La porte de la ferme trembla sous le choc de coups violents frappés à l’extérieur ; la lourde bâcle en travers du battant tressautait dans ses crampons. De l’autre côté de la fenêtre voisine de la porte remuait la silhouette au mufle épais d’un Trolloc. Il y avait des fenêtres partout, et d’autres formes vagues au-dehors. Pas assez noyées dans l’ombre, toutefois. Rand les distinguait encore.
Les fenêtres, songea-t-il avec désespoir. Il s’éloigna de la porte à reculons, serrant à deux mains son épée devant lui. Même si la porte tient bon, ils peuvent enfoncer les fenêtres. Pourquoi n’essaient-ils pas les fenêtres ?
Dans un crissement métallique assourdissant, un des crampons se détacha partiellement du chambranle, pendant à des clous arrachés au bois sur une largeur de doigt. La bâcle frémit sous un autre coup, et les clous grincèrent de nouveau.
« Il faut que nous les arrêtions ! » cria Rand. Seulement, nous ne le pouvons pas. Nous sommes incapables de les arrêter. Il jeta un coup d’œil autour de lui en quête d’une issue, mais il n’y avait que cette porte. La pièce était une boîte. Une seule porte et un tel nombre de fenêtres. « Il faut que nous fassions quelque chose. Absolument !
— Trop tard, dit Mat. Tu ne comprends pas ? » Son sourire moqueur ressortait curieusement sur de blêmes traits exsangues et le manche d’un poignard saillait de sa poitrine, le rubis qui en ornait l’extrémité flamboyait comme s’il contenait du feu. La gemme était plus vivante que son visage. « C’est trop tard pour que nous changions quoi que ce soit.
— Je m’en suis finalement débarrassé », s’exclama Perrin en riant. Le sang ruisselait de ses orbites vides sur sa figure comme un flot de larmes. Il tendit des mains rouges pour essayer de montrer à Rand ce qu’il tenait. « Je suis libre, à présent. C’est fini.
— Ce n’est jamais fini, al’Thor, cria Padan Fain qui exécutait des cabrioles au milieu de la pièce. La bataille n’est jamais terminée. »
La porte vola en éclats et Rand s’écarta en baissant la tête pour éviter les fragments de bois. Deux Aes Sedai vêtues de rouge franchirent le seuil et s’inclinèrent devant leur maître qui entrait. Un masque couleur de sang séché couvrait la face de Ba’alzamon, mais Rand discernait les flammes de ses yeux à travers les fentes du masque ; il entendait rugir les feux dans la bouche de Ba’alzamon.
« Ce n’est pas encore terminé entre nous, al’Thor », déclara Ba’alzamon, et lui et Fain proclamèrent à l’unisson : « Pour vous, jamais la bataille ne s’achève. »
Avec un cri étranglé, Rand s’assit par terre, s’efforçant désespérément de se réveiller. Il lui semblait encore entendre la voix de Fain, aussi nette que si le colporteur se tenait à côté de lui. Ce n’est jamais fini. Jamais la bataille ne s’achève.
Les yeux larmoyants, il regarda autour de lui pour se convaincre qu’il était toujours caché là où Egwene l’avait laissé, couché sur une paillasse dans un coin de sa chambre. La faible lumière d’une seule lampe éclairait la pièce et il fut surpris de voir Nynaeve qui tricotait dans un rocking-chair de l’autre côté de l’unique lit, dont les couvertures étaient encore en ordre. Il faisait nuit au-dehors.
Svelte, les yeux noirs, Nynaeve portait ses cheveux tirés en arrière et nattés en une tresse épaisse qui était ramenée par-dessus une épaule et descendait presque jusqu’à sa taille. Elle n’avait pas renié les coutumes de leur pays natal. Son visage était calme et elle semblait ne se préoccuper que de son tricot en se balançant légèrement. Le clic-clic régulier de ses aiguilles était le seul son. Le tapis étouffait le bruit du rocking-chair.
Il y avait eu récemment des nuits où il avait regretté l’absence de tapis sur les froides dalles de pierre de sa chambre mais, dans le Shienar, les chambres des hommes étaient toujours nues et sévères. Ici, les murs s’ornaient de deux tapisseries, des paysages de montagne avec des cascades, et des rideaux brodés de fleurs encadraient les meurtrières. Un vase rond aplati contenait des fleurs coupées, des étoiles-du-matin, sur la table de chevet et d’autres inclinaient leur corolle du haut des appliques blanches émaillées fixées aux murs. Un haut miroir se dressait dans un angle et un autre était accroché au-dessus de la table de toilette, avec sa cuvette et son broc rayés de bleu. Il se demanda pourquoi Egwene avait besoin de deux miroirs ; sa propre chambre n’en comportait aucun et cela ne lui manquait pas. Une seule lampe était allumée, mais quatre autres étaient réparties dans la pièce qui était aussi grande que celle qu’il partageait avec Mat et Perrin. Egwene en disposait pour elle seule.
Sans lever les yeux, Nynaeve déclara : « Si tu dors dans l’après-midi, ne t’attends pas à dormir la nuit. »
Il fronça les sourcils encore qu’elle fût incapable de le voir. Du moins le pensait-il. Elle n’avait que quelques années de plus que lui, mais être une Sagesse y ajoutait cinquante ans d’autorité. « J’avais besoin d’un endroit où me cacher et j’étais fatigué », dit-il, puis il ajouta vivement : « Je ne suis pas venu de mon propre gré. Egwene m’a invité dans les appartements des femmes. »
Nynaeve abaissa son tricot et lui décocha un sourire amusé. C’était une jolie femme. Voilà une chose qu’il n’aurait jamais remarquée dans leur village ; on ne pensait pas à une Sagesse dans cette optique-là. « La Lumière m’assiste, Rand, tu deviens plus shienarien de jour en jour. Invité dans les appartements des femmes, en vérité. » Elle renifla. « D’ici peu, tu vas commencer à parler de ton honneur et demander à la Paix de favoriser ton épée. » Il rougit et espéra qu’elle ne s’en était pas aperçue dans la clarté indécise. Les yeux de Nynaeve se tournèrent vers son épée, dont la poignée sortait du long ballot posé près de lui sur le sol. Il savait qu’elle n’approuvait pas son épée, qu’elle était contre toutes les épées, mais pour une fois elle ne fit pas de commentaire. « Egwene m’a expliqué pourquoi tu as besoin d’un endroit pour te cacher. Ne t’inquiète pas. Nous te garderons à l’abri de l’Amyrlin ou de n’importe quelle autre Aes Sedai, si c’est ce que tu veux. »
Elle croisa son regard et détourna brusquement le sien, mais pas avant qu’il ait vu son malaise. Ses doutes. C’est juste, je peux canaliser le Pouvoir, Un homme exerçant le Pouvoir Unique ! Vous devriez aider les Aes Sedai à me trouver et me neutraliser.
Maussade, il rajusta le pourpoint de cuir qu’Egwene avait déniché pour lui et pivota sur lui-même pour pouvoir s’appuyer le dos contre le mur. « Dès que possible, je me dissimulerai dans une charrette ou me faufilerai dehors. Vous n’aurez pas à me cacher longtemps. » Nynaeve ne dit rien ; elle se concentrait sur son tricot, émettant une exclamation agacée quand elle sautait une maille. « Où est Egwene ? »
Elle laissa le tricot tomber dans son giron. « Je ne comprends pas pourquoi même j’essaie ce soir. Je ne sais pas à quoi cela tient, je ne parviens pas à repérer mes points. Elle est descendue voir Padan Fain. Elle pense que de voir des visages qu’il connaît pourrait l’aider.
— Le mien n’a eu aucun effet, en tout cas. Elle devrait s’abstenir de l’approcher. Il est dangereux.
— Elle veut l’aider, répliqua calmement Nynaeve. Rappelle-toi, elle s’instruisait pour devenir mon assistante et le rôle d’une Sagesse ne se borne pas à prévoir le temps. Guérir en fait partie. Egwene a le désir de guérir, c’est pour elle une nécessité. Et si Padan Fain est tellement dangereux, Moiraine aurait dit quelque chose. »
Il eut un bref éclat de rire. « Vous ne lui en avez pas parlé. Egwene l’a reconnu et vous, je vous vois d’ici demandant la permission pour quoi que ce soit. » Le haussement de sourcils de Nynaeve balaya la gaieté de son visage. Toutefois, il se refusa à s’excuser. Ils étaient loin de chez eux et il ne voyait pas comment elle continuerait à être Sagesse du Champ d’Emond si elle se rendait à Tar Valon. « Est-ce qu’on a déjà commencé à me rechercher ? Egwene n’est pas certaine qu’on se lancera à mes trousses, mais Lan dit que l’Amyrlin est ici à cause de moi, et je penche pour le croire lui plutôt qu’elle. »
Nynaeve resta un moment sans répondre. Elle s’affaira avec les fils de ses écheveaux. Finalement, elle dit : « Je ne sais pas trop. Une des servantes est venue il y a peu de temps. Pour rabattre la couverture, a-t-elle dit. Comme si Egwene allait déjà dormir, avec le festin en l’honneur de l’Amyrlin ce soir. Je l’ai renvoyée ; elle ne t’a pas vu.
— Personne ne prépare le lit pour nous dans les appartements des hommes. » Elle lui adressa un regard d’acier, un regard qui l’aurait mis dans ses petits souliers une année auparavant. Il secoua la tête. « On ne prendrait pas les servantes pour me chercher, Nynaeve.
— Auparavant, quand je suis allée à l’office chercher une tasse de lait, il y avait trop de femmes dans les couloirs. Celles qui assistent au banquet auraient dû être en train de s’habiller, et les autres auraient dû soit les aider, soit s’apprêter à servir à table, soit… » Elle fronça les sourcils d’un air inquiet. « Il y a plus de travail qu’il n’en faut pour tout le monde avec la présence de l’Amyrlin. Et elles ne se trouvaient pas seulement dans les appartements des femmes. J’ai vu Dame Amalisa elle-même sortir d’une resserre à côté de l’office avec la figure couverte de poussière.
— C’est ridicule. Pourquoi prendrait-elle part à des recherches ? Ou une des autres femmes, d’ailleurs ? On en chargerait les soldats du Seigneur Agelmar et les Liges. Et les Aes Sedai. Elles doivent seulement organiser quelque chose pour le banquet. Que je brûle si je sais ce que comporte un festin au Shienar.
— Tu es idiot, parfois, Rand. Les hommes que j’ai vus ne savaient pas non plus ce que faisaient ces femmes. J’en ai entendu qui se plaignaient d’avoir à effectuer seuls toutes les tâches. Je suis de ton avis, qu’elles te cherchent est incompréhensible. Aucune des Aes Sedai ne semblait s’y intéresser. Mais Amalisa ne se préparait pas pour le banquet en salissant sa robe dans une resserre. Elles étaient en quête de quelque chose, quelque chose d’important. Même si elle a commencé juste après que je l’ai aperçue, elle aura eu à peine le temps de se baigner et de se changer. Et, à propos, si Egwene ne revient pas bientôt, il lui faudra choisir entre se changer ou être en retard. »
C’est alors seulement qu’il se rendit compte que Nynaeve ne portait pas les vêtements de laine des Deux Rivières auxquels il était habitué. Sa robe était en soie bleu clair, brodée de perce-neige autour du col et au bas des manches. Chaque fleur s’épanouissait autour d’une petite perle, et sa ceinture était en cuir repoussé ciselé d’argent, avec une boucle d’argent ornée de perles. Il n’avait jamais vu Nynaeve porter rien de pareil. Même les habits de fête de chez eux n’étaient pas comparables. « Vous allez au banquet ?
— Bien sûr. Même si Moiraine n’avait pas dit que je le devais, je n’aurais pas voulu qu’elle croie que j’avais… » Ses yeux brillèrent pendant un instant d’une lueur farouche et il comprit ce qu’elle avait en tête. Nynaeve ne permettrait à personne de penser qu’elle avait peur même si c’était le cas. Certainement pas à Moiraine ni surtout à Lan. Il espéra qu’elle ne le savait pas au courant de ses sentiments envers le Lige.
Au bout d’un moment, le regard de Nynaeve s’adoucit en se posant sur la manche de sa robe. « C’est Dame Amalisa qui me l’a donnée », dit-elle tellement bas qu’il se demanda si elle ne se parlait pas à elle-même. Elle caressa des doigts la soie, en suivant le contour des fleurs brodées, souriante, perdue dans ses pensées.
« Elle est d’un très bel effet sur vous, Nynaeve. Vous êtes ravissante, ce soir. » Il tiqua dès qu’il l’eut dit. Toutes les Sagesses étaient jalouses de leur autorité, et Nynaeve était plus susceptible que la plupart sur ce point. Au pays, le Cercle des Femmes l’avait toujours tenue à l’œil parce qu’elle était jeune et peut-être aussi parce qu’elle était jolie, et ses empoignades avec le Maire et le Conseil du Village avaient formé la substance de bien des anecdotes.
Elle écarta avec brusquerie sa main des broderies et le foudroya du regard, les sourcils froncés. Il reprit prestement la parole pour la devancer.
« On ne peut pas garder les portes fermées éternellement. Une fois qu’elles seront ouvertes, je serai parti et les Aes Sedai ne me découvriront jamais. Perrin dit qu’il existe des endroits dans les Collines Noires et les Prairies de Caralain où l’on peut aller pendant des jours sans rencontrer âme qui vive. Peut-être… peut-être que j’imaginerai un moyen de… » Il haussa les épaules avec gêne. Inutile de préciser, inutile pour elle. « Et si je n’y parviens pas, il n’y aura personne pour en souffrir. »
Nynaeve garda le silence un moment, puis elle dit avec lenteur : « J’ai des doutes, Rand. Je ne peux pas dire que tu aies à mes yeux quelque chose de plus qu’un autre garçon du bourg, mais Moiraine affirme avec insistance que tu es Ta’veren, et je ne pense pas qu’elle croie que la Roue en a fini avec toi. Le Ténébreux semble…
— Shai’tan est mort », dit-il d’un ton âpre et, brusquement, la pièce donna l’impression de vaciller. Il se saisit la tête à deux mains pour maîtriser le vertige qui l’assaillait par vagues.
« Espèce d’imbécile ! Espèce d’idiot complètement abruti ! Prononcer le nom du Ténébreux, attirer son attention sur toi ! N’as-tu donc pas assez d’ennuis ?
— Il est mort », marmotta Rand en se massant la tête. Il avala sa salive. L’étourdissement s’estompait déjà. « D’accord, d’accord, Ba’alzamon, si vous voulez. N’empêche qu’il est mort ; je l’ai vu mourir. Je l’ai vu brûler.
— Et je ne te regardais pas quand l’œil du Ténébreux est tombé sur toi juste à l’instant ? Ne me raconte pas que tu n’as rien senti ou je te flanque des claques ; j’ai vu ta figure.
— Il est mort », insista Rand. Le souvenir du guetteur invisible lui traversa l’esprit, ainsi que le vent au sommet de la tour. Il frissonna. « D’étranges choses se produisent à une telle proximité de la Dévastation.
— Tu es vraiment un imbécile, Rand al’Thor. » Elle secoua le poing sous son nez. « Je t’assénerais bien des gifles si je pensais que cela fasse entrer un peu de bon sens… »
Le reste de sa phrase fut étouffé sous le tintement de cloches qui se mettaient à sonner à toute volée dans la citadelle.
Rand se dressa d’un bond. « C’est une alerte ! On fouille… » Prononce le nom du Ténébreux et ses maléfices se déchaînent contre toi.
Nynaeve se leva plus lentement, en secouant la tête avec inquiétude. « Non, je ne crois pas. Serait-ce toi qu’on recherche, les cloches ne serviraient qu’à t’avertir. Non, s’il s’agit d’une alerte, elle ne te concerne pas.
— Alors quoi ? » Il courut à la plus proche meurtrière et regarda au-dehors.
D’un bout à l’autre de la citadelle noyée dans la nuit, des lumières se déplaçaient comme des lucioles, des lampes et des torches s’élançant de-ci de-là. Certaines se dirigeaient vers les tours et les remparts extérieurs, mais la plupart de celles qu’il voyait fourmillaient dans le jardin au-dessous et la seule cour dont il pouvait juste apercevoir une partie. Ce qui avait causé l’alerte était à l’intérieur de la citadelle. Les cloches se turent, laissant entendre des voix d’hommes, mais Rand ne comprenait pas ce qu’ils se criaient.
Si ce n’est pas pour moi… « Egwene », dit-il soudain. S’il vit encore, s’il y a maléfice, c’est sensé se centrer sur moi.
Nynaeve qui regardait par une autre meurtrière se retourna. « Quoi donc ?
— Egwene. » Il traversa la chambre à grands pas et extirpa vivement l’épée et le fourreau du paquet. Par la Lumière, c’est moi qui dois être frappé, pas elle. « Elle est dans les cachots avec Fain. Et s’il avait trouvé moyen de se libérer ? »
Elle le rattrapa à la porte, l’empoigna par le bras. Elle ne lui arrivait qu’à l’épaule, mais elle le tenait d’une main de fer. « Ne te montre pas une pire tête de bois sans cervelle que tu ne l’as déjà fait, Rand al’Thor. Même si cette alerte ne te concerne pas, les femmes cherchaient quelque chose ! Par la Lumière, mon garçon, nous sommes dans les appartements des femmes. Il y aura des Aes Sedai dehors dans les couloirs, c’est plus que probable. Egwene s’en tirera très bien. Elle devait emmener Mat et Perrin avec elle. Même si elle s’est heurtée à des difficultés, ils auront pris soin d’elle.
— Et si elle n’a pas pu les trouver, Nynaeve ? Egwene ne se laisserait jamais arrêter par ça. Elle irait seule, comme vous, et vous le savez. Par la Lumière, je lui avais dit que Fain est dangereux ! Que je brûle, je l’avais mise en garde ! » Se dégageant, il ouvrit la porte d’un geste sec et s’élança au-dehors. Que la Lumière me brûle, c’est moi qui devrais être frappé.
Une femme hurla à cette apparition en chemise grossière et justaucorps de paysan, une épée à la main. Même invités, les hommes n’entraient pas armés dans les appartements des femmes, à moins que la citadelle ne soit attaquée. Le couloir était plein de femmes, des servantes portant la livrée or et noir, des dames de la citadelle vêtues de soie et de dentelles, des femmes au châle brodé bordé de longues franges, toutes parlant à tue-tête en même temps, toutes réclamant de savoir ce qui se passait. Partout, des enfants en larmes se cramponnaient à des jupes. Il fonça au milieu d’elles, les esquivant quand c’était possible, marmottant des excuses à celles qu’il repoussait de l’épaule, s’efforçant de faire abstraction de leurs regards stupéfaits.
Une des femmes en châle se détourna pour entrer dans sa chambre et il vit le châle déployé, vit la larme blanche scintillante au milieu de son dos. Soudain il reconnut des visages qu’il avait vus dans la cour extérieure. Des Aes Sedai qui le regardaient à présent avec inquiétude.
« Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous ici ?
— La citadelle est-elle attaquée ? Répondez-moi, mon garçon !
— Ce n’est pas un soldat. Qui est-il ? Que se passe-t-il ?
— C’est le jeune seigneur du sud !
— Que quelqu’un l’arrête ! »
Ses lèvres se retroussaient de peur, dénudant ses dents, mais il continuait à avancer et il s’efforçait d’accélérer l’allure.
Puis une femme sortit dans le couloir juste en face de lui et il s’arrêta involontairement. Il reconnaissait ce visage entre tous ; il se dit qu’il se le rappellerait, devrait-il vivre jusqu’à la fin des temps. L’Amyrlin. Elle eut les prunelles qui se dilatèrent en l’apercevant et elle eut un mouvement de recul. Une autre Aes Sedai, la femme de haute taille qu’il avait vue avec la crosse, se plaça entre lui et l’Amyrlin, lui criant quelque chose qu’il ne comprit pas dans le brouhaha qui augmentait.
Elle sait. Que la Lumière m’assiste, elle sait. Moiraine l’a avertie. Avec un grondement étouffé, il repartit en courant. Ô Lumière, laissez-moi seulement m’assurer qu’Egwene est en sécurité avant qu’on me… Il entendit crier derrière lui, mais il n’écouta pas.
L’effervescence régnait en plein autour de lui dans la citadelle. Des hommes se précipitaient vers les cours, l’épée à la main, sans se préoccuper de lui. Maintenant que les cloches ne sonnaient plus, il discernait d’autres bruits. Des appels. Des hurlements. Du métal sonnant sur du métal. Il venait juste de comprendre que c’étaient des bruits de lutte – des combats ? Dans Fal Dara ? – quand trois Trollocs surgirent devant lui au détour d’un couloir.
Des mufles velus déformaient ce qui par ailleurs était face humaine et l’un d’eux avait des cornes de bélier. Ils montrèrent les dents en brandissant des épées pareilles à des faux et foncèrent sur lui.
Le couloir qui avait été bondé d’hommes en train de courir un instant auparavant était maintenant vide à part les trois Trollocs et lui-même. Pris par surprise, il dégaina gauchement, essaya l’attaque dite Le Colibri-s’abreuve-à-la-Mellirose. Bouleversé de trouver des Trollocs au cœur de la citadelle de Fal Dara, il exécuta si mal le mouvement que Lan serait parti d’un air écœuré à grandes enjambées. Un Trolloc au museau d’ours l’esquiva sans peine, heurtant les deux autres dont l’élan fut rompu juste quelques secondes.
Soudain une douzaine de guerriers du Shienar le dépassèrent et coururent sus aux Trollocs, des hommes à moitié vêtus de leur grande toilette pour le festin mais l’épée haute. Le Trolloc au museau d’ours gronda en mourant et ses compagnons s’enfuirent, poursuivis à grands cris par ces hommes qui brandissaient leurs lames d’acier. Clameurs et hurlements résonnaient de tous côtés.
Egwene !
Rand s’enfonça plus avant au cœur de la citadelle, longeant au pas de course des couloirs déserts à part, çà et là, un cadavre de Trolloc gisant à terre. Ou un humain, mort également.
Puis il atteignit une intersection et, dans le couloir à sa gauche, se terminait un combat. Six hommes à chignon étaient allongés sanglants et immobiles, un septième agonisait. Le Myrddraal imprima un autre mouvement de rotation à sa lame en l’extrayant du ventre de son adversaire, et le soldat hurla en lâchant son épée puis s’effondra. L’Évanescent se mouvait avec une grâce vipérine, la référence à un serpent accentuée par l’armure à plates noires se chevauchant en écailles qui lui couvrait la poitrine. Il se retourna et cette face blême sans yeux examina Rand. L’Évanescent avança vers lui, souriant d’un sourire froid, sans se presser. Il n’avait pas besoin de se presser pour un homme seul.
Rand se sentit cloué sur place ; sa langue lui collait au palais. Le regard de l’Être-Sans-Yeux instille la peur. C’est ce qu’on disait le long de la Frontière. Ses mains tremblaient quand il leva son épée. Il ne pensa même pas à recourir au vide. Ô Lumière, il a tué sept soldats armés ligués contre lui. Ô Lumière, que vais-je faire ? Ô Lumière !
Brusquement, le Myrddraal s’arrêta, son sourire effacé.
« Celui-ci m’appartient, Rand. » Rand sursauta comme Ingtar s’avançait à côté de lui, sombre et massif dans un surcot de fête jaune, son épée tenue à deux mains. Les yeux noirs d’Ingtar ne quittaient pas la face de l’Évanescent ; si le Shienarien éprouvait de la terreur devant ce regard sans yeux, il n’en témoigna rien. « Exercez-vous d’abord sur un Trolloc ou deux avant d’affronter un de ceux-là, dit-il tout bas.
— Je descendais voir si Egwene était saine et sauve. Elle allait aux cachots rendre visite à Fain et…
— Alors, allez veiller sur elle. »
Rand déglutit. « Affrontons-le ensemble, Ingtar.
— Vous n’y êtes pas prêt. Occupez-vous de votre petite amie. Allez ! Vous voulez que des Trollocs la découvrent sans protection ? »
Rand s’attarda un peu, indécis. L’Évanescent avait brandi son épée, à destination d’Ingtar. Un grondement silencieux tordit la bouche de ce dernier, mais Rand savait que la peur n’y avait aucune part. Et Egwene risquait d’être seule dans la prison avec Fain, ou pire. Néanmoins, il se sentait honteux en courant vers l’escalier conduisant aux souterrains. Il savait qu’un regard d’Évanescent est capable d’épouvanter n’importe qui, mais Ingtar avait vaincu cette terreur. Son estomac à lui était encore noué.
Les couloirs au-dessous de la citadelle étaient silencieux et faiblement éclairés par des lampes à la lueur vacillante accrochées de loin en loin sur les murs. Il ralentit quand il approcha des cachots, se faufilant à petits pas sur la pointe des pieds aussi silencieusement qu’il le pouvait. Le crissement de ses bottes sur la pierre nue lui emplissait les oreilles. La porte des cachots était entrouverte d’une largeur de paume. Elle aurait dû être close et verrouillée.
Les yeux fixés sur la porte, il essaya d’avaler sa salive et n’y parvint pas. Il ouvrit la bouche pour appeler, puis la referma vivement. Si Egwene était là-dedans et en danger, crier aboutirait seulement à avertir celui qui la menaçait. Ou ce qui la menaçait. Prenant une profonde aspiration, il se prépara.
D’un même mouvement, il rabattit complètement le battant avec le fourreau dans sa main gauche, plongea dans le cachot, l’épaule rentrée dans un roulé-boulé sur la paille recouvrant le sol, et se redressa, pivota de-ci de-là trop vite pour avoir une vision claire de la salle, cherchant désespérément qui pourrait l’attaquer, cherchant Egwene. Il n’y avait personne.
Son regard tomba sur la table et il s’arrêta net, le souffle et même l’esprit paralysés. De chaque côté de la lampe toujours allumée, comme pour jouer le rôle de surtout de table, étaient posées les têtes des gardiens dans deux mares de sang. Leurs yeux le dévisageaient, dilatés de frayeur, et leur bouche béait dans un ultime cri que personne ne pouvait entendre. Rand eut un haut-le-cœur et se plia en deux ; son estomac se soulevait sans arrêt tandis qu’il vomissait dans la paille. Finalement, il réussit à se redresser, s’essuyant la bouche sur sa manche ; il se sentait la gorge à vif.
Il prit peu à peu conscience du reste de la salle, entrevu et pas assimilé pendant sa recherche hâtive d’un assaillant. Des morceaux de chair sanglante étaient éparpillés dans la paille. Il n’y avait rien qu’il reconnaisse comme humain à part les deux têtes. Quelques lambeaux avaient l’air mâchés. Voilà donc ce qu’il est advenu du reste de leurs corps. Il était surpris de réfléchir avec un tel calme, comme s’il avait fait en lui le vide sans le vouloir. Il comprit inconsciemment que c’était l’effet du choc.
Il ne reconnaissait aucune des têtes ; les gardiens avaient été changés depuis qu’il était venu là. Il en fut heureux. Savoir qui ils étaient, même Changu, aurait rendu la situation encore moins tolérable. Du sang couvrait les murs aussi, mais en lettres gribouillées par mots ou phrases entières, éparpillées partout. Certaines étaient anguleuses et grossièrement tracées, dans une langue qu’il ne connaissait pas, bien qu’il l’identifiât comme de l’écriture trolloque. D’autres, il savait les déchiffrer et le regrettait. Des obscénités et des blasphèmes assez corsés pour faire pâlir un palefrenier ou un convoyeur de marchand.
« Egwene. » Son calme se dissipa. Coinçant son fourreau sous son ceinturon, il prit la lampe sur la table, remarquant à peine que les têtes basculaient. « Egwene ! Où es-tu ? »
Se dirigeant vers la porte du fond, il avança de deux pas et s’arrêta, les yeux écarquillés. Les mots sur la porte, sombres et luisants comme humides à la lueur de sa lampe, se comprenaient sans peine.
AU REVOIR À LA POINTE DE TOMAN
CE N’EST JAMAIS FINI, AL’THOR
Son épée s’échappa d’une main soudain engourdie. Sans quitter la porte des yeux, il se pencha pour la ramasser. À la place, il saisit une poignée de paille et se mit à frotter avec acharnement les mots sur la porte. Haletant, il gratta jusqu’à ce que le tout ne forme plus qu’une seule tache sanglante, mais il était incapable de s’arrêter.
« Qu’est-ce que vous faites ? »
À cette voix cassante résonnant derrière lui, il se retourna tout d’une pièce en se courbant pour empoigner son épée.
Une femme se tenait dans l’embrasure de la première porte, raidie de fureur. Sa chevelure était comme de l’or clair, répartie en une douzaine de tresses ou davantage ; par contre, ses yeux étaient noirs et dardaient sur lui un regard perçant. Elle ne paraissait guère plus âgée que lui, elle était jolie dans le style boudeur, mais sa bouche se pinçait d’une manière qu’il n’aimait pas. Puis il vit le châle qu’elle avait drapé étroitement autour d’elle, avec sa longue frange rouge.
Une Aes Sedai. Et, que la Lumière m’assiste, elle appartient à l’Ajah Rouge. « Je… j’étais simplement… C’est ordurier. Ignoble.
— Tout doit être laissé exactement en l’état pour que nous l’examinions. Ne touchez à rien. » Elle avança d’un pas en le dévisageant avec attention et lui-même recula d’un pas. « Oui. Oui, c’est ce que je pensais. Un de ceux qui accompagnent Moiraine. Qu’est-ce que vous avez à voir avec ça ? » Son geste englobait les têtes sur la table et les griffonnages sanglants sur les murs.
Pendant un instant, il la regarda avec des yeux exorbités de stupeur. « Moi ? Rien ! Je suis venu ici chercher… Egwene ! »
Il se détourna pour ouvrir la porte du fond et l’Aes Sedai cria : « Non ! Vous allez me répondre ! »
Soudain il eut juste la force de rester debout, de continuer à tenir la lampe et son épée. Un froid glacial l’enserrait de toutes parts. Sa tête lui donnait l’impression d’être coincée dans un étau gelé ; il pouvait à peine respirer à cause de la pression sur sa poitrine.
« Répondez, mon garçon ! Dites-moi votre nom. »
Il marmonna involontairement, essayant de répondre malgré le froid qui lui donnait l’impression de lui enfoncer le visage dans le crâne, d’écraser sa poitrine comme par des liens d’acier glacé. Il serra les dents pour ne pas laisser échapper un son. Il tourna laborieusement les yeux pour darder sur elle un regard furieux à travers une buée de larmes. Que la Lumière vous brûle, Aes Sedai ! Je ne dirai pas un mot, que l’Ombre vous emporte !
« Répondez, mon garçon ! Tout de suite ! »
Des aiguilles de glace lui transperçaient douloureusement le cerveau, crissaient dans ses os. Le vide se forma en lui avant même qu’il se rende compte d’y avoir songé, mais le vide ne pouvait pas écarter la souffrance. Il sentit vaguement de la lumière et de la chaleur quelque part au loin. La lumière vacillait, fluctuante, mais était chaude, et il avait froid. Lointaine, indiciblement, et pourtant en quelque sorte à portée de la main. Ô Lumière, j’ai si froid. Il faut que j’atteigne… quoi ? Cette femme est en train de me tuer. Il faut que j’atteigne la lumière ou l’autre me tuera. Dans un effort surhumain, il s’étira vers la lumière.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? »
Tout à coup, froid, pression et aiguilles disparurent. Ses genoux pliaient, mais il se contraignit à les raidir. Il ne s’effondrerait pas à genoux ; il ne lui donnerait pas cette satisfaction. Le vide avait disparu également, avec autant de soudaineté qu’il s’était établi. Elle ESSAYAIT de me tuer. Haletant, il leva la tête. Moiraine était sur le seuil de la porte.
« J’ai demandé ce qui se passait, Liandrin, dit-elle.
— Je viens de trouver là ce garçon, répliqua calmement l’Aes Sedai Rouge. Les gardiens ont été assassinés et il est là. Un des vôtres. Et que faites-vous ici, Moiraine ? La bataille est au-dessus, pas ici.
— Je pourrais vous poser la même question, Liandrin. » Moiraine jeta un coup d’œil autour de la salle, serrant simplement un peu les lèvres à la vue du charnier. « Pourquoi donc êtes-vous là ? »
Rand leur tourna le dos, repoussa gauchement les verrous sur la porte du fond qu’il ouvrit. « Egwene est descendue aux cachots », annonça-t-il à qui voulait l’entendre et il entra, levant haut sa lampe. Ses genoux étaient toujours sur le point de se dérober sous lui ; il se demandait comment il tenait debout, il savait seulement qu’il devait trouver Egwene. « Egwene ! »
Un gargouillement sourd et un bruit de battement s’élevèrent à sa droite – et il dirigea la lampe par là. Le prisonnier en habit élégant était affaissé contre la grille de fer de sa cellule, sa ceinture passée autour des barreaux, puis autour de son cou. Comme Rand le regardait, il donna un dernier coup de pied qui racla le sol couvert de paille et s’immobilisa, la langue sortie et les yeux saillant hors d’un visage devenu presque noir. Ses genoux effleuraient le sol ; il aurait pu se redresser s’il l’avait voulu.
Frissonnant, Rand examina l’intérieur de la cellule suivante. Le gros homme aux articulations affaissées était tassé au fond de sa cellule, les yeux dilatés au maximum. À la vue de Rand, il hurla et se tordit sur lui-même en se mettant à griffer frénétiquement le mur de pierre.
« Je ne veux pas vous faire de mal », dit Rand. L’homme continua à hurler et à gratter. Ses mains étaient en sang et ses grattages traçaient des sillons sur de sombres macules coagulées. Ce n’était pas sa première tentative pour creuser la pierre avec ses mains nues.
Rand se détourna, soulagé que son estomac soit déjà vide. Toutefois, il ne pouvait rien ni pour l’un ni pour l’autre. « Egwene ! »
Sa lumière atteignit finalement les dernières cellules. La porte de celle de Fain était ouverte et la cellule vide, mais ce sont les deux formes étendues sur le sol de pierre devant le cachot qui poussèrent Rand à s’élancer d’un bond et à se laisser choir à genoux entre elles.
Egwene et Mat gisaient affalés par terre, inconscients… ou morts. Une marée de soulagement le submergea quand il vit leurs poitrines se soulever et s’abaisser. Il n’y avait aucune marque apparente sur l’un ou l’autre.
« Egwene ? Mat ? » Posant l’épée par terre, il secoua Egwene légèrement. « Egwene ? » Elle n’ouvrit pas les yeux. « Moiraine ! Egwene est blessée ! Mat aussi ! » La respiration de Mat était pénible, et son visage avait la pâleur d’un cadavre. Rand se sentit au bord des larmes. C’est moi qu’Il était censé frapper. J’ai prononcé le nom du Ténébreux. Moi !
« Ne les bouge pas. » Moiraine n’avait pas l’air bouleversée, ni même surprise.
La salle s’était soudain inondée de clarté, à l’entrée des deux Aes Sedai. Chacune tenait en équilibre une boule luisante de lumière froide, qui planait au-dessus de sa main.
Liandrin s’avançait tout droit au beau milieu de la vaste galerie, relevant de sa main libre ses jupes pour qu’elles ne touchent pas la paille, mais Moiraine s’arrêta pour examiner les deux prisonniers avant de la suivre. « Il n’y a plus rien à faire pour l’un, dit-elle, et l’autre peut attendre. »
Liandrin arriva la première auprès de Rand et commença à se pencher sur Egwene, mais Moiraine la devança précipitamment et posa sa main libre sur la tête d’Egwene. Liandrin se redressa avec une grimace.
« Elle n’est pas gravement atteinte, dit Moiraine au bout d’un instant. Elle a été frappée ici. » Elle désigna un emplacement sur le côté de la tête d’Egwene que recouvraient ses cheveux ; Rand n’y vit rien de différent. « C’est le seul coup qu’elle a reçu. Elle s’en tirera. »
Rand regarda alternativement les Aes Sedai. « Et Mat ? » Liandrin haussa un sourcil à son adresse et se retourna pour observer Moiraine avec une expression sardonique.
« Chut », dit Moiraine. Les doigts toujours posés sur la place où elle avait dit qu’Egwene avait été atteinte, elle ferma les yeux. Egwene murmura et remua, mais reprit son immobilité.
« Est-elle… ?
— Elle dort, Rand. Elle se remettra, mais il faut qu’elle dorme. » Moiraine se tourna vers Mat mais, cette fois, elle retira sa main après s’être contentée de le toucher un instant. « Ceci est plus sérieux », dit-elle à mi-voix. Elle tâtonna à la taille de Mat pour ouvrir sa tunique et eut une exclamation étouffée de colère. « Le poignard n’est plus là.
— Quel poignard ? » demanda Liandrin.
Des voix résonnèrent soudain dans la première salle, des voix d’hommes qui s’exclamaient avec colère et dégoût.
« Par ici, appela Moiraine. Apportez deux civières. Vite. » Quelqu’un dans l’autre salle relaya à tue-tête la requête pour des civières.
« Fain est parti », dit Rand.
Les Aes Sedai se tournèrent vers lui. Il ne put rien lire sur leurs visages. Leurs yeux étincelaient dans la lumière.
« C’est ce que je vois, répliqua Moiraine d’un ton neutre.
— Je lui avais dit, à Egwene, de ne pas venir ici. Je lui avais dit qu’il était dangereux.
— Quand je suis arrivée, déclara Liandrin d’une voix glaciale, il était en train de détruire les inscriptions dans la première salle. »
Il changea d’appui sur ses genoux avec malaise. Les yeux des Aes Sedai avaient le même aspect à présent. Ils le mesuraient et soupesaient, froids et terribles.
« C’est… c’était des propos orduriers, dit-il. Seulement des obscénités. » Elles continuèrent à le regarder, sans parler. « Vous ne pensez pas que je… Moiraine, vous ne pouvez pas croire que j’aie quelque chose à voir avec… avec ce qui s’est passé là. » Par la Lumière, est-ce ma faute ? J’ai nommé le Ténébreux.
Elle ne répondit pas et il éprouva une sensation de froid que ne diminua pas l’irruption d’hommes avec des lampes et des torches. Moiraine et Liandrin laissèrent leurs boules lumineuses s’éteindre. Les torches et lampes ne donnaient pas autant de clarté, des ombres surgirent dans les profondeurs des cachots. Des hommes portant des civières se hâtèrent vers les corps gisant sur le sol. Ingtar les précédait. Son chignon frémissait presque de colère et il semblait avide de trouver quelque chose sur quoi utiliser son épée.
« Ainsi l’Ami du Ténébreux est parti aussi, grommela-t-il. Bah, c’est le moindre de ce qui s’est passé ce soir.
— Le moindre même ici », rétorqua Moiraine sèchement. Elle donna ses directives aux hommes qui déposaient Egwene et Mat sur les civières. « La jeune fille doit être conduite dans sa chambre. Elle a besoin d’une femme qui la veille pour le cas où elle s’éveillerait dans la nuit. Elle risque d’être effrayée mais, plus que tout autre chose, elle a besoin de sommeil à présent. Le garçon… » Elle toucha Mat comme deux hommes soulevaient sa civière et retira vivement sa main. « Emmenez-le dans les appartements de l’Amyrlin. Allez trouver l’Amyrlin où qu’elle soit et prévenez-la qu’il est là-bas. Dites-lui que son nom est Matrim Cauthon. Je la rejoindrai dès que possible.
— L’Amyrlin ! s’exclama Liandrin. Vous envisagez de prendre l’Amyrlin comme Guérisseuse pour votre… votre chouchou ? Vous êtes folle, Moiraine.
— L’Amyrlin, répondit calmement Moiraine, ne partage pas vos préjugés d’Ajah Rouge, Liandrin. Elle Guérit quelqu’un sans y être incitée parce qu’elle envisage de s’en servir pour un but quelconque. Allez-y », dit-elle aux porteurs des civières.
Liandrin les regarda partir, Moiraine et les hommes qui s’étaient chargés de Mat et d’Egwene, puis elle se mit à observer Rand. Il s’efforça de ne pas tenir compte de sa présence. Il s’appliqua à rengainer son épée puis à brosser la paille qui s’était collée à sa chemise et à ses chausses. Toutefois, quand il releva la tête, Liandrin l’observait toujours, le visage aussi inexpressif qu’un bloc de glace. Sans mot dire, elle tourna les talons pour examiner pensivement les autres hommes. L’un soutenait en l’air le corps du pendu tandis qu’un second s’affairait à dégrafer la ceinture. Ingtar et le reste du groupe attendaient respectueusement. Après un dernier coup d’œil à Rand, elle partit, altière comme une reine.
« Une femme dure, marmotta Ingtar, qui parut surpris d’avoir parlé. Que s’est-il passé ici, Rand al’Thor ? »
Rand secoua la tête. « Je ne sais pas, sauf que Fain a réussi à s’évader. Et qu’il a assommé Egwene et Mat en le faisant. J’ai vu la salle de garde » – il frissonna – « mais ici même… ce que c’était, je l’ignore, Ingtar, en tout cas, quoi qu’il y ait eu, ce pauvre diable en a été tellement terrifié qu’il s’est pendu. Je crois que son compagnon est devenu fou rien que d’y avoir assisté.
— Nous devenons tous fous, ce soir.
— L’Évanescent… vous l’avez tué ?
— Non ! » Ingtar remit d’un coup sec son épée au fourreau ; la garde saillait au-dessus de son épaule. Il paraissait à la fois furieux et humilié. « À l’heure qu’il est, l’Évanescent est sorti de la citadelle avec ceux que nous n’avons pas pu abattre.
— Au moins êtes-vous vivant, Ingtar. Cet Évanescent a tué sept hommes !
— Vivant ? Est-ce si important ? » Soudain le visage d’Ingtar traduisit non plus l’irritation mais la fatigue et un profond chagrin. « Nous l’avions entre les mains. Entre nos mains ! Et nous l’avons perdu, Rand. Perdu ! » Il donnait l’impression de ne pas parvenir à croire ce qu’il disait.
« Perdu quoi ? questionna Rand.
— Le Cor ! Le Cor de Valère. Il a disparu, avec le coffre.
— Mais il se trouvait dans la chambre forte.
— La chambre forte a été pillée, dit Ingtar d’une voix lasse. Ils n’ont pas pris grand-chose, à part le Cor. Ce qu’ils pouvaient fourrer dans leurs poches. J’aurais préféré qu’ils emportent tout le reste et laissent ça. Ronan est mort et aussi les sentinelles qu’il avait postées pour garder la chambre forte. » Il poursuivit dans un murmure. « À l’époque où j’étais encore un petit garçon, Ronan a défendu la Tour de Jehaan avec vingt hommes contre un millier de Trollocs. Néanmoins, il n’a pas été abattu facilement. Le vieil homme avait du sang sur son poignard. Nul ne peut demander davantage. » Il demeura silencieux un instant. « Ils sont entrés par la Poterne du Chien et sont repartis par le même chemin. Nous en avons liquidé cinquante ou plus, mais beaucoup trop nous ont échappé. Des Trollocs ! Nous n’avions jamais eu de Trollocs à l’intérieur de la citadelle. Jamais !
— Comment ont-ils pu pénétrer par la Poterne du Chien, Ingtar ? Un seul homme réussirait à en arrêter cent là-bas. Et toutes les portes étaient fermées. » Il oscilla avec gêne d’un pied sur l’autre en se rappelant pourquoi il le savait. « Les sentinelles ne l’auraient pas ouverte pour laisser entrer qui que ce soit.
— Elles ont eu la gorge tranchée, dit Ingtar. L’une et l’autre des braves et pourtant elles ont été égorgées comme des porcs. Le coup est venu de l’intérieur. Quelqu’un les a tuées, puis a débâclé la porte. Quelqu’un qu’elles connaissaient. »
Rand regarda le cachot vide où Padan Fain avait été enfermé. « Mais cela signifie que…
— Oui. Il y a des Amis du Ténébreux à l’intérieur de Fal Dara. Ou il y en avait. Nous saurons vite ce qu’il en est. Kajin est en train de vérifier s’il manque quelqu’un. Par la Paix ! De la traîtrise dans la citadelle de Fal Dara ! » Les sourcils froncés, il jeta un coup d’œil au cachot, aux hommes qui l’attendaient. Chacun avait une épée, portée par-dessus ses vêtements de fête, et quelques-uns avaient des casques. « Nous n’avons plus rien à faire ici. Sortez ! Tous ! » Rand se joignit à ce mouvement de retraite. Ingtar tapota le justaucorps de Rand. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Avez-vous décidé de vous engager comme palefrenier ?
— C’est une longue histoire, répliqua Rand. Trop longue à raconter ici. Peut-être une autre fois. » Peut-être jamais, si j’ai de la chance. Peut-être que je réussirai à m’échapper en profitant de la confusion générale. Non, pas possible. Pas avant de savoir qu’Egwene est saine et sauve. Et Mat. Par la Lumière, que va-t-il devenir sans le poignard ? « Je suppose que le Seigneur Agelmar a doublé la garde à l’ensemble des portes ?
— Triplé, dit Ingtar d’un ton satisfait. Personne ne franchira ces portes ni pour entrer ni pour sortir. Dès que le Seigneur Agelmar a appris ce qui s’était passé, il a ordonné que personne ne quitte la citadelle sans son autorisation expresse. »
Dès qu’il a appris ?
« Ingtar, et avant ? L’ordre d’avant obligeant à rester à l’intérieur ?
— L’ordre d’avant ? Quel ordre d’avant ? Rand, la citadelle n’a été close que lorsque le Seigneur Agelmar a été informé de ce qui est arrivé. Quelqu’un vous a mal renseigné. »
Rand secoua lentement la tête. Ni Ragan ni Tema n’auraient inventé une chose pareille. Et même si l’Amyrlin avait donné cet ordre, Ingtar l’aurait su. Alors qui ? Et comment ? Il jeta un bref regard du coin de l’œil à Ingtar, se demandant si le Shienarien mentait. Tu deviens vraiment fou si tu soupçonnes Ingtar.
Ils étaient maintenant dans la salle des gardes précédant les cachots. Les têtes coupées et les débris des gardiens avaient été enlevés, néanmoins des flaques rouges sur la table et des emplacements humides dans la paille indiquaient où ils avaient été. Deux Aes Sedai se trouvaient là, deux femmes à l’air placide avec un châle frangé de brun, en train d’examiner les mots griffonnés sur les murs, sans se soucier de ce que leurs jupes entraînaient après elles dans la paille. Chacune avait un encrier fixé dans une écritoire attachée à sa ceinture et inscrivait avec une plume des notes dans un carnet. Elles ne détournèrent même pas les yeux vers les hommes qui traversaient la salle en bande.
« Viens voir ici, Vérine, dit l’une d’elles en désignant une portion de muraille couverte de lignes écrites en trolloc. Cela paraît intéressant. »
L’autre accourut, maculant sa jupe de taches rougeâtres. « Oui, en effet. Une écriture beaucoup plus belle que le reste. Pas d’un Trolloc. Très intéressant. » Elle commença à écrire dans son carnet, levant le nez de temps en temps pour déchiffrer les lettres anguleuses sur le mur.
Rand sortit vivement. Même si elles n’avaient pas été des Aes Sedai, il n’avait aucune envie de rester dans la même pièce que quelqu’un qui jugeait « intéressant » de lire de l’écriture trolloque tracée avec du sang humain.
Ingtar et ses hommes poursuivaient leur chemin à grandes enjambées, absorbés par les tâches qui les attendaient. Rand lambina en se demandant où il pourrait bien aller maintenant. Retourner dans les appartements des femmes ne serait pas facile sans Egwene pour l’aider. Ô Lumière, fais que tout aille bien pour elle. Moiraine a dit qu’elle s’en tirerait.
Lan le rejoignit avant qu’il atteigne les premières marches de l’escalier pour monter. « Tu peux retourner dans ta chambre si tu le désires, berger. Moiraine a dit de prendre tes affaires dans la chambre d’Egwene pour les rapporter dans la tienne.
— Comment a-t-elle appris… ?
— Moiraine connaît un grand nombre de choses, berger. Tu devrais le savoir, depuis le temps. Tu serais sage de veiller au grain. Les femmes ne parlent que de toi qui fonçais dans les couloirs l’épée au clair. Obligeant l’Amyrlin à baisser les yeux, s’il faut les en croire.
— Par la Lumière ! Je suis navré qu’elles soient en colère, Lan, mais j’avais été invité à entrer. Et quand j’ai entendu l’alerte… que la Lumière me brûle, Egwene était ici en bas ! »
Lan pinça les lèvres pensivement ; c’était la seule expression sur son visage.
« Oh, elles ne sont pas fâchées, à proprement parler. Bien que la plupart estiment que tu as besoin d’une main ferme pour t’assagir un peu. Fascinées serait plutôt le mot. Même Dame Amalisa ne cesse de poser des questions sur toi. Certaines commencent à ajouter foi aux propos des servantes. Elles te croient un prince déguisé, berger. Ce qui n’est pas une mauvaise chose. Il y a un vieux dicton ici dans les Marches, mieux vaut avoir de son côté une femme plutôt que dix hommes. À la façon dont elles discutent entre elles, elles ont l’air de chercher à décider laquelle de leurs filles a le caractère assez fort pour te tenir en main. Si tu n’y prends garde, berger, tu vas te retrouver marié dans une Maison du Shienar avant d’avoir compris ce qui s’est passé. » Soudain, il éclata de rire ; c’était bizarre comme de voir rire un rocher. « Courir dans les couloirs des appartements des femmes au beau milieu de la nuit, vêtu d’un justaucorps de paysan et agitant une épée. Si elles ne te font pas fouetter, au moins parleront-elles de toi pendant des années. Elles n’ont jamais vu d’homme aussi singulier que toi. Quelle que soit l’épouse qu’elles t’auront choisie, elle te catapultera probablement à la tête de ta Maison d’ici dix ans et, par-dessus le marché, te fourrera dans la tête l’idée que tu y es parvenu par tes propres mérites. Dommage que tu doives partir. »
Rand avait écouté le Lige bouche bée, mais alors il grommela : « Je l’ai bien tenté. Les portes sont gardées et personne ne peut sortir. J’ai essayé pendant qu’il faisait encore jour. Je n’ai même pas pu sortir le Rouge de l’écurie.
— Peu importe, à présent. Moiraine m’a envoyé t’avertir. Tu peux partir quand tu veux. Tout de suite, même. Moiraine s’est arrangée pour qu’Agelmar t’exempte de cet ordre.
— Pourquoi maintenant et pas plus tôt ? Pourquoi n’ai-je pas pu m’en aller avant ? Est-ce donc elle qui a commandé la fermeture des portes ? Ingtar a dit qu’il n’avait pas eu connaissance avant ce soir d’un ordre de garder les gens à l’intérieur de la citadelle. »
Rand eut l’impression que le Lige était soucieux, mais ce dernier se contenta de répliquer : « Quand quelqu’un te donne un cheval, berger, ne te plains pas qu’il ne soit pas aussi rapide que tu l’aurais voulu.
— Mais Egwene ? Et Mat ? Vont-ils réellement bien ? Je ne peux pas partir sans savoir qu’ils sont sains et saufs.
— La jeune fille ne court aucun danger. Elle s’éveillera au matin et ne se rappellera probablement même plus ce qui s’est passé. Les coups sur la tête ont cet effet.
— Et Mat ?
— C’est à toi de choisir, berger. Tu peux partir maintenant ou demain ou la semaine prochaine. Tu n’as qu’à décider. » Il s’éloigna, laissant Rand debout dans le souterrain au fin fond de la citadelle de Fal Dara.