29 Les Seanchans

Geofram Bornhald ne prêta pas attention à l’odeur des maisons qui brûlaient ni aux cadavres gisant sur la terre battue de la chaussée. Byar et une garde de cent hommes en manteau blanc entraient sur ses talons dans le village, la moitié de la colonne qu’il avait avec lui. Sa légion était trop dispersée pour son goût et trop de leviers de commande se trouvaient entre les mains des Inquisiteurs, mais ses ordres avaient été explicites : Obéissez aux Inquisiteurs.

Il n’y avait eu qu’une faible résistance ici : des colonnes de fumée ne sortaient que d’une demi-douzaine d’habitations. L’auberge était encore debout, il le constata, en pierres recouvertes de crépi blanc comme presque toutes les constructions dans la Plaine d’Almoth.

S’arrêtant devant cette auberge, il laissa son regard aller des prisonniers que gardaient ses soldats, près du puits du village, au long gibet qui déparait le pré communal. Il avait été construit sommairement, rien qu’une longue perche soutenue par des poteaux, mais il avait reçu trente cadavres dont la brise agitait les vêtements. Des petits corps étaient pendus parmi ceux de leurs aînés. Même Byar les regardait avec incrédulité.

« Muadh ! » appela Bornhald d’une voix de tonnerre. Un homme grisonnant se détacha au pas de course de ceux qui gardaient les prisonniers. Un jour, Muadh était tombé aux mains d’Amis du Ténébreux ; sa face ravagée par des cicatrices faisait peur même aux plus hardis. « Est-ce votre œuvre, Muadh, ou celle des Seanchans ?

— Ni de moi ni d’eux, mon Seigneur Capitaine. » La voix de Muadh était un grondement presque chuchoté, un autre souvenir des Amis du Ténébreux. Il n’en dit pas davantage.

Bornhald fronça les sourcils. « Ce n’est sûrement pas ceux-là qui l’ont fait », dit-il avec un geste en direction des prisonniers. Les Enfants n’avaient plus l’air aussi impeccables que lorsqu’il les avait amenés à travers le Tarabon, mais ils semblaient prêts à passer une revue en comparaison du ramassis qui courbait l’échine sous leurs regards vigilants. Des hommes vêtus de loques et de fragments d’armure, à l’expression morne. Les restes de l’armée que le Tarabon avait envoyée combattre les envahisseurs sur la Pointe de Toman.

Muadh hésita, puis expliqua en mesurant ses paroles : « Les habitants du village disent qu’ils portaient des manteaux tarabonais, Seigneur Capitaine.

Parmi eux se trouvait un homme de forte corpulence, avec des yeux gris et une longue moustache, qui donne l’impression d’être le jumeau de l’Enfant Earwin et un jeune gars tâchant de cacher un joli minois derrière une barbe blonde qui maniait son arme de la main gauche dans la bataille. Il ressemble quasiment à l’Enfant Wuan, mon Seigneur Capitaine.

— Ces Inquisiteurs ! » s’exclama avec mépris Bornhald. Earwin et Wuan étaient du nombre de ceux dont il avait dû se séparer sur l’ordre des Inquisiteurs. Il avait déjà vu les résultats de la tactique des Inquisiteurs, mais c’était la première fois qu’il trouvait des cadavres d’enfants.

« Si mon Seigneur Capitaine le dit. » Muadh donna à son commentaire l’accent d’un acquiescement fervent.

« Coupez leurs cordes, reprit Bornhald d’une voix lasse. Dépendez-les et assurez-vous que les gens du village sachent qu’il n’y aura plus d’exécution. » À moins que quelque imbécile ne décide de jouer au brave parce que son épouse le regarde et que je ne sois obligé de faire un exemple. Il mit pied à terre, examinant de nouveau les prisonniers, tandis que Muadh s’éloignait hâtivement en réclamant des échelles et des couteaux. Il avait des sujets de préoccupations plus pressants que le zèle outrageux des Inquisiteurs ; il aurait aimé pouvoir détourner complètement son esprit de ces Inquisiteurs.

« Ils n’ont guère de cœur au ventre, mon Seigneur Capitaine, que ce soit ces Tarabonais ou ce qui reste des Domani. Ils montrent les dents comme des rats acculés dans un coin mais détalent dès que n’importe quoi leur rend la pareille.

— Voyons ce dont nous sommes capables en face des envahisseurs, Byar, avant de mépriser ces gens-là, hein ? » Les prisonniers avaient une expression abattue qui se trouvait déjà sur leur visage avant que ses hommes arrivent. « Que Muadh m’en choisisse un. » La face de Muadh suffisait à elle seule à saper la résolution de la plupart des gens. « Un officier, de préférence. Un qui paraisse assez intelligent pour raconter ce qu’il a vu sans broder, mais suffisamment jeune pour ne pas avoir trop de caractère. Recommandez à Muadh de ne pas trop y aller avec des gants, hein ? Donnez à ce bonhomme l’impression que je vais lui infliger pire que ce qu’il a jamais imaginé, à moins qu’il ne réussisse à me convaincre d’y renoncer. » Il jeta ses rênes à un des Enfants et entra à grands pas dans l’auberge.

Chose étonnante, l’aubergiste s’y trouvait, obséquieux, transpirant, sa chemise sale tendue sur son ventre à croire que les brandebourgs rouges brodés dessus allaient craquer. Bornhald le congédia d’un geste ; il entrevit vaguement une femme et des enfants blottis dans l’encadrement d’une porte jusqu’à ce que l’aubergiste les emmène tous.

Bornhald ôta ses gantelets et s’installa à une des tables. Il connaissait trop peu de choses sur les envahisseurs, les étrangers. C’est ainsi que presque tout le monde les appelait, c’est-à-dire ceux qui ne se bornaient pas à débiter des sornettes à propos d’Aile-de-Faucon. Il savait qu’ils se donnaient le nom de Seanchans et de Hailènes. Il avait des notions suffisantes de l’Ancienne Langue pour comprendre que cet autre nom signifiait Ceux-qui-arrivent-les-Premiers, ou les Avant-Courriers. Ils se donnaient aussi le nom de Rhyagelles, Ceux-qui-reviennent-dans-leurs-foyers, et parlaient du Corenne, le Retour. C’était presque assez pour qu’il croie ce qui se disait sur le retour des Armées d’Artur Aile-de-Faucon. Personne ne savait d’où venaient les Seanchans, sinon qu’ils étaient arrivés en bateaux. Les demandes de renseignements que Bornhald avait présentées au Peuple de la Mer n’avaient suscité en réponse que le silence. L’Amador ne tenait pas en haute estime les Atha’an Mierre et cette manière de voir lui était rendue par eux au centuple. Ce qu’il savait sur les Seanchans, il l’avait appris par des gens comme ceux qui étaient là dehors. Une cohue découragée, vaincue, qui parlait – avec des yeux écarquillés par l’effroi, la sueur au front – d’hommes qui avaient mené l’assaut à califourchon autant sur des monstres que sur des chevaux, avec aussi comme alliés luttant auprès d’eux des monstres, et qui obligeaient des Aes Sedai à ouvrir la terre sous les pieds de leurs ennemis.

Un bruit de bottes sur le seuil l’incita à arborer un sourire cruel, mais Byar n’était pas accompagné par Muadh. L’Enfant de la Lumière qui se tenait auprès de lui, les épaules rejetées en arrière et le casque au creux du bras, était Jeral que Bornhald aurait imaginé à cent lieues de là. Par-dessus sa cuirasse, le jeune homme portait un manteau de coupe domani, bordé de bleu, et non la cape blanche des Enfants.

« Muadh s’entretient en ce moment avec un jeune homme, mon Seigneur Capitaine, annonça Byar. L’Enfant Jeral vient d’arriver avec un message. »

Bornhald indiqua de la main à Jeral de parler.

L’Enfant garda sa posture rigide. « Les compliments de Jaichim Carridin qui guide la Main de la Lumière dans… commença-t-il, le regard fixé sur l’horizon.

— Je n’ai nul besoin des compliments de l’Inquisiteur », grommela Bornhald. Il vit l’air surpris du messager. Jeral était encore jeune. D’ailleurs, Byar semblait lui aussi mal à l’aise. « Transmettez-moi son message, hein ? Pas mot pour mot, à moins que je ne le demande. Expliquez-moi simplement ce qu’il veut. »

L’Enfant, qui s’était apprêté à réciter, avala sa salive avant de commencer. « Mon Seigneur Capitaine, il… il dit que vous amenez un trop grand nombre d’hommes trop près de la Pointe de Toman. Il dit que les Amis du Ténébreux séjournant sur la Plaine d’Almoth doivent être éliminés et vous devez – pardonnez-moi, Seigneur Capitaine – vous devez rebrousser chemin immédiatement et prendre la direction du cœur de la Plaine. » Il resta au garde-à-vous, attendant.

Bornhald l’examina. La poussière de la Plaine maculait le visage de Jeral, ainsi que son manteau et ses bottes. « Allez-vous chercher quelque chose à manger, lui dit Bornhald. Il y a sûrement de l’eau pour vous laver dans une de ces maisons, si vous le désirez. Revenez me trouver dans une heure. J’aurai des messages à vous confier. » Il congédia de la main le jeune homme.

« Les Inquisiteurs ont peut-être raison, mon Seigneur Capitaine, dit Byar après le départ de Jeral. Il y a de nombreux villages dispersés dans la Plaine et les Amis du Ténébreux… »

Le claquement de la paume de Bornhald sur la table l’interrompit. « Quels Amis du Ténébreux ? Je n’ai rien vu dans aucun village qu’il a ordonné de prendre, sinon des fermiers et des artisans alarmés à l’idée que nous allions brûler leurs moyens d’existence, et quelques vieilles femmes qui s’occupent de malades. » Le visage de Byar était une démonstration de l’art de se dépouiller de toute expression ; il était toujours plus prompt que Bornhald à déceler partout des Amis du Ténébreux. « Et les enfants, Byar ? Est-ce que les enfants d’ici deviennent des Amis du Ténébreux ?

— Les péchés de la mère retombent sur les enfants jusqu’à la cinquième génération et les péchés du père jusqu’à la dixième », cita Byar. Cependant il paraissait mal à l’aise. Même Byar n’avait jamais tué d’enfant.

« Vous êtes-vous jamais avisé, Byar, de vous demander pourquoi Carridin nous a enlevé nos bannières et les manteaux des hommes dont les Inquisiteurs ont pris le commandement ? Cela indique quelque chose, non ?

— Il doit avoir ses raisons, Seigneur Capitaine, répliqua Byar avec hésitation. Les Inquisiteurs ont toujours des raisons, même quand ils ne les communiquent pas à nous autres. »

Bornhald se contint en se rappelant que Byar était un bon soldat. « Les Enfants portent des manteaux du Tarabon dans le nord, Byar, et ceux qui sont dans le sud des manteaux domanis. Je n’aime pas ce que cela me donne à penser. Il y a des Amis du Ténébreux ici, mais ils sont à Falme et non pas dans la Plaine. Quand Jeral remontera à cheval, il ne partira pas seul. Des messages iront à tous les groupes d’Enfants que je sais où joindre. J’ai l’intention d’emmener la Légion à la Pointe de Toman, Byar, pour voir ce que veulent faire les vrais Amis du Ténébreux, ces Seanchans. »

Byar parut troublé mais, avant qu’il ait eu le temps de prendre la parole, Muadh apparut avec un des prisonniers. Le jeune homme transpirant d’inquiétude, revêtu d’un haubert ouvragé qui avait subi des vicissitudes, lançait des coups d’œil craintifs en direction du visage terrifiant de Muadh.

Bornhald dégaina son poignard et commença à se nettoyer les ongles. Il n’avait jamais compris pourquoi cela rendait quelques personnes nerveuses, néanmoins il utilisait ce jeu de scène. Même son sourire grand-paternel fit pâlir le visage sali du prisonnier. « Maintenant, jeune homme, vous allez me dire tout ce que vous savez concernant ces étrangers, hein ? Si vous avez besoin de réfléchir à ce que vous avez à raconter, je vous renverrai dehors avec l’Enfant Muadh pour mettre vos idées en ordre. »


Le prisonnier regarda vivement Muadh d’une prunelle dilatée. Puis les mots commencèrent à jaillir de sa bouche.

L’ample houle de l’Océan d’Aryth imprimait du roulis à L’Écume, mais les pieds écartés de Domon lui assuraient un bon équilibre pendant qu’il portait le long tube de la lunette d’approche à son œil pour étudier le grand vaisseau qui les poursuivait. Poursuivait et peu à peu gagnait sur eux. Le vent dans lequel naviguait L’Écume n’était ni le plus favorable ni le plus fort mais, à l’endroit où l’autre bateau écrasait les lames en montagnes d’écume sous sa proue renflée, il n’aurait pas pu souffler avec plus de puissance. La côte de la Pointe de Toman se dressait à l’est, falaises sombres et bandes étroites de sable. Domon avait préféré ne pas emmener L’Écume trop au large et maintenant il craignait d’avoir à s’en repentir.

« Les étrangers, Capitaine ? » Yarin avait dans la voix l’accent de l’angoisse. « Est-ce un bateau des étrangers ? »

Domon abaissa la lunette d’approche, mais son œil semblait toujours empli par ce haut vaisseau pansu avec ses curieuses voiles nervurées. « Seanchan », dit-il, et il entendit Yarin pousser un gémissement. Il tambourina de ses gros doigts sur la lisse, puis ordonna à l’homme de barre : « Rapprochez-vous de la côte. Ce navire n’osera pas se risquer dans les eaux peu profondes où L’Écume peut naviguer. »

Yarin cria des ordres et l’équipage se hâta de haler les vergues tandis que le timonier pesait sur la barre pour orienter la proue davantage vers la côte. L’Écume avança plus lentement, puisqu’elle s’était ainsi rapprochée du lis du vent, mais Domon était certain de pouvoir atteindre les petits fonds avant que l’autre vaisseau arrive à sa hauteur. Des soutes seraient-elles pleines que mon Écume naviguerait encore par moins de fond que ne le pourrait cette grande coque.

Son bateau était plus haut sur l’eau que lorsqu’il était parti de Tanchico. Un tiers de la cargaison de fusées d’artifice qu’il avait embarquées là-bas était écoulé, vendu dans les villages de pêcheurs de la Pointe de Toman, mais les pièces d’argent qui avaient afflué à la suite de ces ventes de fusée avaient été aussi accompagnées de nouvelles inquiétantes. Les gens avaient parlé des incursions des hauts navires pansus des envahisseurs. Quand ces vaisseaux seanchans s’étaient ancrés au large de la côte, les villageois qui s’étaient rassemblés pour défendre leurs foyers avaient été déchiquetés par la foudre tombée du ciel, alors même que les envahisseurs étaient encore à bord des chaloupes qui les amenaient à terre, et le sol s’était enflammé sous leurs pieds. Domon avait pris cela pour pures fariboles jusqu’à ce qu’on lui montre le sol noirci – et il l’avait vu dans trop de villages pour continuer à douter. Des monstres combattaient au côté des soldats seanchans, non pas qu’une grande résistance leur restât opposée, avaient expliqué les villageois, et certains même prétendaient que les Seanchans aussi étaient des monstres, avec des têtes pareilles à d’énormes insectes.

Dans Tanchico, personne ne savait même comment ils s’appelaient et les Tarabonais parlaient avec assurance de leurs soldats qui rejetaient les envahisseurs à la mer mais, dans chaque ville côtière, il en allait différemment. Les Seanchans disaient aux habitants stupéfaits qu’ils devaient de nouveau prêter les serments oubliés, bien que sans jamais daigner expliquer quand ils les avaient négligés ou ce que ces serments impliquaient. Les jeunes femmes étaient emmenées une par une pour être interrogées et certaines conduites à bord des vaisseaux, après quoi on ne les avait plus jamais revues. Quelques femmes plus âgées avaient également disparu, elles faisaient partie des Guides et des Guérisseuses. De nouveaux maires étaient choisis par les Seanchans, ainsi que de nouveaux Conseils municipaux, et quiconque protestait contre la disparition des femmes ou le fait de n’avoir pas eu voix dans le choix des édiles risquait de se retrouver pendu ou explosant en flamme ou repoussé de côté comme des chiens dont les jappements importunent. Et impossible de savoir quel serait le sort réservé avant qu’il ne soit trop tard.

Et une fois que les gens avaient été totalement domptés – qu’ils avaient été contraints de s’agenouiller et de jurer, hébétés, d’obéir aux Avant-Courriers, d’attendre le Retour et de servir jusqu’à la mort Ceux-qui-reviennent-chez-eux-dans-leurs-foyers – les Seanchans mettaient à la voile et, en général, ne revenaient jamais. Falme, disait-on, était la seule ville dont ils gardaient effectivement le contrôle.

Dans quelques-uns des bourgs qu’ils avaient quittés, les hommes et les femmes retournèrent lentement à leur existence antérieure, allant jusqu’à parler d’élire de nouveau eux-mêmes leur Conseil de Village, mais la plupart considéraient la mer avec nervosité et protestaient en pâlissant qu’ils avaient l’intention de rester fidèles aux serments qu’ils avaient été obligés de proférer même s’ils ne les comprenaient pas.

Domon n’avait pas l’intention de se trouver face à face avec des Seanchans s’il pouvait s’en dispenser.

Il levait sa longue-vue pour tenter de distinguer ce qu’il pourrait sur les ponts seanchans en train de se rapprocher quand, avec un grondement, la surface de la mer se transforma en geyser d’eau et de flamme à moins de cent pas à bâbord de son bateau. Avant même qu’il ait commencé à béer de stupeur, une autre colonne de feu fendit la mer à tribord et, comme il pivotait vivement pour regarder celle-là, une autre explosa sur l’avant. Ces éruptions moururent aussi vite qu’elles étaient nées, l’écume qu’elles avaient provoquée volant sur le pont. À l’endroit où elles s’étaient produites, la mer était couverte de bulles et de vapeur comme si elle bouillait.

« Nous… nous atteindrons les hauts-fonds avant qu’ils nous rejoignent », dit lentement Yarin. Il semblait s’efforcer de ne pas regarder l’eau qui tourbillonnait sous des nuages de buée.

Domon secoua la tête. « Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, mais ils peuvent nous pulvériser même si j’emmène le bateau sur les brisants. » Il frissonna à la pensée de la flamme au centre des geysers d’eau et de ses soutes pleines de fusées. « Que la Fortune me pique, nous risquerions d’être morts avant de nous noyer. » Il tira sur sa barbe et frotta sa lèvre supérieure glabre, peu désireux de donner l’ordre – le bateau et ce qu’il contenait étaient tout ce qu’il possédait au monde – mais finalement il se força à parler. « Bout au vent, Yarin, et amenez la toile. Vite, mon gars, avant qu’ils croient que nous essayons encore de fuir. »

Tandis que les hommes d’équipage couraient abattre les voiles triangulaires, Domon se tourna pour observer l’approche du vaisseau seanchan. L’Écume perdit de l’erre et piqua du nez dans la houle. L’autre vaisseau était plus haut que le bateau de Domon au-dessus de l’eau, avec des superstructures en bois à l’arrière et à l’avant. Des hommes dans le gréement manœuvraient ces voiles bizarres, et des silhouettes cuirassées se tenaient sur les châteaux de proue et de poupe. Une chaloupe avait été descendue le long du bord, mise à l’eau, et filait vers L’Écume, propulsée par dix avirons. Elle transportait des silhouettes en armure et – Domon en fronça les sourcils de surprise – deux femmes accroupies à l’arrière. La chaloupe vint tosser contre la coque de L’Écume.

Le premier à monter à bord fut un des hommes en armure et Domon comprit aussitôt pourquoi certains villageois affirmaient que les Seanchans eux-mêmes étaient des monstres. Le casque ressemblait beaucoup à la tête d’un insecte géant, avec de minces plumes rouges comme des antennes ; celui qui le portait avait l’air de regarder à travers des mandibules. Le casque était peint et doré de façon à accentuer cet effet, et le reste de l’armure était également orné de peinture et d’or. Des lames plates en métal imbriquées, noires et rouges soulignées d’or, couvraient sa poitrine et se chevauchaient sur le dessus des bras et le devant des cuisses. Même le dos d’acier de ses gantelets était rouge et or. Là où ils n’étaient pas revêtus de métal, ses vêtements étaient en cuir noir. L’espadon à la lame incurvée qu’il portait sur le dos avait une poignée et un fourreau de cuir rouge et noir.

Puis le personnage en armure enleva son casque et Domon ouvrit de grands yeux. Ce personnage était une femme. Ses cheveux noirs étaient coupés court et ses traits étaient durs, mais il n’y avait pas à s’y tromper. Il n’avait jamais entendu parler de rien de pareil, excepté chez les Aiels, et les Aiels étaient bien connus pour être fous. Tout aussi déconcertant était le fait que son visage ne différait pas de ce qu’il attendait d’une Seanchane. Ses yeux étaient bleus, c’est vrai, et son teint extrêmement clair, mais il avait déjà vu l’un et l’autre auparavant. Si cette femme portait une robe, personne ne se retournerait sur elle. Il l’examina et révisa son jugement, ce regard froid et ces joues aux méplats durs la feraient remarquer n’importe où.

Les autres soldats suivirent cette femme sur le pont. Domon fut soulagé de constater, quand quelques-uns retirèrent leur casque bizarre, qu’eux, du moins, étaient des hommes ; des hommes aux yeux noirs – ou marron – qui seraient passés inaperçus dans Tanchico ou Illian. Il avait commencé à avoir des visions de hordes de femmes aux yeux bleus armées d’une épée. Des Aes Sedai avec des épées, se dit-il en se remémorant la mer entrée en éruption.

La Seanchane inspecta le bateau d’un air arrogant, puis identifia en Domon le capitaine – ce devait être lui ou Yarin, d’après leur habillement ; la façon dont Yarin fermait les yeux en marmottant des prières désignait Domon – et le dévisagea fixement d’un regard perçant comme un épieu.

« Y a-t-il des femmes parmi votre équipage ou vos passagers ? » Sa façon de prononcer les mots sans articuler nettement la rendait difficile à comprendre, mais il y avait dans sa voix un accent cassant disant qu’elle était habituée à recevoir des réponses à ses questions. « Parlez, si vous êtes le capitaine. Sinon, réveillez cet autre imbécile et dites-lui de répondre.

— Je suis bien le capitaine, ma Dame », répliqua Domon d’un ton circonspect. Il n’avait aucune idée de la formule à utiliser pour s’adresser à elle et il ne tenait pas à commettre d’impair. « Je n’ai pas de passagers et il n’y a pas de femmes dans mon équipage. » Il songea aux jeunes filles et aux femmes qui avaient été enlevées et, pas pour la première fois, se demanda ce que ces gens leur voulaient.

Les deux femmes vêtues en femmes avaient quitté la chaloupe et, en montant à bord, l’une tira l’autre – Domon cligna des paupières – avec une laisse de métal argenté. La laisse partait d’un bracelet porté par la première vers un collier autour du cou de la seconde. Il ne distinguait pas si cette laisse était attachée par un anneau ou soudée – elle paraissait être les deux à la fois – mais c’était clair qu’elle faisait corps avec le bracelet et le collier. La première femme roula la laisse en glène comme l’autre se hissait sur le pont. La femme au collier, qui portait un habit gris foncé tout simple, se tint les mains croisées et les yeux fixés sur les planches à ses pieds. L’autre avait des panneaux rouges ornés d’éclairs arborescents brodés au fil d’argent sur le corsage et les côtés de sa robe bleue, qui s’arrêtait au ras de la cheville, découvrant ses bottes. Domon examina ces femmes avec malaise.

« Parlez lentement, bonhomme », ordonna la femme aux yeux bleus avec sa diction qui avalait les mots. Elle traversa le pont pour se poster en face de lui, levant la tête pour le regarder et semblant en quelque sorte plus grande et plus massive que lui. « Vous êtes beaucoup plus difficile à comprendre que les autres de ce pays abandonné par la Lumière. Et encore je ne me targue pas d’appartenir au Sang Noble. Pas encore. Après le Corenne… je suis le capitaine Egeanine. »

Domon répéta ce qu’il avait dit, en s’efforçant de parler avec lenteur, et ajouta : « Je suis en fait un paisible négociant, Capitaine, je ne vous veux pas de mal et je n’ai rien à voir dans votre guerre. » Il ne put s’empêcher d’examiner de nouveau les deux femmes reliées par la laisse.

« Un paisible négociant ? répéta Egeanine d’un ton pensif. Dans ce cas, vous serez libre de passer votre chemin quand vous aurez de nouveau prêté serment de fidélité. » Elle remarqua la direction de ses coups d’œil et se tourna vers les femmes avec un orgueilleux sourire de propriétaire. « Vous admirez ma damane ? Elle m’a coûté cher, mais elle vaut son prix. Rares à part les nobles sont ceux qui possèdent une damane et la plupart appartiennent au Trône. Elle est forte, marchand. Elle aurait pu réduire votre bateau en miettes, si je l’avais voulu. »

Domon regardait avec stupeur les femmes et la laisse d’argent. Dans son esprit, il avait associé celle dont la robe s’ornait d’éclairs aux fontaines de feu dans la mer et présumé qu’elle était une Aes Sedai. Egeanine venait de lui mettre le cerveau en ébullition. Personne ne peut faire ça à une… « C’est une Aes Sedai ? » dit-il d’une voix incrédule.

Il ne vit même pas venir le revers de main négligent. Il trébucha quand le gantelet au dos d’acier lui fendit la lèvre.

« Ce nom n’est jamais prononcé, dit Egeanine avec une douceur inquiétante. Elles ne sont que les damanes, les Enchaînées, et à présent elles servent. » Son regard aurait fait paraître la glace chaude.

Domon ravala son sang et maintint à ses côtés ses mains crispées. Même s’il avait eu une épée à sa portée, il n’aurait pas conduit son équipage à la boucherie contre une douzaine de soldats en armure, mais ce lui fut un effort de garder un ton humble. « Je n’entendais pas manquer de respect, Capitaine. Je ne connais rien de vous ni de vos habitudes. Si j’ai offensé, c’est par ignorance, non par intention. »

Elle le regarda, puis déclara : « Vous êtes tous ignorants, Capitaine, mais vous paierez la dette de vos aïeux. Cette terre était à nous et elle redeviendra nôtre. Elle le sera avec le Retour. » Domon ne sut que répondre – Voyons, elle ne peut vouloir dire que ces racontars sur Artur Aile-de-Faucon sont véridiques ? – aussi garda-t-il bouche cousue. « Vous conduirez votre bateau à Falme » – il voulut protester, mais elle eut un regard de colère qui le réduisit au silence – « où vous et votre bateau seront examinés. Si vous n’êtes qu’un paisible marchand, comme vous le prétendez, vous serez autorisé à continuer votre métier quand vous aurez prêté les serments.

— Les serments, Capitaine ? Quels serments ?

— Obéir, attendre et servir. Vos ancêtres auraient dû s’en souvenir. »

Elle rassembla ses hommes – à l’exception d’un seul en armure simple, ce qui le désignait comme d’un rang peu élevé tout comme la profondeur du salut qu’il adressa au Capitaine Egeanine – et leur chaloupe s’éloigna vers le grand vaisseau. Le Seanchan restant ne donna pas d’ordres, il se contenta de s’asseoir en tailleur sur le pont et se mit à affiler son épée, tandis que l’équipage hissait les voiles et mettait le bateau en route. Il semblait ne pas craindre d’être seul et Domon aurait jeté personnellement par-dessus bord le matelot qui aurait porté la main sur lui car, cependant que L’Écume longeait la côte, le vaisseau seanchan le suivait en eau plus profonde. Il y avait un quart de lieue entre les deux navires, mais Domon savait n’avoir aucune chance de s’échapper et il avait bien l’intention de rendre son passager au Capitaine Egeanine en aussi bon état que s’il avait été transporté dans les bras de sa mère.

Le trajet jusqu’à Falme fut long, et Domon réussit finalement à persuader le Seanchan de bavarder – tant soit peu. C’était un homme d’âge mûr aux yeux noirs, avec une cicatrice ancienne au-dessus des yeux et une autre qui lui entaillait le menton, son nom était Caban et il n’avait que du mépris pour quiconque vivait de ce côté-ci de l’Océan d’Aryth. Cela donna à réfléchir à Domon. Peut-être sont-ils vraiment… Non, c’est de la folie. La diction de Caban avait le même manque d’articulation que celle d’Egeanine mais, alors que la sienne était de la soie glissant sur du métal, celle de Caban évoquait le cuir crissant sur du roc, et il voulait essentiellement discourir de batailles, de beuveries et de femmes qu’il avait connues. La moitié du temps, Domon ne savait pas s’il parlait du moment et du lieu présents ou de là où il venait. Il ne se montrait nullement expansif, c’est un fait, sur ce que Domon avait envie de connaître.

Une fois, Domon l’interrogea sur les damanes. Caban allongea le bras depuis l’endroit où il était assis, devant l’homme de barre, et appuya la pointe de son épée sur la gorge de Domon. « Prenez garde à ce que touche votre langue, sinon vous la perdrez. C’est l’affaire du Sang, pas de gens de votre espèce. Ou de la mienne. » Un sourire lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles en le disant et, dès qu’il eut fini, il se remit à faire glisser une pierre le long de sa lourde lame courbe.

Domon porta la main à la goutte de sang qui s’enflait au-dessus de son col et résolut de s’abstenir désormais de questionner au moins sur ce sujet-là.

Plus les deux navires approchaient de Falme, plus ils dépassaient de hauts vaisseaux d’aspect carré appartenant aux Seanchans, les uns sous voiles, mais davantage à l’ancre. Chacun était renflé à l’avant et nanti de châteaux en proue et en poupe ; Domon n’en avait jamais vu d’aussi massif, même chez le Peuple de la Mer. Il aperçut un petit nombre de bâtiments, identifiables par leurs proues pointues et leurs voiles obliques comme étant de la région, qui fendaient la houle verte. Ce qui lui donna l’assurance qu’Egeanine avait dit vrai en parlant de le laisser aller librement.

Quand L’Écume arriva au cap où se dressait Falme, Domon considéra avec ébahissement le nombre de navires seanchans ancrés devant le port. Il essaya de les compter et abandonna à cent, n’en ayant pas dénombré la moitié. Il avait vu cette quantité de bateaux réunis en un seul endroit jusqu’à présent – à Illian, à Tear et même à Tanchico – mais ces flottes comprenaient beaucoup de bâtiments plus petits. Marmonnant pour lui-même d’un ton morose, il fit entrer L’Écume dans le port, surveillé par son grand chien de garde seanchan.

La ville de Falme était située sur une langue de terre à l’extrémité même de la Pointe de Toman avec rien d’autre à l’ouest que l’Océan d’Aryth. De hautes falaises s’élevaient des deux côtés jusqu’à l’entrée du port et, au sommet de l’une d’elles, il y avait les tours des Guetteurs-Par-Dessus-Les-Vagues. Une cage était accrochée au flanc d’une des tours, avec un homme assis dedans, l’air abattu, les jambes pendantes entre les barreaux.

« Qui est-ce donc ? » questionna Domon.

Caban avait finalement abandonné son aiguisage d’épée, après que Domon avait commencé à se demander s’il avait l’intention de se raser avec. Le Seanchan leva les yeux vers l’endroit que Domon désignait. « Oh. C’est le Premier Guetteur. Pas celui qui était en poste quand nous sommes arrivés, bien entendu. Chaque fois qu’il meurt, on en choisit un autre et on le met dans la cage.

— Mais pourquoi ? » s’étonna Domon.

Le rictus de Caban découvrit trop de dents. « Ils n’avaient pas guetté ce qu’il fallait et oublié ce dont ils auraient dû se souvenir. »

Domon força ses yeux à se détourner du Seanchan. L’Écume descendit le long de la dernière lame de vraie houle de mer pour entrer dans les eaux plus calmes du port. Je suis un marchand et ceci ne me concerne pas.

Falme montait depuis les quais de pierre jusqu’en haut des pentes de la baie qui constituait le port. Domon fut incapable de décider si les maisons de pierre sombres formaient un bourg de bonne taille ou une petite cité. En tout cas, il ne vit pas d’immeubles rivalisant avec le plus petit palais d’Illian.

Il dirigea L’Écume vers un emplacement à l’un des quais et, pendant que l’équipage l’amarrait, il se demanda si les Seanchans achèteraient une partie des fusées d’artifice que contenait sa cale. Ça ne me concerne pas.

À sa surprise, Egeanine s’était fait conduire au quai avec sa damane. Cette fois, le bracelet était porté par une autre femme ayant les panneaux rouges et les éclairs en zigzag sur sa robe, mais la damane était la même jeune femme à l’expression désolée qui ne levait les yeux que lorsque l’autre lui parlait. Sur l’ordre d’Egeanine, Domon et son équipage furent débarqués sur le quai où ils s’assirent, sous les yeux de deux de ses soldats – elle semblait penser que davantage n’était pas nécessaire, et Domon n’avait pas l’intention de discuter avec elle là-dessus – tandis que d’autres fouillaient L’Écume sous sa direction. La damane participait aux recherches.

Le long du quai apparut une chose. Domon était incapable de trouver un autre mot pour la décrire. Une créature lourdaude avec une peau gris-vert ressemblant à du cuir et une bouche qui était un bec dans une tête cunéiforme. Et trois yeux. Elle avançait pesamment à côté d’un homme dont l’armure portait trois yeux peints, exactement comme ceux de la créature.

Les gens du pays, dockers et matelots aux chemises grossièrement brodées sous de longs gilets descendant au genou, s’écartaient peureusement sur le passage de ces deux-là, mais aucun Seanchan ne leur prêtait attention.

L’homme et cette créature s’engagèrent entre les bâtiments, laissant Domon avec un regard stupéfait et ses matelots murmurant entre leurs dents. Les deux gardes seanchans se gaussèrent d’eux en silence. Pas mon affaire, se morigéna Domon. Son affaire, c’était son bateau.

L’air avait une odeur familière d’eau salée et de poix. Il changea de position avec malaise sur les pierres, chauffées à blanc par le soleil, et se demanda ce que les Seanchans cherchaient. Ce que la damane cherchait. Se demanda ce qu’était cette créature. Des mouettes criaient en tournoyant au-dessus du port. Il pensa aux sons que pouvait émettre un homme encagé. Ce n’est pas mon affaire.

Finalement Egeanine ramena les autres sur le quai. Le capitaine seanchan, Domon le remarqua avec défiance, tenait quelque chose enveloppé dans un morceau de soie jaune. Quelque chose d’assez petit pour être porté dans une seule main, mais qui était posé avec précaution dans les deux siennes.

Il se releva – lentement, à cause des soldats, nonobstant le dédain exprimé dans leurs yeux, le même que dans ceux de Caban. « Vous voyez, Capitaine ? Je ne suis qu’un paisible négociant. Peut-être vos compatriotes aimeraient-ils acheter quelques feux d’artifice ?

— Peut-être, négociant. » Elle avait une expression d’excitation contenue qui inquiéta Domon, et ses paroles suivantes accrurent ce sentiment. « Venez avec moi. »

Elle commanda à deux soldats de les accompagner et l’un d’eux donna une poussée à Domon pour qu’il se mette en marche. Ce n’était pas une bourrade brutale ; Domon avait vu des fermiers pousser une vache de cette façon pour l’inciter à bouger. Serrant les dents, il suivit Egeanine.

La rue pavée en cailloutis escaladait la pente, laissant derrière l’odeur du port. Les maisons coiffées d’ardoises devinrent plus grandes et plus hautes à mesure que la rue montait. Fait étonnant pour une ville sous la coupe d’envahisseurs, il y avait dans les rues plus de gens du pays que de soldats seanchans et, de temps à autre, un palanquin aux rideaux clos survenait, porté par des hommes au torse nu. Les habitants de Falme semblaient vaquer à leurs occupations comme si les Seanchans n’étaient pas là. Ou presque pas là.

Quand passait un palanquin ou un soldat, les pauvres, avec juste une ou deux lignes en forme de volute brodées sur leurs vêtements crasseux, aussi bien que les riches, avec des chemises, tuniques et robes couvertes de l’épaule à la taille par des broderies au dessin complexe, s’inclinaient et demeuraient courbés jusqu’à ce que le Seanchan ait disparu. Ils firent de même pour Domon et son escorte. Ni Egeanine ni ses soldats ne les gratifièrent même d’un coup d’œil.

Domon se rendit soudain compte avec un choc que quelques-uns des gens du pays qu’ils croisaient avaient un poignard à la ceinture et, dans quelques cas, une épée. Il était si surpris qu’il parla sans réfléchir. « Il y en a qui sont de votre côté ? »

Egeanine le regarda par-dessus son épaule en fronçant les sourcils, visiblement perplexe. Sans ralentir, elle jeta un coup d’œil aux passants et hocha la tête pour elle-même. « Vous faites allusion aux épées. À présent, ces gens sont à nous, marchand ; ils ont prêté les serments. » Elle s’arrêta brusquement, le doigt pointé vers un homme de haute taille et de forte carrure, vêtu d’une tunique surchargée de broderies, armé d’une épée qui se balançait au bout d’un simple baudrier de cuir. « Vous. »

L’homme s’arrêta net, un pied en l’air et une subite expression d’effroi sur le visage. Il avait des traits rudes mais donnait l’impression d’avoir envie de prendre la fuite. En lieu de quoi, il se tourna vers elle et s’inclina, les mains sur les genoux, le regard abaissé vers les bottes d’Egeanine. « En quoi cette personne pourrait-elle servir le Capitaine ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Vous êtes un marchand ? répliqua Egeanine. Vous avez prêté les serments ?

— Oui, Capitaine. Oui. » Il garda les yeux fixés sur les pieds de la Seanchane.

« Que dites-vous aux gens quand vous conduisez vos chariots au cœur du pays ?

— Qu’ils doivent obéir aux Avant-Courriers, Capitaine, attendre le Retour et servir Ceux-qui-sont-Revenus-au-Pays-de-leurs-aïeux.

— Et vous ne pensez jamais à utiliser cette épée contre nous ? »

Les mains de l’homme se crispèrent sur ses genoux au point que ses jointures blanchirent, et de la peur vibra soudain dans sa voix. « J’ai prêté les serments, Capitaine. J’obéis, j’attends et je sers.

— Vous voyez ? reprit Egeanine en s’adressant à Domon. Il n’y a aucune raison de leur interdire le port d’armes. Il faut que le commerce marche et les négociants doivent se protéger contre les bandits. Nous permettons aux gens d’aller et venir à leur gré, pour autant qu’ils obéissent, attendent et servent. Leurs ancêtres ont rompu leurs serments, mais ceux-ci sont plus sages. » Elle se remit à gravir la colline et les soldats poussèrent Domon à sa suite.

Il se retourna pour regarder le marchand. L’homme resta courbé comme il l’était jusqu’à ce qu’Egeanine ait avancé de dix pas, puis il se redressa et se hâta dans l’autre sens, à grandes enjambées bondissantes le long de la pente.

Egeanine et les gardes de Domon ne s’intéressèrent pas non plus à la troupe de cavaliers seanchans qui grimpaient aussi la colline et les dépassèrent. Les soldats étaient à califourchon sur des créatures qui ressemblaient presque à des chats de la taille d’un cheval mais avec des écailles de lézard couleur de bronze ondulant sous leur selle. Des pattes griffues agrippaient le cailloutis. Une tête à trois yeux pivota pour examiner Domon quand la troupe arriva à leur hauteur ; toute autre considération mise à part, elle avait l’air trop… perspicace pour la paix d’esprit de Domon. Il trébucha et faillit tomber. Tout le long de la rue, les habitants de Falme reculaient et s’aplatissaient contre la façade des maisons, certains fermant les yeux. Les Seanchans ne leur adressaient pas un regard.

Domon comprit pourquoi les Seanchans pouvaient accorder aux gens autant de liberté. Il se demanda s’il aurait eu assez de sang-froid pour résister. Des damanes. Des monstres. Il se demanda ce qui pourrait empêcher les Seanchans d’avancer jusqu’à l’Échine du Monde. Pas mon affaire, se rappela-t-il avec rudesse, et il chercha s’il n’y aurait pas moyen d’éviter les Seanchans dans ses futures expéditions commerciales.

Ils atteignirent le sommet de la pente, où la ville cédait la place à des collines. Il n’y avait pas de mur d’enceinte. Devant eux se trouvaient les auberges accueillant les marchands qui commerçaient dans l’intérieur du pays, et des écuries et des cours où ranger les chariots. Ici, les maisons auraient fait de respectables manoirs pour les seigneurs de rang modeste à Illian. La plus vaste avait devant sa façade une garde d’honneur de soldats seanchans, et une bannière bordée de bleu arborant un faucon d’or aux ailes déployées flottait au-dessus.

Egeanine abandonna son épée et son poignard avant d’emmener Domon à l’intérieur. Ses deux gardes restèrent dans la rue. Domon commença à transpirer. Il pressentait dans cette histoire la présence d’un seigneur ; faire affaire avec un seigneur sur le propre terrain de celui-ci n’était jamais bon.

Dans le vestibule, Egeanine laissa Domon près de la porte et s’adressa à un serviteur. Un homme de la région, à en juger par les amples manches de sa chemise et les spirales brodées sur sa poitrine. Domon crut entendre les mots « Puissant Seigneur ». Le serviteur s’éloigna vivement et, quand il revint, les conduisit finalement à ce qui devait être à coup sûr la plus vaste pièce de la demeure. Tout le mobilier en avait été enlevé, même les tapis, et le dallage de pierre était poli jusqu’à en briller. Des paravents peints d’oiseaux bizarres masquaient murs et fenêtres.

Egeanine s’arrêta aussitôt qu’elle eut pénétré à l’intérieur de la salle. Quand Domon voulut demander où ils se trouvaient et pourquoi, elle lui intima silence d’un regard féroce et d’un grondement inarticulé. Elle était immobile mais paraissait prête à bondir sur la pointe des pieds. Elle tenait ce qu’elle avait emporté de son bateau comme si c’était précieux. Il tenta d’imaginer ce que cela pouvait être.

Soudain un gong résonna doucement et la Seanchane tomba à genoux, déposant soigneusement à côté d’elle le quelque chose enveloppé de soie. Sur un coup d’œil d’elle, Domon s’agenouilla aussi. Les seigneurs ont des manières curieuses et il soupçonna les seigneurs seanchans d’en avoir de plus étranges que celles qu’il connaissait.

Deux hommes apparurent dans l’encadrement de la porte à l’autre extrémité de la salle. L’un avait le côté gauche du crâne rasé, le reste de ses cheveux blond pâle était natté et pendait sur son oreille jusqu’à l’épaule. Sa robe jaune foncé tombait jusqu’à terre juste assez pour laisser apparaître furtivement le bout de pantoufles jaunes quand il marchait. L’autre portait une robe de soie bleue brochée d’un motif d’oiseaux et assez longue pour traîner de près d’une fois sa hauteur derrière lui. Il avait la tête complètement rasée et ses ongles égalaient au moins la dimension de deux jointures de doigts, les ongles de l’index et du majeur de chaque main étaient laqués de bleu. Domon en resta bouche bée.

« Vous êtes en présence du Haut et Puissant Seigneur Turak qui conduit Ceux-qui-Viennent-en-avant et prête son aide au Retour », psalmodia l’homme blond.

Egeanine se prosterna, les mains le long des flancs. Domon l’imita vivement. Même les Puissants Seigneurs de Tear n’en demandent pas tant, songea-t-il. Du coin de l’œil, il aperçut Egeanine qui baisait le sol. Avec une grimace, il décida qu’il y avait des limites à l’imitation. Ils ne peuvent pas voir si je m’exécute ou non, de toute façon. Soudain Egeanine se releva. Il commença aussi à se redresser et avait plié un genou quand un grognement de gorge d’Egeanine et un air scandalisé sur la face de l’homme à la tresse le ramenèrent à sa position première, face au sol et rageant entre ses dents. Je ne ferais pas cela pour le Roi d’Illian et le Conseil des Neuf réunis.

« Votre nom est Egeanine ? » Ce devait être la voix de l’homme en robe bleue. Sa diction, avaleuse de syllabes, suivait un rythme qui ressemblait presque à du chant.

« J’ai été ainsi nommée le Jour-de-mon-épée, Puissant Seigneur, répliqua-t-elle d’un ton plein d’humilité.

— C’est un beau spécimen, Egeanine. Tout à fait rare. Désirez-vous une récompense ?

— Que le Puissant Seigneur soit satisfait est une récompense suffisante. Je vis pour servir, Puissant Seigneur.

— Je mentionnerai votre nom à l’Impératrice, Egeanine. Après le Retour, de nouveaux noms seront intégrés dans la liste du Sang. Montrez-vous apte et vous pourrez rejeter le nom d’Egeanine pour un autre plus noble.

— Le Puissant Seigneur m’honore.

— Oui. Vous pouvez vous retirer. »

Domon ne voyait que ses bottes sortant à reculons de la salle, s’arrêtant par intervalles pour des révérences. La porte se referma derrière elle. Le silence perdura. Domon regardait la sueur dégoutter de son front par terre quand Turak prit de nouveau la parole.

« Vous pouvez vous relever, négociant. »

Domon se mit sur pied et vit ce que Turak tenait dans ses doigts aux ongles démesurés. Le disque de cuendillar en forme de l’antique sceau des Aes Sedai. Se rappelant la réaction d’Egeanine quand il avait mentionné les Aes Sedai, Domon commença à transpirer à grande eau. Il n’y avait pas d’animosité dans les yeux noirs du Puissant Seigneur, seulement une légère curiosité, mais Domon ne se fiait pas aux seigneurs.

« Savez-vous ce qu’est ceci, négociant ?

— Non, Puissant Seigneur. » Domon avait répondu d’un ton ferme comme le roc ; aucun marchand ne survivrait longtemps s’il était incapable de mentir avec un visage impassible et une voix normale.

« Et cependant vous le conservez dans un emplacement secret.

— Je collectionne de vieux objets des temps passés, Puissant Seigneur. Il y en a qui volent ces choses-là, s’ils peuvent mettre facilement la main dessus. »

Turak contempla pendant un instant le disque noir et blanc. « Ceci est en cuendillar, négociant – connaissez-vous ce nom ? – et plus ancien que vous ne l’imaginez peut-être. Venez avec moi. »

Domon le suivit avec circonspection, se sentant un peu plus rasséréné. Avec n’importe quel seigneur des pays où il avait voyagé, si des gardes devaient être convoqués, ils l’auraient déjà été. Mais le peu qu’il avait vu des Seanchans lui avait appris qu’ils ne se conduisaient pas comme les autres hommes. Il contraignit son expression à rester calme.

Il fut conduit dans une autre pièce. Il se dit que ce qui la meublait avait dû être apporté par Turak. Ce mobilier semblait tout en courbes, sans une seule ligne droite, et le bois avait été poli de façon à ce que ressorte son grain inconnu. Il y avait un seul fauteuil, sur un tapis de soie où étaient tissés des oiseaux et des fleurs et une vaste armoire de forme circulaire. Des paravents constituaient de nouvelles parois.

L’homme à la tresse ouvrit les portes de l’armoire, révélant des étagères portant un curieux assortiment de figurines, de coupes, de bols, de vases, cinquante objets différents, pas deux de la même taille ou de la même forme. Domon fut suffoqué quand Turak déposa avec soin le disque à côté de son jumeau.

« De la cuendillar, reprit Turak. Voilà ce dont je fais collection, négociant. Seule l’Impératrice en possède une plus belle. »

Les yeux de Domon lui en sortaient presque de la tête. Si tout ce qui se trouvait sur ces planches était bien de la cuendillar, cela suffirait à acheter un royaume, ou du moins à fonder une importante Maison. Pour en avoir acquis autant, même un roi pourrait s’être mis sur la paille, en admettant même qu’il ait su où en trouver pareille quantité. Domon arbora un sourire.

« Haut et Puissant Seigneur, veuillez accepter cet objet en cadeau. » Il ne tenait pas à s’en séparer, mais cela valait mieux que d’irriter ce Seanchan. Si ça se trouve, les Amis du Ténébreux vont maintenant le pourchasser. « Je ne suis qu’un simple négociant. Je veux seulement faire du commerce. Laissez-moi reprendre la mer et je promets que… »

L’expression de Turak ne changea nullement, mais l’homme à la tresse interrompit Domon d’une exclamation sèche : « Chien non rasé ! Vous parlez de donner au Puissant Seigneur ce que le Capitaine Egeanine a déjà donné. Vous marchandez, comme si le Puissant Seigneur était un… un commerçant ! Vous serez écorché vif en neuf jours, chien, et… » Le mouvement à peine perceptible du doigt de Turak le réduisit au silence.

« Je ne peux pas vous permettre de me quitter, négociant, déclara le Puissant Seigneur. Dans cette terre de briseurs de serments envahie par l’Ombre, je ne trouve personne qui sache s’entretenir avec quelqu’un de raffiné. Mais vous êtes un collectionneur. Peut-être votre conversation sera-t-elle intéressante. » Il s’installa dans le fauteuil, nonchalamment renversé dans ses courbes, pour examiner Domon.

Ce dernier esquissa ce qu’il espérait être un sourire engageant. « Puissant Seigneur, je suis un simple négociant, un homme simple. Je n’ai pas l’habitude de converser avec des Seigneurs importants. »

L’homme à la tresse lui décocha un regard incendiaire, mais Turak parut ne pas entendre. De derrière un des paravents apparut d’un pas rapide une svelte et jolie jeune femme qui s’agenouilla devant le Puissant Seigneur en lui présentant un plateau de laque sur lequel il n’y avait qu’une tasse, fine et dépourvue d’anse, contenant un liquide noir fumant. Elle avait un visage rond au teint sombre qui rappelait vaguement le type des membres du Peuple de la Mer. Sans lui accorder un regard, Turak prit précautionneusement la tasse entre ses doigts aux ongles démesurés et huma l’odeur qui s’en exhalait. Domon jeta un coup d’œil à la servante et détourna la tête en étouffant un hoquet de surprise ; sa robe de soie blanche était brodée de fleurs mais si mince qu’il voyait aisément au travers et il n’y avait dessous que la gracilité de son corps.

« L’arôme du kaf, dit Turak, est presque aussi délectable que son goût. Voyons, négociant. J’ai appris que la cuendillar était encore plus rare ici qu’au Seanchan. Expliquez-moi comment un simple commerçant est parvenu à en posséder un exemplaire. » Il but son kaf à petites gorgées et attendit.

Domon respira à fond et se mit en devoir d’essayer de se sortir de Falme à force de mensonges.

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