. Je connais les nations qui ont disparu. Maredo, Goaban, Carralain, mais il n’y avait pas de Hardan marqué dessus.

— Il y en avait eu d’autres, jadis, qui ont disparu aussi, dit Loial. Mar Haddon qui est maintenant le Cœur-Sombre-du-Haddon et Almoth. Et Kintara. La Guerre des Cent ans a divisé l’empire d’Artur Aile-de-Faucon en de nombreuses nations, grandes et petites. Les petites ont été absorbées par les grandes ou encore se sont réunies comme l’Altara et le Murandy. Forcées à se joindre serait un terme plus juste, je suppose.

— Qu’est-ce qui leur est donc arrivé ? » questionna Mat d’un ton agressif. Rand n’avait pas remarqué que Mat et Perrin avaient poussé leurs chevaux pour les rejoindre. La dernière fois qu’il les avait aperçus, ils étaient à l’arrière-garde, aussi loin que possible de Rand al’Thor.

« Elles n’ont pas pu rester ensemble, répliqua l’Ogier. Les récoltes ont avorté ou le commerce a périclité. Ou les gens n’ont pas été à la hauteur. Dans chaque cas, quelque chose a cloché et la nation s’est affaiblie. Parfois, ce sont des pays voisins qui absorbaient les terres, quand les nations avaient disparu, mais elles n’ont jamais duré, ces annexions. Au fil du temps, les terres ont été complètement abandonnées. Certains villages ont tenu bon çà et là mais, pour la plupart, tout est revenu à l’état sauvage. Il y a près de trois cents ans que Harad Dakar a été finalement désertée mais, même avant cela, elle était comme une coquille vide, avec un roi incapable d’imposer sa loi à l’intérieur même de l’enceinte de sa cité. Harad Dakar n’existe plus, à ce que j’ai compris. Ni aucun bourg ni aucune cité du Hardan, leurs pierres emportées en charrette par les fermiers et les villageois pour leurs propres besoins. La plupart des fermes et des villages construits avec ces pierres ont disparu à leur tour. C’est ce que j’ai appris par les livres et je n’ai rien vu qui prouve le contraire.

— Pendant près de cent ans, elle a joué le rôle d’une carrière, cette ville de Harad Dakar, dit Ingtar avec amertume. La population a finalement émigré ; mais la ville a été démolie pierre par pierre. Tout a disparu et ce qui est resté se dégrade. Tout, partout. Il n’y a pratiquement pas une nation qui exerce réellement sa maîtrise sur le pays qu’elle prétend occuper selon la carte et il n’y a guère de pays qui se targuent aujourd’hui de la surface qu’ils remplissaient sur ces cartes il y a une centaine d’années. Quand la Guerre des Cent Ans s’est achevée, on chevauchait d’une nation à une autre sans interruption depuis la Dévastation jusqu’à la Mer des Tempêtes. À présent, nous traversons des régions désertes qu’aucune nation ne réclame sur la presque totalité du continent. Nous autres dans les Marches, nous avons notre bataille avec la Grande Dévastation pour nous garder forts et unis. Peut-être ces nations manquaient-elles de ce qu’il fallait pour les maintenir fortes. Vous dites qu’elles se sont dégradées, Bâtisseur ? Oui, elles se sont effondrées et quelle nation aujourd’hui saine succombera demain ? Nous sommes en train d’être aspirés vers le néant, nous autres humains. Emportés comme des épaves par des eaux déchaînées. Combien de temps encore avant que seules demeurent les Marches ? Combien de temps avant que nous sombrions nous aussi et qu’existent uniquement des Trollocs et des Myrddraals depuis les Marches jusqu’à la Mer des Tempêtes ? »

Un silence atterré suivit. Même pas rompu par Mat. Ingtar continua à avancer, perdu dans ses réflexions pénibles.

Au bout d’un certain temps, les éclaireurs revinrent au galop, droits sur leur selle, la lance dressée vers le ciel. « Un village devant, mon Seigneur. Nous n’avons pas été repérés, mais il est juste sur la voie que nous suivons. »

Ingtar sortit de sa songerie, mais ne parla pas avant qu’ils aient atteint le haut d’une petite crête dominant le village et alors ce fut seulement pour ordonner une halte pendant qu’il fouillait dans ses fontes à la recherche d’une lunette d’approche et l’ajustait pour observer le village.

Rand examina ce village avec intérêt. Il était aussi grand que le Champ d’Emond, encore que pas très important en comparaison de certains des bourgs qu’ils avaient vus depuis le départ des Deux Rivières, et moins encore des villes. Les maisons étaient toutes basses et crépies à l’argile blanche, et apparemment elles avaient de l’herbe qui poussait sur leurs toits pentus. Une douzaine de moulins à vent, disséminés dans le village, tournaient paresseusement, leurs longues ailes couvertes de toile jetant des éclairs blancs au soleil. Un mur bas encerclait le village, herbu, à hauteur de poitrine et, à l’extérieur de ce mur, était creusé un large fossé dont le fond était garni de pieux aiguisés en pointe. Il n’y avait pas de porte à l’unique ouverture qu’il apercevait dans ce rempart, mais il supposa qu’elle devait être aisément obstruée par une charrette ou un chariot. Il n’apercevait aucun être humain.

« Pas même un chien en vue, commenta Ingtar en rangeant son instrument dans ses fontes. Êtes-vous certains de ne pas avoir été remarqués ? demanda-t-il aux éclaireurs.

— Sauf si ces gens-là ont la veine du Ténébreux, mon Seigneur, répliqua l’un d’eux. Nous n’avons pas franchi la crête. Nous n’avons d’ailleurs distingué aucun mouvement non plus, mon Seigneur. »

Ingtar hocha la tête. « La piste, Hurin ? »

Hurin prit une profonde aspiration. « Vers le village, mon Seigneur, droit dessus pour autant que je peux le dire d’ici.

— Ouvrez l’œil, ordonna Ingtar en rassemblant ses rênes. Et ne croyez pas que ces gens-là sont amicaux parce qu’ils sourient. S’il y a quelqu’un là-bas. » Il se mit à leur tête et descendit la pente à une allure lente en direction du village, levant la main vers son épée pour la faire jouer dans son fourreau.

Rand entendit derrière lui les guerriers qui l’imitaient. Au bout d’un instant, il donna aussi du jeu à la sienne. S’efforcer de conserver sa vie n’est pas la même chose que tenter d’être un héros, avait été sa conclusion.

« Vous pensez que ces gens aideraient des Amis du Ténébreux ? » demanda Perrin à Ingtar. Ce dernier mit du temps à répondre.

« Ils n’ont pas beaucoup de sympathie pour nous autres du Shienar, finit-il par dire. Ils estiment que nous devrions les protéger. Nous ou les Cairhienins. Le Cairhien avait voulu s’attribuer ce territoire, après la mort du dernier Roi du Hardan. Tout le pays jusqu’à l’Erinin, voilà ce que voulaient les Cairhienins. Pourtant, ils n’ont pas pu le conserver. Ils ont renoncé à leurs revendications il y a cent ans. Aussi avant dans le sud, les rares populations qui vivent encore ici n’ont pas à craindre les Trollocs, mais il y a des quantités de brigands humains. Voilà pourquoi elles ont ce mur d’enceinte, et son fossé. Tous leurs villages en sont munis. Leurs champs sont cachés dans des creux de vallée alentour, mais personne n’habite hors de l’enceinte. Elles sont prêtes à rendre hommage à n’importe quel souverain qui leur accorderait sa protection, mais nous en avons déjà suffisamment sur les bras avec les Trollocs. Voilà pourquoi, néanmoins, elles ne nous portent pas dans leur cœur. » Comme ils arrivaient à l’espace dégagé dans le rempart, il répéta : « Ouvrez l’œil. »

Toutes les rues conduisaient vers une place, mais personne n’y circulait, personne ne regardait par la fenêtre. Pas un chien, même pas une poule. Rien de vivant. Des portes ouvertes battaient, grinçant au vent, en contrepoint au crissement rythmé des moulins à vent. Les sabots des chevaux résonnaient fort sur la terre battue du chemin.

« Comme au bac, murmura Hurin, mais pas pareil. » Il chevauchait ramassé sur sa selle, tête baissée, comme s’il essayait de se cacher derrière ses propres épaules. « Il y a eu violence, mais… je ne sais pas. Il s’est passé de vilaines choses. Cela sent mauvais.

— Uno, ordonna Ingtar, emmenez avec vous une colonne et fouiller les maisons. Si vous trouvez des gens, amenez-les-moi sur la place. Par contre, cette fois-ci ne les effrayez pas. Je veux des réponses, pas des gens qui s’enfuient à toutes jambes pour sauver leur vie. » Il conduisit le reste des guerriers vers le centre du village, tandis qu’Uno faisait mettre pied à terre à ses dix compagnons.

Rand regarda autour de lui, hésitant. Les portes qui grinçaient, les moulins à vent qui crissaient, les sabots des chevaux qui martelaient le sol, chaque son résonnait trop fort, on aurait dit qu’il n’existait pas d’autres bruits au monde. Rand examina les maisons. Dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte, les rideaux claquaient contre la façade. Toutes les maisons paraissaient inhabitées.

Avec un soupir, il descendit de selle et se dirigea vers la plus proche, puis s’arrêta, les yeux fixés sur la porte.

Ce n’est qu’une porte. De quoi as-tu peur ? Il aurait aimé ne pas avoir l’impression que quelque chose guettait de l’autre côté. Il poussa complètement le battant.

À l’intérieur se trouvait une salle bien rangée. Ou qui l’avait été. La table était dressée pour un repas, des chaises à barrettes rassemblées autour, des assiettes déjà garnies. Quelques mouches bourdonnaient au-dessus de jattes remplies de navets et de petits pois, et d’autres mouches se promenaient sur un rôti froid entouré de sa graisse figée. Il y avait une tranche à demi coupée sur le rôti, la fourchette encore enfoncée dans la viande et le couteau gisant à moitié dans le plat comme si on l’avait laissé échapper. Rand entra dans la salle.

Un battement de paupières – clic.

Un homme chauve et souriant, en vêtements de travail, déposait une tranche de viande sur l’assiette que présentait une femme au visage las. Elle souriait aussi, néanmoins. Elle ajouta des pois et des navets dans l’assiette et la passa à un des enfants assis à la table. Ils étaient une demi-douzaine, des garçons et des filles, depuis des presque adultes jusqu’à des petits dont la tête dépassait juste la table. La femme dit quelque chose et sa fille rit en prenant l’assiette qu’elle lui tendait. L’homme commença à couper une deuxième tranche.

Soudain une autre fille hurla, la main pointée vers la porte de la rue. L’homme lâcha le couteau à découper et se retourna d’un seul coup, puis il hurla aussi, le visage crispé d’horreur, et empoigna un des plus jeunes enfants. La femme en attrapa un autre et fit des gestes désespérés à ceux qui restaient, sa bouche remuant frénétiquement sans émettre un son. Tous se précipitèrent vers une porte au fond de la pièce.

Cette porte s’ouvrit brusquement et…

Clic.

Rand était incapable d’esquisser un mouvement. Le bourdonnement des mouches au-dessus de la table résonna plus fort. Son haleine formait un nuage devant sa bouche.

Clic.

Un homme chauve et souriant, en vêtements tissés à la maison, déposait une tranche de viande sur une assiette présentée par une femme à la mine lasse. Elle aussi souriait, néanmoins. Elle ajouta des pois et des navets dans l’assiette et la passa à un des enfants assis autour de la table. Ils étaient une demi-douzaine, des garçons et des filles qui s’échelonnaient depuis des presque adultes jusqu’à des petits dont la tête dépassait juste la table. La femme dit quelque chose et sa fille rit en prenant l’assiette qu’elle lui offrait.

Soudain, une autre fille hurla, le bras tendu vers la porte de la rue. L’homme lâcha le couteau à découper et pivota sur lui-même, puis il hurla, lui aussi, le visage figé par l’horreur, et empoigna un enfant. La femme en saisit un deuxième et fit des signes éperdus aux autres, sa bouche remuant frénétiquement sans émettre un son. Tous se précipitèrent vers la porte au fond de la pièce.

Cette porte s’ouvrit subitement et… Clic.

Rand voulut se débattre, mais ses muscles semblaient gelés. La pièce était plus froide ; il avait envie de frissonner, mais il était incapable même de cela. Des mouches grouillaient sur la table. Il chercha à atteindre le vide. La lumière qu’il redoutait y était, mais tant pis. Il devait…

Clic.

Un homme chauve, souriant, vêtu en paysan, déposait une tranche de viande sur une assiette tenue par une femme au visage las. Elle souriait aussi, pourtant. Elle mit à son tour sur l’assiette des navets et des pois, puis la passa à un des enfants alignés le long de la table. Ils étaient une demi-douzaine, garçons et filles, s’échelonnant depuis l’âge presque adulte jusqu’au petit dont la tête dépassait juste la table. La femme dit quelque chose et sa fille rit en prenant l’assiette. L’homme commença à couper une nouvelle tranche.

Tout à coup, une autre fille poussa un cri, le doigt pointé vers la porte de la rue. L’homme laissa échapper le couteau et se retourna d’un coup, puis il hurla aussi, les traits crispés par l’horreur, et saisit un des petits. La femme en empoigna un deuxième et gesticula avec l’énergie du désespoir à l’adresse des autres, sa bouche remuant frénétiquement sans qu’elle émette un son. Tous se précipitèrent vers une porte au fond de la pièce.

Cette porte s’ouvrit brutalement et… Clic.

La salle était glaciale. Si froid. La table était noire de mouches ; les murs étaient une masse mouvante de mouches, comme le sol, le plafond, tous en étaient noirs. Elles grouillèrent sur Rand, le recouvrirent ; elles grouillaient sur sa figure, ses yeux, s’introduisaient dans son nez, dans sa bouche. Lumière, au secours. Froid. Le bourdonnement des mouches résonnait comme le tonnerre. Ce froid. Un froid qui pénétrait le vide, défiait ce vide, emprisonnait Rand dans la glace. Dans un sursaut désespéré, il tenta d’atteindre la lumière vacillante. Son estomac se noua, mais la lumière était chaude. Chaude. Ardente. Il se sentait brûlant.

Subitement, il se retrouva en train de se dépêtrer de… quelque chose. Il ne savait pas quoi ni comment c’était là. Des toiles d’araignée en fil d’acier. Des rayons de lune taillés dans la pierre. Ils se désintégrèrent à son contact, mais il savait n’avoir rien touché. Ils se ratatinaient, ils fondaient à la chaleur qui déferlait à travers lui, une chaleur de feu de forge, une chaleur comme celle du monde en flamme, une chaleur semblable à…

Elle avait disparu. Haletant, il regarda autour de lui avec des yeux écarquillés. Quelques mouches gisaient sur le rôti à demi découpé, dans le plat. Des mouches mortes. Six mouches. Seulement six. Il y en avait d’autres dans les plats creux, une demi-douzaine de minuscules points noirs parmi les légumes froids. Toutes mortes. Il sortit en trébuchant dans la rue.

Au même moment, Mat sortit aussi d’une maison de l’autre côté de la chaussée et secoua la tête. « Personne là, annonça-t-il à Perrin, encore en selle. On dirait qu’ils se sont levés au beau milieu du dîner et sont partis. »

Un grand cri parvint de la place.

« Ils ont trouvé quelque chose ! » s’exclama Perrin en enfonçant les talons dans les flancs de son cheval. Mat se hissa précipitamment sur sa selle et s’élança au galop à sa suite.

Rand s’installa sur le Rouge avec plus de lenteur ; l’étalon fit un écart comme s’il sentait son malaise. Rand jeta un coup d’œil aux maisons en allant lentement vers la place, il était incapable de se résoudre à les regarder plus attentivement. Mat en a visité une et rien ne lui est arrivé. Il résolut de ne plus mettre les pieds dans une maison de ce village quoi qu’on dise. Éperonnant le Rouge du talon, il précipita l’allure.

Tous étaient pétrifiés, pareils à des statues, devant un vaste bâtiment avec une grande porte à deux battants. Peut-être un lieu de réunion pour les villageois. Il se joignit au cercle silencieux et regarda avec les autres.

Il y avait un homme maintenu les bras en croix en travers de la porte par de gros clous transperçant ses poignets et ses épaules. Des clous encore avaient été martelés dans ses yeux pour lui garder la tête haute. Du sang séché formait des éventails sombres sur ses joues. Des éraflures sur le bois derrière ses bottes indiquaient qu’il était vivant quand la chose avait été perpétrée. Quand elle avait commencé à l’être, en tout cas.

Rand sentit la respiration lui manquer. Non, ce n’était pas un homme. Ces vêtements noirs, plus noirs que le noir, n’avaient jamais été portés par un être humain. Le vent agita un pan du manteau coincé derrière le cadavre – ce que le vent ne faisait jamais, Rand ne le savait que trop bien ; le vent ne touchait jamais ces vêtements-là – mais jamais il n’y avait eu d’yeux dans cette face pâle, exsangue.

« Un Myrddraal », dit-il dans un souffle, et ce fut comme si son murmure avait libéré l’ensemble de ses compagnons. Ils se remirent à bouger et à respirer.

« Qui… ? commença Mat qui dut s’interrompre pour avaler sa salive. Qui pourrait infliger ça à un Évanescent ? » Sa voix grimpa à l’aigu à la fin de sa phrase.

« Je ne sais pas, répliqua Ingtar. Je ne sais pas. » Il regarda autour de lui, examinant les visages ou peut-être les comptant pour s’assurer que pas un ne manquait. « Et je ne pense pas que nous l’apprendrons ici. Nous continuons. En selle ! Hurin, retrouvez la piste au sortir de ce village.

— Oui, mon Seigneur. Oui. Avec plaisir. Par ici, mon Seigneur. Ils continuent vers le sud. »

La cavalcade s’éloigna, laissant le cadavre du Myrddraal suspendu où il était, le vent secouant son manteau noir. Hurin franchit le rempart le premier, pour une fois sans attendre Ingtar, et Rand n’était pas loin derrière lui.

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