2 La Cérémonie de l’Accueil

Les couloirs de la citadelle de Fal Dara, leurs murs de pierre lisse décorés avec parcimonie de tapisseries à l’élégante sobriété et de panneaux peints, bourdonnaient d’activité à l’annonce de l’arrivée imminente du Trône d’Amyrlin. Des serviteurs en livrée noir et or s’activaient en tous sens, se précipitant pour préparer des chambres ou porter des ordres aux cuisines, se lamentant qu’ils ne pourraient réussir à tout mettre au point pour une personnalité aussi importante alors qu’ils n’avaient reçu aucun avertissement. Les guerriers aux yeux noirs, la tête rasée à l’exception d’un chignon noué par un lien de cuir, ne couraient pas, mais la hâte marquait leur démarche et leur visage rayonnait d’une excitation habituellement réservée à la bataille. Quelques-uns d’entre eux interpellèrent Rand lorsqu’il passa rapidement près d’eux.

« Ah, vous voilà, Rand al’Thor. Que la Paix favorise votre épée. Vous allez faire toilette ? Vous aurez envie d’avoir belle mine quand vous serez présenté au Trône d’Amyrlin. La Dame voudra vous voir, vous et vos deux amis ainsi que les jeunes filles, soyez-en sûr. »

Il se dirigea au pas de course vers le grand escalier, assez large pour que vingt hommes s’y alignent de front, menant aux appartements des hommes.

« L’Amyrlin en personne qui se présente à l’improviste comme un simple colporteur. Sûrement à cause de Moiraine et de vous autres gars du sud, hein ? Sinon, pour quelle raison ? »

Les portes aux larges vantaux bardés de fer de l’appartement des hommes étaient ouvertes et à demi obstruées par une foule bourdonnante de guerriers à chignon tout excités par l’arrivée de l’Amyrlin.

« Hé, méridional ! L’Amyrlin est ici. Pour vous et vos amis, je présume. Par la Paix, quel honneur pour vous ! Elle quitte rarement Tar Valon et du plus loin qu’il me souvienne, elle n’a jamais pénétré dans les Marches. »

Il se débarrassa de tous avec quelques mots. Il devait se laver. Trouver une chemise propre. Pas le temps de bavarder. Ils pensaient le comprendre et le laissèrent s’éloigner. Ils ne savaient rien d’eux, ni les uns ni les autres, sinon que lui et ses amis voyageaient de concert avec une Aes Sedai, que deux de ses compagnons étaient des jeunes femmes se rendant à Tar Valon pour recevoir une formation d’Aes Sedai, mais leurs paroles le frappèrent comme s’ils étaient au courant de tout. Elle est venue pour moi.

Il s’élança dans l’appartement des hommes, fonça dans la chambre qu’il partageait avec Mat et Perrin… et s’arrêta net, la mâchoire tombant de stupeur. La pièce était remplie de femmes en livrée noir et or, toutes s’affairant avec détermination. Ce n’était pas une grande pièce et ses fenêtres, une paire de meurtrières hautes et étroites ouvertes sur une des cours intérieures, ne faisaient rien pour donner l’illusion qu’elle était un peu plus spacieuse. Trois lits sur des estrades recouvertes de carrelage noir et blanc, chacun avec une commode au pied, trois chaises ordinaires, une table de toilette près de la porte, et une haute et large armoire encombraient la pièce. Les huit femmes présentes avaient l’air de poissons grouillant dans un panier.

Elles lui jetèrent juste un coup d’œil et continuèrent à sortir de l’armoire ses vêtements – ainsi que ceux de Mat et de Perrin – les remplaçant par des neufs. Tout ce qui était découvert dans les poches était déposé sur le dessus des commodes, et les anciens vêtements étaient empaquetés sans précaution, comme des vieux chiffons.

« Qu’est-ce que vous fabriquez ? s’exclama-t-il quand il eut retrouvé son souffle. Ce sont mes habits ! » Une des femmes renifla avec dédain et glissa un doigt par une déchirure dans la manche de son unique bliaud, puis l’ajouta au tas sur le sol.

Une autre, une femme aux cheveux noirs avec un grand anneau garni de clefs à sa ceinture, le dévisagea. C’était Elansu, Shatayan de la citadelle. Il voyait en cette femme aux traits anguleux une gouvernante, même si la demeure qu’elle gouvernait était une citadelle et que des vingtaines de domestiques obéissaient à ses ordres. « Moiraine Sedai a dit que tous vos vêtements étaient usés jusqu’à la corde, et la Dame Amalisa en a fait faire des neufs pour vous. Ôtez-vous de notre chemin, ajouta-t-elle d’un ton ferme, et nous en aurons fini d’autant plus vite. » Rares étaient les hommes que la Shatayan ne pouvait contraindre à agir selon sa volonté – certains disaient même que le Seigneur Agelmar n’était pas de leur nombre – et elle ne s’attendait visiblement pas à une résistance de la part de quelqu’un d’assez jeune pour être son fils.

Il ravala ce qu’il s’apprêtait à dire ; il n’avait pas le temps de discuter. Le Trône d’Amyrlin pouvait l’envoyer chercher d’une minute à l’autre. « Honneur en soit rendu à la Dame Amalisa pour son cadeau, réussit-il à dire selon la coutume shienarienne, et honneur vous en soit rendu, Elansu Shatayan. Transmettez, je vous prie, mes paroles à Dame Amalisa et dites-lui que je suis à son service, cœur et âme. » Cela devrait satisfaire pour les deux femmes l’attachement au cérémonial coutumier dans le Shienar. « Mais à présent, si vous voulez bien m’excuser, je désire me changer.

— Parfait, commenta Elansu avec satisfaction. Moiraine Sedai a ordonné d’enlever tout ce qui était vieux. Jusqu’au moindre fil. Les sous-vêtements aussi. » Plusieurs des femmes le regardèrent du coin de l’œil. Aucune n’esquissa un mouvement vers la porte.

Il se mordit les lèvres pour s’empêcher d’éclater d’un rire nerveux. Bien des coutumes du Shienar différaient de celles qu’il connaissait et il y en avait quelques-unes auxquelles il ne s’habituerait jamais, devrait-il vivre cent ans. Il s’était mis à se baigner au petit matin, quand les grands bassins dallés étaient déserts, après avoir découvert qu’à n’importe quel autre moment une femme pouvait fort bien descendre dans l’eau en même temps que lui. Ce pouvait être une fille de cuisine ou Dame Amalisa, la propre sœur du Seigneur Agelmar – les bains dans le Shienar étaient un endroit où le rang n’importait pas – s’attendant à ce qu’il lui frotte le dos en retour d’un service semblable, lui demandant pourquoi il avait le visage si cramoisi, avait-il attrapé un coup de soleil ? Elles avaient vite appris à reconnaître ses rougeurs pour ce qu’elles étaient et il n’y avait pas une femme dans cette citadelle que ces rougeurs ne fascinaient pas.

Je pourrais être mort ou pire d’ici une heure et elles attendent pour me voir piquer un fard ! Il s’éclaircit la voix. « Si vous voulez bien attendre dehors, je vous passerai le reste. Sur mon honneur. »

Une des femmes gloussa et même les lèvres d’Elansu se contractèrent, mais la Shatayan hocha la tête et ordonna aux autres femmes de ramasser les ballots qu’elles avaient rassemblés. Elle fut la dernière à sortir, et elle s’arrêta sur le seuil pour ajouter : « Les souliers aussi. Moiraine Sedai a dit tout. »

Il ouvrit la bouche, puis la referma. Ses souliers, du moins, étaient certainement encore utilisables, fabriqués par Alwyn al’Van, le savetier du Champ d’Emond, faits à son pied et confortables. Mais si renoncer à ses souliers incitait la Shatayan à le laisser seul de façon qu’il puisse s’en aller, il lui donnerait les souliers et tout le reste qu’elle voudrait. Il n’avait pas de temps à perdre. « Oui. Oui, bien sûr. Sur mon honneur. » Il poussa le battant, la forçant à sortir.

Une fois seul, il s’assit vivement sur son lit pour retirer ses souliers – ils étaient encore capables de bon service, un peu usés, le cuir craquelé ici et là, mais encore portables et bien assouplis pour y avoir les pieds à l’aise – puis se déshabilla rapidement, entassant tout par-dessus les souliers, et se lava dans la cuvette tout aussi vite. L’eau était froide ; l’eau était toujours froide dans les appartements des hommes.

L’armoire avait trois larges portes sculptées à la mode sobre du Shienar, suggérant plutôt que montrant des séries de cascades et de mares rocheuses. Il ouvrit la porte centrale et demeura un instant à contempler ce qui avait remplacé les quelques vêtements qu’il avait apportés avec lui. Une douzaine de justaucorps à haut collet dans la laine la plus belle et la coupe la plus réussie qu’il avait jamais vues sur le dos d’un marchand ou d’un seigneur, couverts de broderies comme des habits de fête. Une douzaine ! Trois chemises pour chaque surcot, en lin et en soie, avec des manches bouffantes et des poignets resserrés. Deux manteaux. Deux, alors qu’il s’était contenté d’un seul à la fois toute sa vie. Un des manteaux était en solide drap de laine uni vert foncé, l’autre bleu nuit au col rigide dressé à la verticale où étaient brodés au fil d’or des hérons… ainsi qu’en haut sur la poitrine à gauche, où les seigneurs portent leur blason…

Sa main se dirigea d’elle-même vers ce manteau. Comme s’ils doutaient de ce qu’ils sentaient, ses doigts tâtèrent les fils dessinant un serpent courbé presque en cercle, mais un serpent avec quatre pattes et une crinière dorée de lion, recouvert d’écaillés or et cramoisi, chacune de ses pattes terminée par cinq griffes d’or. Sa main recula d’un geste brusque comme brûlée. Que la Lumière me vienne en aide ! Est-ce Amalisa qui a fait faire ça ou Moiraine ? Combien l’ont vu ? Combien savent ce que c’est, ce que cela signifie ? Même une seule personne serait au courant que ce serait encore trop. Que je brûle, elle essaie de me faire tuer. Cette sacrée Moiraine ne daigne même pas m’adresser la parole, mais maintenant elle me donne de sacrés beaux habits pour mourir dedans !

Il eut un violent sursaut comme un coup sec était frappé à la porte.

« Avez-vous fini ? demanda la voix d’Elansu. Jusqu’au dernier fil, hein ? Peut-être vaudrait-il mieux que je… » Un grincement comme si elle essayait la poignée de la porte.

Avec un choc, Rand se rendit compte qu’il était encore nu. « J’ai fini, cria-t-il. Par la Paix, n’entrez pas ! » Il rassembla précipitamment ce qu’il avait eu sur lui, souliers et le reste. « Je les apporte ! » Se dissimulant derrière le battant, il l’ouvrit juste assez pour fourrer le ballot dans les bras de la Shatayan. « Voilà tout ce qu’il y a. »

Elle s’efforça de glisser un regard par la fente. « Vous êtes sûr ? Moiraine Sedai a dit tout. Peut-être vaudrait-il mieux que je jette un coup d’œil…

— C’est la totalité, grommela-t-il. Sur mon honneur ! » Il repoussa d’un coup d’épaule le battant, lui refermant la porte au nez, et il entendit rire de l’autre côté.

Marmonnant entre ses dents, il s’habilla précipitamment. Il les croyait bien capables les unes et les autres de trouver un prétexte pour s’introduire quand même dans la pièce. Les chausses grises étaient plus collantes que celles dont il avait l’habitude mais néanmoins confortables, et la chemise, avec ses manches amples, était assez blanche pour satisfaire n’importe quelle bonne ménagère du Champ d’Emond les jours de lessive. Les bottes montant au genou étaient faites à ses pieds comme s’il les utilisait depuis un an. Il espéra qu’elles sortaient seulement des mains d’un bon savetier et non plus encore de celles d’une Aes Sedai.

Tous ces vêtements constitueraient un paquet aussi gros que lui. Cependant, il avait repris l’habitude du confort d’avoir des chemises propres, de ne plus enfiler les mêmes chausses jour après jour jusqu’à ce que la sueur et la poussière les rendent aussi raides que ses souliers, puis de continuer encore à les mettre. Il sortit de sa commode ses sacoches de selle et les bourra au maximum, puis étala à regret le manteau de gala sur le lit et empila dessus quelques chemises et chausses de plus. Replié avec l’emblème dangereux à l’intérieur et attaché avec une corde formant une boucle de façon à pouvoir le balancer sur une épaule, ce baluchon n’était guère différent de celui qu’il avait vu d’autres jeunes gens coltiner sur la route.

Des sonneries de trompettes entrèrent par les meurtrières, des trompettes entonnant une fanfare au-delà des remparts, des trompettes qui leur répondaient depuis les tours de la citadelle.

« J’enlèverai la broderie dès que j’aurai une minute », marmotta-t-il. Il avait regardé des femmes retirer les fils de broderie quand elles avaient commis une erreur ou changé d’avis sur le dessin et cela n’avait pas paru bien difficile.

Le reste des vêtements – la majeure partie, à la vérité – il le replaça dans l’armoire. Pas besoin de laisser des indices de fuite qui soient découverts par la première personne jetant un coup d’œil dans la pièce après son départ.

Toujours soucieux, il s’agenouilla près de son lit. Les plates-formes carrelées sur lesquelles reposaient les lits étaient des poêles, où un petit feu brûlait toute la nuit à l’étouffée pour maintenir le lit chaud pendant les rudes nuits de l’hiver shienarien. Les nuits étaient toujours plus froides qu’il n’y était accoutumé à cette époque de l’année, mais des couvertures suffisaient maintenant pour garder la chaleur. Ouvrant la porte du foyer, il sortit un paquet qu’il savait ne pouvoir abandonner derrière lui. Il se réjouit qu’Elansu n’ait pas pensé qu’on pouvait y ranger des vêtements.

Posant le paquet au-dessus des couvertures, il en dénoua une extrémité et la déplia en partie. Un manteau de ménestrel, retourné à l’envers pour dissimuler les centaines de morceaux qui le couvraient, des pièces d’étoffe de toutes les dimensions et couleurs imaginables. Le manteau proprement dit était en fort bon état ; les pièces étaient la marque distinctive des ménestrels. L’avaient été pour l’un d’eux.

À l’intérieur se nichaient deux étuis rigides en cuir. Le plus grand contenait une harpe, à laquelle il ne touchait jamais. La harpe n’a jamais été destinée aux doigts maladroits d’un paysan, mon garçon. L’autre, long et mince, renfermait la flûte aux ciselures d’or et d’argent dont il s’était servi plus d’une fois depuis son départ de chez lui pour gagner de quoi se payer un repas et un lit. Thom Merrilin lui avait enseigné à jouer de cette flûte, avant que le ménestrel meure. Rand ne la maniait jamais sans se rappeler Thom, ses yeux bleus perçants et ses longues moustaches blanches, lui fourrant entre les mains le manteau et son contenu et lui enjoignant de s’enfuir. Puis Thom s’était lui-même mis à courir, des couteaux apparaissant magiquement dans ses mains comme s’il donnait une représentation, pour affronter le Myrddraal qui approchait dans l’intention de les tuer.

Avec un frisson, il refit le paquet. « C’est fini, tout ça. » Repensant au vent sur la tour, il ajouta : « Il se produit des choses étranges à proximité de la Dévastation. » Il n’était pas sûr de le croire, pas dans le sens que Lan semblait avoir voulu y mettre. En tout cas, même sans le Trône d’Amyrlin, c’était plus que temps pour lui de quitter Fal Dara.

Endossant à la va-vite le manteau qu’il avait laissé de côté – sa couleur, un vert sombre profond, le fit penser aux forêts de son pays, le Bois de l’Ouest où il avait grandi dans la ferme de Tam et le Bois Humide où il avait appris à nager – il attacha l’épée au héron à sa ceinture et suspendit de l’autre côté son carquois hérissé de flèches. Son arc détendu était accoté dans le coin avec ceux de Mat et de Perrin, le bois plus grand que lui d’une hauteur de deux mains. Il l’avait fabriqué lui-même depuis son arrivée à Fal Dara et, à part lui, seuls Lan et Perrin étaient capables de le bander. Enfilant son rouleau de couverture et son manteau neuf dans les boucles de ses paquets, il équilibra les deux sur son dos, lança ses sacoches de selle par-dessus les cordes et empoigna l’arc. Garde libre le bras qui manie l’épée, se dit-il. Laisse-leur imaginer que je suis dangereux. Peut-être y aura-t-il quelqu’un pour le croire.

Entrebâiller la porte lui permit de s’assurer que le couloir était pratiquement désert ; un serviteur en livrée survint en se hâtant, mais il ne se tourna même pas vers Rand. Dès que se fut éteint le bruit de ses pas rapides, Rand se glissa dans le corridor.

Il s’efforça de marcher de façon naturelle, dégagée, mais, avec des sacoches de selle sur l’épaule et des paquets sur le dos, il savait avoir l’air de ce qu’il était, quelqu’un qui part en voyage et n’a pas l’intention de revenir. Les trompettes retentirent de nouveau, avec un son plus sourd ici à l’intérieur de la citadelle.

Il avait un cheval, un grand étalon roux, dans l’écurie du nord appelée l’Écurie du Seigneur, près de la poterne par où le Seigneur Agelmar sortait quand il allait faire un temps de galop. Cependant ni le Seigneur de Fal Dara ni aucun membre de sa famille ne s’en irait se promener à cheval aujourd’hui et il n’y aurait probablement dans l’écurie que les palefreniers. Deux itinéraires permettaient de se rendre de la chambre de Rand à l’Écurie du Seigneur. L’un obligeait à contourner toute la citadelle, à longer par-derrière le jardin privé au Seigneur Agelmar, puis à descendre de l’autre côté et traverser la forge du maréchal-ferrant, certainement déserte aussi à présent, jusqu’à la cour de l’écurie. Un temps suffisant par ce trajet pour que des ordres soient donnés, pour que des recherches soient entamées avant qu’il atteigne son cheval. L’autre trajet était beaucoup plus court ; il fallait d’abord franchir la cour extérieure, où en ce moment même arrivait le Trône d’Amyrlin avec une douzaine d’Aes Sedai sinon davantage.

Sa peau fut parcourue de picotements à cette idée, il avait eu plus qu’assez d’Aes Sedai pour une vie normale. Une, c’était déjà trop. Tous les contes le disaient et il le savait par expérience. Néanmoins il ne fut pas surpris quand ses pieds le conduisirent vers la cour extérieure. Il ne verrait pas la cité légendaire de Tar Valon – impossible de courir ce risque, ni maintenant ni jamais – cependant il pouvait avant de partir jeter un coup d’œil sur le Trône d’Amyrlin. Ce serait aussi sensationnel que de voir une reine. Simplement regarder de loin ne présente sûrement pas de danger. Je continuerai à marcher et aurai disparu avant même qu’elle se soit aperçue de ma présence.

Il ouvrit une lourde porte renforcée de fer donnant sur la cour extérieure et se retrouva dehors dans un grand silence. Une foule de gens occupaient le chemin de ronde au sommet de chaque rempart, des soldats à chignon, des serviteurs en livrée, des valets encore en blouse de travail, pressés les uns contre les autres, avec des enfants perchés sur les épaules de leurs aînés afin de voir par-dessus leur tête ou se faufilant au milieu d’eux pour guetter entre taille et genoux. Chaque poste d’archers était bourré comme un baril de pommes, et des visages apparaissaient même dans les fentes étroites des meurtrières des murs. Une cohue massive bordait la cour à la façon d’un autre rempart. Et tous regardaient et attendaient en silence.

Il se fraya un chemin le long du mur, devant les forges et les ateliers des fabricants de flèches alignés autour de la cour – Fal Dara était une forteresse et non un palais, en dépit de ses dimensions et de sa splendeur sévère, et tout ici servait ce but – et il s’excusait à voix basse auprès des gens qu’il heurtait. Quelques-uns se retournaient avec un froncement de sourcils, et certains jetaient un second coup d’œil à ses fontes et ballots, mais aucun ne rompit le silence. La plupart ne se donnaient même pas la peine de regarder qui les avait bousculés en passant derrière eux.

Il voyait sans peine par-dessus la majorité des têtes, suffisamment pour distinguer nettement ce qui se passait dans la cour. Juste à l’intérieur de la porte principale, une file d’hommes se tenaient à côté de leurs chevaux, seize au total. Pas un ne portait le même genre d’armure ou n’était armé du même genre d’épée, et aucun ne ressemblait à Lan, mais Rand ne doutait pas qu’ils étaient des Liges. Qu’ils aient la face ronde, carrée, longue, étroite, tous avaient la même expression, comme s’ils voyaient ce que d’autres ne voyaient pas, entendaient ce que d’autres n’entendaient pas. Debout dans une posture nonchalante, ils avaient l’air aussi redoutables qu’une meute de loups. Ils n’avaient qu’une autre chose en commun. Tous tant qu’ils étaient, ils portaient la cape aux couleurs changeantes qu’il avait aperçue la première fois sur Lan, la cape qui semblait souvent se confondre avec ce qui se trouvait derrière. Cela ne favorisait pas une contemplation tranquille ni un estomac en repos, tant d’hommes drapés dans ces manteaux.

À une douzaine de pas devant les Liges, une rangée de femmes se tenaient à la tête de leurs montures, le capuchon de leurs mantes rejeté en arrière. Il pouvait les compter, maintenant. Quatorze. Quatorze Aes Sedai. C’en était sûrement. Grandes et petites, minces et bien en chair, brunes et blondes, les cheveux courts ou longs, flottant librement ou nattés, avec des habits aussi différents les uns des autres que ceux des Liges, avec autant de coupes et de coloris qu’il y avait de femmes. Cependant, elles aussi, elles avaient toutes une similitude, une qui était évidente seulement quand elles étaient groupées de cette façon. De la première à la dernière, elles étaient sans âge. À cette distance, il les aurait toutes dites jeunes, mais plus près il savait qu’elles étaient comme Moiraine, avec une peau sans rides mais des expressions trop mûres pour des jeunes femmes, des yeux trop sages.

Plus près ? Idiot ! Je suis déjà trop près ! Que je brûle, j’aurais dû prendre le trajet le plus long. Il reprit sa marche vers son but, une autre porte bardée de fer à l’extrémité opposée de la cour, mais il ne put s’empêcher de s’arrêter pour regarder.

Calmement, sans se préoccuper des spectateurs, les Aes Sedai concentraient leur attention sur la litière aux rideaux clos, à présent au centre de la cour. Les chevaux qui la transportaient restaient aussi immobiles que si des palefreniers leur serraient la bride, mais il n’y avait qu’une femme à côté de la litière, le visage celui d’une Aes Sedai, et elle ne s’inquiétait pas des chevaux. Le bâton qu’elle tenait droit devant elle à deux mains était aussi grand qu’elle, la flamme dorée qui le surmontait dépassant ses yeux.

Le Seigneur Agelmar faisait face à la litière de l’autre côté de la cour, rude d’allure, franc, indéchiffrable d’expression. Son manteau bleu foncé à haut collet s’ornait des trois renards roux courant de la Maison de Jagad ainsi que du faucon noir du Shienar fondant sur sa proie. À côté de lui, il y avait Ronan, flétri par l’âge mais encore bien droit ; trois renards sculptés dans de l’avatine rouge surmontaient la grande crosse que portait le Shambayan. Ronan était l’égal d’Elansu en ce qui concernait le gouvernement de la forteresse, Shambayan et Shatayan, mais Elansu ne lui laissait pas grand-chose à faire à part diriger les cérémonies et assurer le secrétariat du Seigneur Agelmar. Les chignons des deux hommes étaient d’un blanc de neige.

Tous – les Liges, les Aes Sedai, le Seigneur de Fal Dara et son Shambayan – restaient immobiles comme des pierres. La foule des spectateurs semblait retenir son souffle. Malgré lui, Rand ralentit le pas.

Soudain, Ronan frappa par trois fois de son bâton les larges dalles du sol, proclamant dans le silence : « Qui vient ici ? Qui vient ici ? Qui vient ici ? »

Par trois fois en retour, la femme debout près de la litière donna un coup sec par terre avec sa crosse. « La Gardienne des Sceaux. La Flamme de Tar Valon. Le Trône d’Amyrlin.

— Pourquoi devrions-nous monter la garde ? questionna Ronan d’une voix ferme.

— Pour l’espoir de l’humanité, répliqua la grande femme.

— Contre quoi nous gardons-nous ?

— L’Ombre à midi.

— Combien de temps veillerons-nous ?

— D’un lever de soleil à l’autre, aussi longtemps que tournera la Roue du Temps. »

Agelmar s’inclina, son chignon blanc ondulant dans la brise. « Fal Dara offre le pain, le sel et son bon accueil. Bienvenue au Trône d’Amyrlin à Fal Dara, car ici la garde est montée, ici le Pacte est respecté. Bienvenue. »

La grande femme tira de côté le rideau de la litière et l’Amyrlin en sortit. Les cheveux noirs, sans âge comme l’étaient toutes les Aes Sedai, elle parcourut des yeux l’assemblée des assistants en se redressant. Rand tiqua quand son regard croisa le sien ; il eut l’impression d’avoir été touché. Mais les yeux de l’Amyrlin continuèrent leur revue et allèrent se poser sur le Seigneur Agelmar. Un serviteur en livrée s’agenouilla près d’elle avec des serviettes pliées, d’où s’échappait encore de la vapeur, sur un plateau d’argent. D’un geste cérémonieux, elle s’essuya les mains et se tamponna le visage avec l’étoffe humide. « J’offre mes remerciements pour votre accueil, mon fils. Que la lumière illumine la Maison de Jagad. Que la Lumière illumine Fal Dara et toute sa population. »

Agelmar s’inclina de nouveau. « Vous nous honorez, Mère. » Cela ne paraissait pas bizarre qu’elle l’appelle fils ni que lui l’appelle Mère, bien qu’à comparer ses joues lisses au visage anguleux d’Agelmar il semblait être plutôt son père, ou même son grand-père. Elle avait une présence qui surpassait même la sienne. « La Maison de Jagad est à vous. Fal Dara est à vous. »

Des acclamations retentirent de tous côtés, se répercutant contre les murs de la forteresse comme des vagues déferlantes.

Secoué de frissons, Rand se précipita vers la porte ouvrant sur la sécurité, sans se soucier cette fois de qui il bousculait. Ce n’est que ta sacrée imagination. Elle ne sait même pas qui tu es. Pas encore. Sang et cendres, si jamais… » Il ne voulait pas penser à ce qui risquait de se produire si elle apprenait qui il était, ce qu’il était. À ce qui arriverait quand elle finirait par le découvrir. Il se demanda si elle était pour quelque chose dans le vent au sommet de la tour ; les Aes Sedai avaient le pouvoir de réaliser ce genre de choses. Quand il s’engouffra par la porte et la rabattit derrière lui, amortissant les clameurs de bienvenue qui faisaient encore vibrer la cour, il poussa un profond soupir de soulagement.

Les couloirs ici étaient aussi déserts que les autres, et il les suivit d’un pas pressé qui était presque une allure de course. Il sortit dans une cour plus petite avec une fontaine jaillissant au centre, s’engagea dans un autre corridor et aboutit sur les dalles de pierre de la cour de l’écurie. L’Écurie du Seigneur elle-même, aménagée dans le mur de la forteresse, était haute et longue, avec de grandes fenêtres ouvrant ici à l’intérieur des remparts et deux étages où étaient installés les chevaux. La forge de l’autre côté de la cour était silencieuse, le maréchal-ferrant et ses aides étaient partis assister à la Cérémonie de l’Accueil.

Tema, le palefrenier en chef au visage tanné comme du cuir, le salua au seuil des vastes portes avec une profonde inclination du buste, portant la main à son front puis à sa poitrine. « L’esprit et le cœur à votre service, mon Seigneur. En quoi Tema peut-il être utile, mon Seigneur ? » Pas de chignon de guerrier ici ; les cheveux de Tema collaient à sa tête comme un bol gris renversé.

Rand soupira. « Pour la centième fois, Tema, je ne suis pas un seigneur.

— Comme mon Seigneur le désire. » Le palefrenier s’inclina encore plus bas, cette fois-ci.

C’est son nom qui causait le problème, et une similarité. Rand al’Thor. Al’Lan Mandragoran. Pour Lan, selon la coutume de la Malkier, le « al » royal le désignait comme Roi, bien que lui-même n’en fasse jamais usage. Pour Rand, « al » était seulement une partie de son nom, encore qu’il eût entendu dire que jadis, il y a fort longtemps, avant que les Deux Rivières aient été appelées les Deux Rivières, ce « al » avait signifié « fils de ». Cependant certains serviteurs de la forteresse de Fal Dara avaient cru que cela voulait dire qu’il était aussi un roi, ou au moins un prince. Toutes ses dénégations avaient seulement réussi à le réduire au rang de « Seigneur ». En tout cas, il le supposait ; il n’avait jamais vu tant de courbettes, même devant le Seigneur Agelmar.

« J’ai besoin que le Rouge soit sellé, Tema. » Il se garda bien d’offrir de s’en charger lui-même. Tema refuserait de laisser Rand se salir les mains. « J’ai envie de passer quelques jours à visiter le pays autour de la ville. » Une fois qu’il serait sur le dos du grand étalon roux, en quelques jours il serait à la rivière Erinin, ou de l’autre côté de la frontière, dans l’Arafel. Alors elles ne me retrouveront jamais.

Le palefrenier se plia presque en deux et resta courbé. « Pardonnez-moi, mon Seigneur, chuchota-t-il d’une voix rauque. Pardon, mais Tema ne peut pas obéir. »

Rougissant de gêne, Rand jeta un coup d’œil anxieux à la ronde – il n’y avait personne en vue – saisit le palefrenier par l’épaule et l’obligea à se redresser. Il ne pouvait peut-être pas empêcher Tema et consorts de se conduire de cette manière, mais il pouvait tenter d’éviter qu’on les voie le faire. « Pourquoi cela, Tema ? Tema, regardez-moi, s’il vous plaît. Pourquoi non ?

— C’est un ordre, mon Seigneur », répliqua Tema toujours dans un chuchotement. Il gardait les yeux baissés, non par peur mais par honte de ne pouvoir exécuter ce que demandait Rand. Les Shienariens en éprouvaient de la honte autant que certains étaient mortifiés de s’entendre traiter de voleurs. « Aucun cheval ne peut quitter cette écurie avant que l’ordre soit changé. Ni aucune autre écurie de la citadelle, mon Seigneur. »

Rand ouvrit la bouche pour dire que cela n’avait pas d’importance mais, à la place, il s’humecta les lèvres. « Aucun cheval d’aucune écurie ?

— Oui, mon Seigneur. L’ordre vient juste d’arriver. Il n’y a que quelques minutes. » La voix de Tema prit de l’assurance. « Toutes les portes sont fermées aussi, mon Seigneur. Personne ne peut entrer ou partir sans autorisation. Même pas la patrouille de la ville à ce qu’on a dit à Tema. »

Rand ravala sa salive, mais cela n’atténua pas cette sensation de doigts qui lui serraient la gorge. « L’ordre, Tema, il émanait du Seigneur Agelmar ?

— Bien sûr, mon Seigneur. De qui d’autre ? Le Seigneur Agelmar ne l’a pas signifié en personne à Tema, évidemment, ni même à l’homme qui a averti Tema mais, mon Seigneur, qui à part lui pouvait donner un ordre pareil à Fal Dara ? »

Qui à part lui ? Rand sursauta comme la plus grosse cloche dans le beffroi de la citadelle se mettait bruyamment en branle. Les autres cloches sonnèrent à leur tour, puis des cloches dans la ville leur répondirent.

« Si Tema peut prendre cette liberté, cria le palefrenier pour dominer le carillon des cloches, mon Seigneur doit être très heureux. »

Rand dut crier aussi pour être entendu. « Heureux ? Pourquoi ?

— La Cérémonie de l’Accueil est terminée, mon Seigneur. » Le geste de Tema désigna le beffroi. « La Souveraine d’Amyrlin va convoquer mon Seigneur, ainsi que les amis de mon Seigneur, pour aller la voir, à présent. »

Rand détala à toutes jambes. Il eut juste le temps d’apercevoir la surprise se peindre sur le visage de Tema, puis il fut loin. Il ne s’inquiéta pas de ce que pensait Tema. Elle va m’envoyer chercher maintenant.

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