La ville de Cairhien s’étageait sur des hauteurs au bord de la rivière Alguenya et Rand en eut un premier aperçu depuis les collines du nord, dans l’éclat du soleil à son zénith. Elricain Tavolin et les cinquante soldats cairhienins lui donnaient toujours l’impression de gardes surveillant des prisonniers – davantage encore depuis qu’ils avaient traversé le pont au Gaelin ; plus ils avançaient vers le sud, plus ils devenaient rébarbatifs – mais Loial et Hurin ne paraissaient pas s’en inquiéter et il s’efforça de ne pas s’en soucier non plus. Il examina l’agglomération, parmi les plus importantes qu’il connaissait. Des navires aux flancs bombés et de larges péniches encombraient la rivière, de grands entrepôts de grains s’étendaient sur la berge opposée ; par contre, Cairhien semblait construite selon un strict plan orthogonal derrière des remparts élevés de couleur grise. Ces remparts eux-mêmes formaient un carré parfait, avec un des côtés bâti au ras de l’eau. Selon la même répartition précise, des tours se dressaient à l’intérieur de ces remparts, les dominant de vingt fois leur hauteur ; cependant, même d’un point de vue aussi éloigné que les collines, Rand remarqua que chaque tour avait un sommet en dents de scie.
À l’extérieur des remparts, les cernant sur les deux rives, se dessinait un labyrinthe de rues qui s’entrecroisaient dans tous les sens et grouillaient de monde. Le Faubourg, c’est ainsi qu’il s’appelait, Rand l’avait appris par Hurin ; jadis, il y avait eu un marché à chaque porte de la cité mais, au fil des ans, ils s’étaient développés et fondus en un seul, formant un fouillis foisonnant de rues et de ruelles.
Quand Rand et ses compagnons s’engagèrent dans ces rues dont la chaussée était en terre battue, Tavolin enjoignit à quelques-uns de ses hommes de leur frayer un passage à travers la foule ; les soldats se mirent à vociférer en poussant en avant leurs chevaux, l’air prêt à piétiner quiconque ne s’écarterait pas aussitôt. Les gens se déplacèrent avec juste un coup d’œil comme s’il n’y avait là rien que d’ordinaire. Rand se surprit cependant à sourire.
Les vêtements des Faubouriens étaient le plus souvent râpés, mais beaucoup avaient de vives couleurs et partout régnait une animation bruyante. Des camelots vantaient leurs marchandises et des boutiquiers interpellaient les passants pour qu’ils examinent les articles étalés sur des éventaires devant leur magasin. Des barbiers, des vendeurs de fruits au panier, des rémouleurs, des hommes et des femmes offrant une douzaine de services et une centaine de choses à acheter circulaient dans la cohue. De la musique provenant de plus d’un édifice se mêlait au brouhaha des voix ; au début, Rand avait cru qu’elle émanait d’auberges, mais les enseignes ornant leurs façades représentaient des joueurs de flûte ou de harpe, des équilibristes ou des jongleurs et, en dépit de leurs grandes dimensions, ces bâtiments ne comportaient pas de fenêtres. La plupart des immeubles du Faubourg étaient en bois, même quand ils étaient importants, et beaucoup paraissaient neufs, encore que construits à la va-vite. Rand en contempla avec stupeur plusieurs comptant six étages ou davantage ; ils oscillaient légèrement, mais les gens qui y entraient ou en sortaient d’un pas pressé ne semblaient pas y prêter attention.
« Des paysans, marmotta Tavolin qui regardait droit devant lui avec une expression méprisante. Regardez-les, corrompus par les mœurs étrangères. Ils ne devraient pas se trouver ici.
— Où devraient-ils se trouver ? » questionna Rand.
L’officier cairhienin lui jeta un regard hostile et éperonna son cheval, en faisant claquer dans la foule la longue mèche en cuir tressé de sa cravache.
Hurin effleura le bras de Rand. « C’est à cause de la Guerre des Aiels, Seigneur Rand. » Il s’assura qu’aucun des soldats n’était à portée de voix. « Bon nombre de paysans avaient peur de retourner dans leur domaine près de l’Échine du Monde et ils sont tous venus ici, ou tant s’en faut. Voilà pourquoi Galldrian a la rivière pleine de péniches apportant du blé de fermes de l’est parce qu’il n’existe plus de fermes.
Toutefois, mieux vaut ne pas en parler à un Cairhienin, mon Seigneur. Ils aiment à prétendre que la guerre ne s’est jamais produite, ou du moins qu’ils l’ont gagnée. »
En dépit de la cravache de Tavolin, ils furent contraints de s’arrêter lorsqu’un étrange cortège leur coupa la route. Une demi-douzaine d’hommes, battant du tambour et dansant, précédaient une file d’énormes marionnettes, chacune plus grande de moitié que les hommes qui les manœuvraient avec de longues perches. Des personnages couronnés, masculins et féminins, revêtus de longues robes chamarrées, saluaient les spectateurs en s’inclinant au milieu d’animaux fantastiques. Un lion ailé. Un bouc bicéphale marchant sur ses pattes de derrière, chacune de ses têtes censée cracher du feu, à en juger par les serpentins rouges sortant de ses deux bouches. Quelque chose qui était moitié chat moitié aigle, et un autre avec une tête d’ours sur un corps d’homme, que Rand supposa être un Trolloc. La foule les acclama et rit quand ils passèrent en se pavanant.
« Celui qui a fabriqué ça n’a jamais vu de Trolloc, grommela Hurin. La tête est trop grosse et le corps trop maigre. Probable aussi qu’il n’y croyait pas, mon Seigneur, pas plus qu’à ces autres machins. Les seuls monstres auxquels ces Faubouriens croient sont les Aiels.
— Célèbrent-ils une fête ? » questionna Rand. Il n’en voyait aucun signe à part cette procession, mais il pensait qu’elle devait correspondre à quelque chose. Tavolin ordonna à ses soldats de reprendre leur marche.
« Pas plus que les autres jours, Rand », expliqua Loial. Marchant à côté de son cheval, le coffre toujours enveloppé dans sa couverture et attaché sur sa selle, l’Ogier attirait autant les regards que les marionnettes. Il y eut même des badauds pour rire et applaudir comme au passage de ces dernières. « Galldrian, je regrette de le dire, maintient son peuple tranquille en lui offrant des distractions. Il accorde aux jongleurs et aux ménestrels le Don du Roi, une allocation en pièces d’argent, pour donner des représentations ici dans le Faubourg, et subventionne des courses de chevaux quotidiennes au bord de la rivière, souvent aussi des feux d’artifice sont tirés le soir. » Loial avait pris un air dégoûté. « Haman l’Ancien qualifie Galldrian de répugnant personnage. » Il cligna des paupières en se rendant compte de ce qu’il venait de dire et regarda précipitamment si un des soldats avait entendu. Ce n’était le cas pour aucun, selon toute apparence.
« Des feux d’artifice, reprit Hurin avec un hochement de tête. Les Illuminateurs ont construit ici une Maison de Réunion, à ce que j’ai appris, la même qu’à Tanchico. Je ne me suis pas peu diverti à regarder les feux d’artifice quand je suis venu ici précédemment. »
Rand secoua la tête. Il n’avait jamais vu de feux d’artifice assez élaborés pour nécessiter la présence même d’un seul Illuminateur. On racontait qu’ils ne quittaient Tanchico que pour organiser des spectacles à l’intention des têtes couronnées. Étrange était cet endroit où il arrivait.
Une fois franchie la haute arche carrée de la porte de la ville, Tavolin ordonna de faire halte et mit pied à terre devant un bâtiment de pierre aux formes ramassées jouxtant le rempart. Ce bâtiment avait des meurtrières en lieu de fenêtres et une porte massive bardée de fer.
« Un moment, mon Seigneur Rand », dit l’officier. Jetant ses rênes à l’un des soldats, il disparut à l’intérieur.
Après un coup d’œil méfiant aux soldats – ils se tenaient en selle dans une posture rigide, alignés sur deux longues files ; Rand se demanda comment ils réagiraient si Hurin, Loial et lui-même tentaient de s’en aller – il profita de l’occasion pour examiner la ville qui se déployait devant lui.
Cairhien même offrait un contraste frappant avec l’animation chaotique du Faubourg. De vastes rues pavées, assez larges pour que les passants qui s’y trouvaient paraissent moins nombreux qu’ils n’étaient, se croisaient à angle droit. Comme à Trémosien, les collines avaient été entaillées et aménagées en banquettes rectilignes. Des chaises à porteurs fermées, quelques-unes arborant de petites flammes marquées du sceau d’une Maison, se déplaçaient d’une allure mesurée et des attelages roulaient lentement dans les rues. Les gens marchaient en silence, vêtus de sombre, sans couleurs vives sauf çà et là celles de crevés sur le devant des tuniques ou des robes. Plus grand était le nombre de ces crevés, plus marquée était l’assurance orgueilleuse de ceux revêtus de ces habits, mais personne ne riait ou même souriait. Les bâtiments sur leurs terrasses étaient tous en pierre et leur décoration faite de lignes droites et angles vifs. Il n’y avait ni camelots ni colporteurs dans les rues et même les boutiques semblaient discrètes, avec seulement de petites enseignes et aucune marchandise n’était exposée au-dehors.
Rand distinguait plus nettement les grandes tours, à présent. Des perches liées entre elles tout autour de chacune formaient des échafaudages où fourmillaient des ouvriers qui posaient de nouvelles pierres pour rehausser encore ces tours.
« Les Tours-Crevant-les-Nues de Cairhien, murmura tristement Loial. Ma foi, elles ont été jadis assez hautes pour mériter ce nom. Quand les Aiels ont pris Cairhien, vers l’époque où vous êtes né, les tours ont brûlé, se sont fendues et écroulées. Je ne vois aucun Ogier parmi les maçons. Aucun Ogier ne pourrait travailler ici – les Cairhienins veulent ce qu’ils veulent, sans embellissement – mais il y avait des Ogiers quand je suis venu ici auparavant. »
Tavolin sortit, amenant à sa suite un autre officier et deux commis, l’un portant un gros registre relié en bois et l’autre une tablette avec le matériel nécessaire pour écrire. Le devant du crâne de l’officier était dénudé comme celui de Tavolin, encore que l’absence de cheveux fût probablement due à l’effet d’une calvitie grandissante plutôt qu’à l’action du rasoir. Les yeux des deux officiers allèrent de Rand au coffre dissimulé sous la couverture rayée de Loial puis se reportèrent sur Rand. Aucun ne demanda ce qu’il y avait sous cette couverture. Tavolin l’avait examinée souvent en cours de route en venant de Trémosien, mais il n’avait jamais non plus posé de question.
L’homme au front qui se dégarnissait regarda également l’épée de Rand et pinça les lèvres un instant.
Tavolin dit que l’autre officier se nommait Asan Sandair et annonça d’une voix forte : « Le Seigneur Rand de la Maison al’Thor en Andor et son serviteur appelé Hurin, avec Loial, un Ogier du Stedding Shangtai. » Le commis au registre l’ouvrit, le soutenant sur ses bras, et Sandair inscrivit les noms en ronde.
« Vous devez vous présenter à ce poste de garde demain à la même heure, mon Seigneur, déclara Sandair en laissant au deuxième commis le soin de sabler ce qu’il avait écrit, et indiquer le nom de l’auberge où vous logez. »
Rand jeta un coup d’œil aux rues mornes de Cairhien, puis derrière lui à l’animation du Faubourg. « Pouvez-vous m’indiquer une bonne auberge là-bas ? » Il indiqua le Faubourg d’un mouvement de tête.
Hurin émit un chut ! fébrile et se pencha vers Rand. « Ce ne serait pas convenable, Seigneur Rand, murmura-t-il. Si vous vous installez dans le Faubourg, étant un seigneur et tout ça, ils seront persuadés que vous manigancez je ne sais quoi. »
Rand comprit que le Flaireur avait raison. Dès qu’il avait posé sa question, la bouche de Sandair s’était brusquement ouverte et les sourcils de Tavolin haussés, et les deux hommes l’observaient toujours attentivement. Il avait envie de leur dire qu’il ne jouait pas à leur Grand Jeu mais à la place il déclara : « Nous logerons en ville. Nous pouvons partir maintenant ?
— Certes, mon Seigneur Rand. » Sandair s’inclina. « Mais… l’auberge ?
— Je vous l’indiquerai quand nous en aurons choisi une. » Rand fit tourner le Rouge, puis marqua une pause. Le billet de Séléné crissait dans sa poche. « Il faut que je voie une jeune femme de Cairhien. La Dame Séléné. Elle a mon âge et elle est belle. Je ne connais pas sa Maison. »
Sandair et Tavolin échangèrent un regard, puis Sandair répliqua : « Je m’informerai, mon Seigneur. Peut-être serai-je à même de vous donner ce renseignement quand vous viendrez demain. »
Rand salua d’un signe de tête et précéda Loial et Hurin dans la ville. Les cavaliers étaient rares et pourtant ils n’attirèrent guère l’attention. Même Loial n’en éveilla pratiquement pas. Les gens mettaient presque de l’ostentation à ne s’occuper que de leurs propres affaires.
« Vont-ils l’interpréter de travers, ma demande concernant Séléné ? demanda Rand à Hurin.
— Sait-on jamais avec les Cairhienins, Seigneur Rand ? Ils ont l’air de croire que tout se rapporte au Daes Dae’mar. »
Rand haussa les épaules. Il avait l’impression d’être le point de mire des regards. Il était impatient d’endosser de nouveau une bonne tunique toute simple et de cesser de feindre d’être ce qu’il n’était pas.
Bien qu’ayant passé la majeure partie de son temps dans le Faubourg, Hurin connaissait plusieurs auberges en ville. Le Flaireur les conduisit à l’une d’elles appelée Le Défenseur du Rempart du Dragon, dont l’enseigne figurait un homme couronné, le pied posé sur la poitrine d’un autre homme et l’épée pointée sur sa gorge. Le gisant avait les cheveux roux.
Un valet d’écurie vint prendre leurs montures, lançant de brefs coups d’œil à Rand et à Loial quand il pensait n’être pas observé. Rand se recommanda de cesser de se monter la tête ; impossible que tous les habitants de la cité jouent à ce fameux Jeu dont ils étaient férus. Et en admettant que ce soit le cas, lui n’y jouait pas.
La salle commune était dans un ordre parfait, les tables alignées selon un plan aussi strict que celui régissant la cité et devant elles étaient assis un petit nombre de consommateurs qui levèrent la tête vers les arrivants et la rabaissèrent aussitôt sur leur coupe de vin ; Rand eut néanmoins le sentiment qu’ils les observaient encore et tendaient l’oreille. Un petit feu brûlait dans l’énorme cheminée, malgré le fait que la température du jour augmentait.
L’aubergiste était un homme corpulent à l’air patelin dont la cotte gris foncé s’ornait d’une seule bande transversale verte. Il sursauta en les apercevant, ce qui n’étonna pas Rand. Loial, serrant dans ses bras le coffre sous sa couverture rayée, avait dû courber la tête pour passer sous le linteau de l’entrée ; Hurin ployait sous la charge de tous leurs paquets et sacoches de selle ; quant à lui, son manteau rouge formait un contraste éclatant avec les teintes sombres que portaient les clients attablés là.
L’aubergiste ne fut pas sans repérer le manteau et l’épée de Rand, et son sourire mielleux réapparut. Il s’inclina en frottant ses mains lisses comme s’il les savonnait. « Pardonnez-moi, mon Seigneur. C’est simplement que pour une seconde j’ai cru que vous étiez… Pardonnez-moi. Ma tête n’est plus ce qu’elle était. Vous désirez des chambres, mon Seigneur ? » Il ajouta un autre salut moins profond à l’adresse de Loial. « Je m’appelle Cuale, mon Seigneur. »
Il m’a pris pour un Aiel, songea Rand avec amertume. Il avait envie de tourner le dos à cette ville, mais c’était le seul endroit où Ingtar avait une chance de les trouver. Et Séléné avait dit qu’elle l’attendrait à Cairhien.
Préparer leurs chambres demanda quelque temps, Cuale expliquant avec trop de sourires et de révérences qu’on était obligé d’y installer un lit spécial pour Loial. Rand voulait qu’ils partagent de nouveau tous la même chambre mais, entre la mine scandalisée de l’aubergiste et l’insistance de Hurin – « Nous devons démontrer à ces Cairhienins que nous connaissons les convenances aussi bien qu’eux, Seigneur Rand » – ils avaient abouti à en avoir deux, dont une pour lui seul, avec une porte de communication entre elles.
Les chambres se ressemblaient à ceci près que la leur comportait deux lits, dont l’un avait les dimensions nécessaires pour un Ogier, tandis que la sienne n’en contenait qu’un, et un lit presque aussi vaste que les deux autres réunis, avec des montants massifs carrés qui atteignaient presque le plafond. Son fauteuil rembourré à haut dossier et la table de toilette étaient aussi carrés et massifs, et l’armoire placée contre le mur était sculptée dans un style rigide et lourd qui donnait l’impression que le meuble était quasiment près de lui tomber dessus. Deux fenêtres encadrant son lit permettaient de voir la rue, un étage plus bas.
Dès que l’aubergiste fut sorti, Rand ouvrit la porte de communication et fit entrer dans sa chambre Hurin et Loial. « Cet endroit m’exaspère, leur dit-il. Tout le monde vous regarde comme si vous mijotiez quelque chose. Je retourne au Faubourg pour une heure, en tout cas. Au moins, les gens rient, là-bas. Lequel d’entre vous veut bien veiller le premier sur le Cor ?
— Je reste, dit aussitôt Loial. Je serai content d’avoir l’occasion de lire un peu. Que je n’ai pas vu d’Ogiers ne signifie pas qu’il n’y a pas ici de tailleurs de pierre du Stedding Tsofu. Il ne se trouve pas loin de cette ville.
— J’aurais cru que vous aimeriez les rencontrer.
— Ah… non, Rand. La dernière fois, ils m’ont assez bombardé de questions pour savoir pourquoi j’étais seul dans le Monde Extérieur. S’ils ont reçu des nouvelles du Stedding Shangtai… Eh bien, donc, je vais simplement me reposer ici et lire, ma foi. »
Rand secoua la tête. Il oubliait souvent qu’en fait Loial s’était enfui de chez lui pour découvrir le monde. « Et vous, Hurin ? Il y a de la musique dans le Faubourg et des gens gais. Je suis prêt à parier que personne ne joue au Daes Dae’mar là-bas.
— Je ne serais pas aussi affirmatif sur ce point-là, Seigneur Rand. En tout cas, je vous remercie de l’invitation, mais je n’y tiens pas. Il y a tant de bagarres – et de meurtres aussi – dans le Faubourg qu’il sent mauvais, si vous voyez ce que je veux dire. Non pas que les gens là-bas soient tentés de s’attaquer à un seigneur, naturellement ; les soldats leur tomberaient dessus s’ils s’y essayaient. Mais, avec votre permission, j’aimerais vider une coupe dans la salle commune.
— Hurin, vous n’avez pas besoin de demander mon autorisation pour quoi que ce soit. Vous le savez bien.
— À vos ordres, mon Seigneur. » Le Flaireur esquissa un commencement de révérence.
Rand aspira à fond. S’ils ne quittaient pas Cairhien à bref délai, Hurin se répandrait perpétuellement en courbettes. Et si Mat et Perrin voyaient ça, ils ne le lui laisseraient jamais oublier. « J’espère que rien ne retarde Ingtar. S’il n’arrive pas bientôt, nous devrons rapporter le Cor nous-mêmes à Fal Dara. » Il tâta le billet de Séléné à travers sa tunique. « Nous y serons obligés. Loial, je reviendrai pour que vous puissiez visiter un peu la ville.
— Je préfère ne pas m’y risquer », répliqua Loial. Hurin descendit en compagnie de Rand. Dès qu’ils atteignirent la salle commune, Cuale s’inclina devant Rand en lui mettant un plateau sous le nez. Trois parchemins plies et scellés étaient posés dessus. Rand les ramassa, puisque c’était apparemment ce que voulait l’aubergiste. Les parchemins étaient de belle qualité, souples et lisses au toucher. Coûteux.
« Qu’est-ce ? » demanda-t-il.
Cuale s’inclina de nouveau. « Des invitations, naturellement, mon Seigneur. De trois des nobles Maisons. » Il s’inclina et s’éloigna.
« Qui m’enverrait des invitations ? » Rand les retourna dans sa main. Personne parmi les clients attablés n’avait levé les yeux, mais il avait l’impression que néanmoins ils l’observaient. Il ne reconnut pas les sceaux. Aucun ne comportait le motif de croissant de lune avec des étoiles qu’avait utilisé Séléné. « Qui saurait que je suis ici ?
— Tout le monde, à présent, Seigneur Rand », chuchota Hurin. Lui aussi semblait sentir qu’on les épiait. « Les gardes à la porte de la ville ne resteraient pas bouche close alors qu’un seigneur étranger arrive à Cairhien. Le palefrenier, l’aubergiste… tous transmettent ce qu’ils ont comme renseignements là où ils escomptent en recevoir le plus de bénéfice, mon Seigneur. »
Avec une grimace, Rand avança de deux pas et jeta les invitations au feu. Elles s’enflammèrent aussitôt. « Je ne joue pas au Daes Dae’mar », s’exclama-t-il, assez fort pour que chacun l’entende. Même Cuale ne tourna pas la tête vers lui. « Je n’ai rien à voir avec votre Grand Jeu. Je suis simplement ici pour attendre des amis. »
Hurin lui saisit le bras. « Je vous en prie, Seigneur Rand. » Il parlait dans un chuchotement pressant. « Je vous en prie, ne recommencez plus ça.
— Recommencer ? Vous croyez vraiment que j’en recevrai d’autres ?
— J’en suis sûr. Par la Lumière, vous me rappelez cette fois où Téva était tellement irrité par le bourdonnement d’une guêpe près de son oreille qu’il a donné un coup de pied dans le nid. Vous venez probablement de réussir à convaincre du premier jusqu’au dernier client présent ici que vous menez une partie subtile dans le Jeu. Elle doit être très subtile, à leur point de vue, si vous niez que vous jouez. Il n’y a pas un seigneur ni une dame dans Cairhien qui n’y joue. »
Le Flaireur jeta un coup d’œil aux invitations qui se recroquevillaient en noircissant dans les flammes et tiqua. « Et vous vous êtes fait sûrement des ennemis dans trois Maisons. Pas des Maisons importantes, car elles n’auraient pas réagi aussi vite, mais nobles néanmoins. Il faut que vous répondiez sans exception aux autres invitations que vous recevrez, mon Seigneur. Pour les refuser si vous le désirez – ce qui n’empêche pas que l’on tirera des déductions à propos de celles que vous aurez déclinées. De même que pour celles que vous accepterez. Évidemment, si vous les déclinez toutes ou les acceptez toutes…
— Je ne veux pas jouer à ce Jeu-là, dit à mi-voix Rand. Nous quitterons Cairhien dès que possible. » Il fourra ses poings serrés dans les poches de sa tunique et sentit se froisser le billet de Séléné. Il le sortit et le lissa sur le devant de son vêtement. « Dès que possible, répéta-t-il entre ses dents en remettant le billet dans sa poche. Allez boire, Hurin. »
Il s’en fut à grands pas avec irritation, ne sachant pas s’il était furieux contre lui-même, contre Cairhien et son Grand Jeu ou contre Séléné pour s’être esquivée ou encore contre Moiraine. C’est elle qui était à l’origine de cette situation, puisqu’elle lui avait subtilisé ses vêtements pour les remplacer par des costumes de seigneur. Même maintenant qu’il se proclamait libéré d’elles, une des Aes Sedai se débrouillait encore pour intervenir dans son existence, et sans être sur place par-dessus le marché.
Il repassa par la Porte qu’il avait franchie pour entrer dans la ville, comme c’était le chemin qu’il connaissait. Un homme qui se tenait devant le poste de garde l’aperçut – Rand tranchait sur les Cairhienins par la teinte vive de ses vêtements et par sa haute taille – et se précipita à l’intérieur, mais Rand n’y prêta pas attention. Les rires et la musique du Faubourg l’attiraient.
Si sa tunique rouge brodée d’or le faisait remarquer à l’intérieur des remparts, elle convenait pour le Faubourg. Parmi la foule qui se pressait dans les rues encombrées, une quantité d’hommes étaient habillés d’une façon aussi sombre que ceux de la ville, mais autant étaient revêtus de cottes rouges, bleues, vertes ou dorées – certaines assez voyantes pour convenir à des membres du Peuple Voyageur – et un nombre encore plus grand de femmes avaient des robes brodées et des écharpes ou des châles colorés. La plupart de ces atours n’étaient guère mieux que des guenilles et on aurait dit qu’ils avaient été taillés à l’origine pour quelqu’un d’autre tant ils étaient mal ajustés mais, si quelques-uns de ceux qui les portaient se retournèrent sur sa tunique élégante, personne ne parut s’en formaliser.
Une fois, il dut s’arrêter pour laisser passer un autre cortège de marionnettes géantes. Pendant que les tambours battaient leurs instruments en gambadant, un Trolloc à tête de sanglier, y compris les défenses, luttait avec un homme couronné. Après quelques coups désordonnés, le Trolloc s’affaissa sous les rires et les acclamations des badauds.
Rand émit un grognement. Ils ne meurent pas si facilement que ça.
S’arrêtant devant la porte, il jeta un coup d’œil à l’intérieur d’un des hauts bâtiments sans fenêtres. À sa surprise, c’était une énorme salle à ciel ouvert au milieu, garnie tout autour de balcons avec une vaste estrade à une extrémité. Jamais il n’avait rien vu de pareil ni n’en avait entendu parler. Entassés sur les balcons et au rez-de-chaussée, des gens en regardaient d’autres qui s’activaient sur l’estrade. Il glissa de nouveau un regard dans d’autres bâtiments devant lesquels il passait et aperçut des jongleurs et des musiciens, une quantité d’acrobates et même un ménestrel en manteau couvert de pièces multicolores qui déclamait d’une voix sonore sur le mode du Grand Chant un épisode de La Quête du Cor.
Cela le fit penser à Thom Merrilin, et il hâta le pas. Se rappeler Thom le rendait toujours triste. Thom avait été un ami. Un ami qui était mort pour lui. Pendant que je m’enfuyais en le laissant mourir.
Dans un autre des hauts bâtiments, une femme au volumineux costume blanc faisait disparaître d’un panier des choses qui réapparaissaient au fond d’un autre, puis s’éclipsaient d’entre ses mains en grosses bouffées de fumée. La foule qui la contemplait poussait des oh ! et des ah !
« Deux sous de cuivre, mon bon Seigneur, dit un petit homme à face de rat qui se tenait à l’entrée. Deux sous pour voir l’Aes Sedai.
— Cela ne me tente pas. » Rand regarda de nouveau brièvement la femme. Une colombe blanche était apparue dans ses mains. Une Aes Sedai ? « Non. » Il adressa une légère inclination de tête à l’homme à face de rat et s’éloigna.
Il avançait à travers la cohue, en se demandant quoi voir ensuite, quand une voix profonde, accompagnée du son d’une harpe retentit – venant d’une entrée surmontée d’une enseigne où figurait un jongleur.
« … Glacé est le vent qui souffle dans le Défilé de Shara ; glacée est la tombe anonyme. Pourtant chaque année le dimanche, sur ces pierres entassées en tumulus il y a une rose, une seule, avec sur ses pétales une larme de cristal pareille à une goutte de rosée, déposée par la belle main de Dunsinine, car elle reste fidèle au marché conclu par Rogosh Œil-d’Aigle. »
La voix attira Rand à la façon d’un cordage. Il se fraya un passage vers l’entrée comme des applaudissements éclataient à l’intérieur.
« Deux sous de cuivre, mon bon Seigneur, dit un homme à face de rat qui aurait pu être le jumeau de l’autre. Deux sous pour voir… »
Rand fouilla à la recherche de quelques pièces et les lui tendit brusquement. Il avança comme dans un rêve, dévisageant l’homme qui saluait sur l’estrade sous les applaudissements de ses auditeurs, serrant sa harpe au creux d’un bras et déployant de l’autre son manteau couvert de pièces d’étoffe comme pour capter tout le vacarme qu’ils faisaient. C’était un homme de haute taille, sec de corps et pas jeune, avec de longues moustaches aussi neigeuses que les cheveux sur sa tête. Et, quand il se redressa et aperçut Rand, ses yeux qui s’écarquillèrent étaient bleus avec un regard aigu.
« Thom. » Le murmure de Rand se perdit dans le bruit de la foule.
Sans quitter Rand du regard, Thom Merrilin eut un bref mouvement de menton vers une petite porte sur le côté de l’estrade. Puis il s’inclina de nouveau, souriant et jouissant des applaudissements.
Rand se dirigea vers la porte qu’il franchit. Il se retrouva dans ce qui n’était qu’un petit couloir avec trois marches donnant accès à l’estrade. Dans la direction opposée à cette estrade, Rand aperçut un jongleur qui s’exerçait avec des balles de couleur et six acrobates qui s’échauffaient les muscles.
Thom apparut sur les marches, boitant comme si sa jambe droite ne se pliait pas aussi bien qu’autrefois. Il toisa le jongleur et les acrobates, souffla dans sa moustache dédaigneusement et se tourna vers Rand. « Tout ce qu’ils veulent entendre, c’est La Grande Quête du Cor. Avec les nouvelles qui arrivent de la Saldaea et du Cœur-Sombre-du-Haddon, on s’imaginerait que l’un d’eux réclamerait Le Cycle de Karaethon. Ma foi, peut-être pas ça, mais je paierais volontiers pour réciter autre chose. » Il examina Rand de la tête aux pieds. « Tu m’as l’air d’avoir bien réussi, mon garçon. » Il tâta du bout des doigts le col de Rand et pinça les lèvres. « Très bien. »
Rand ne put s’empêcher de rire. « J’ai quitté Pont-Blanc persuadé que vous étiez mort. Moiraine disait bien que vous étiez toujours en vie, mais je… Par la Lumière, Thom, c’est bon de vous revoir ! J’aurais dû retourner sur mes pas pour vous prêter assistance.
— Ç’aurait été de ta part le comble de la bêtise, mon petit. Cet Évanescent… » – Il jeta un coup d’œil circulaire ; personne n’était assez près pour l’entendre – « … ne s’intéressait pas à moi. Il m’a laissé le petit cadeau d’une jambe raide et vous a couru après, Mat et toi. Tu n’aurais abouti qu’à mourir. » Il se tut un instant, l’air pensif. « Moiraine a dit que j’étais toujours vivant, hein ? Est-elle encore avec vous ? »
Rand secoua la tête. À sa surprise, Thom parut désappointé.
« Dommage, en un sens. C’est une femme de valeur, quand bien même elle est… » Il laissa la suite non dite. « Ainsi c’était Mat ou Perrin qu’elle recherchait. Je ne demanderai pas lequel. C’étaient de bons garçons et je ne veux pas le savoir. » Rand oscilla avec malaise d’un pied sur l’autre et sursauta comme Thom lui plantait dessus un doigt osseux. « Ce que je tiens à savoir, c’est si tu as encore ma harpe et ma flûte. Je veux que tu me les rendes, mon garçon. Celles que j’ai maintenant ne sont même pas assez bonnes pour un cochon.
— Je les ai, Thom. Je vous les apporterai, je le promets. Je n’arrive pas à croire que vous êtes en vie. Ni à croire que vous n’êtes pas à Illian. La Grande Quête se prépare. Le prix pour la meilleure narration de La Grande Quête du Cor. Vous n’aviez qu’une envie, c’est d’y aller. »
Thom émit un bruit sec de dédain. « Après Pont-Blanc ? Je serais probablement mort si j’y étais allé. En admettant même que j’aie réussi à arriver au bateau avant qu’il parte, Domon et son équipage entier auraient colporté dans tout Illian que j’étais pourchassé par des Trollocs. S’ils ont vu l’Évanescent, ou entendu parler de lui avant que Domon tranche ses amarres… La plupart des gens d’Illian sont persuadés que les Trollocs et les Évanescents sont des inventions, mais il y en a assez d’autres capables de vouloir savoir pourquoi ces engeances prennent quelqu’un en chasse pour rendre Illian un peu plus qu’un séjour périlleux.
— Thom, j’ai tellement de choses à vous raconter. »
Le ménestrel lui coupa la parole. « Plus tard, mon garçon. » Il échangeait des regards coléreux avec l’homme à la face de rat rencontré à la porte, qui était planté à l’autre bout du couloir. « Si je ne retourne pas réciter encore un poème, il va sûrement envoyer le jongleur, et ces imbéciles nous feront écrouler la salle sur la tête. Va à La Grappe de Raisin, juste après la Porte de Jangai. J’ai une chambre là-bas. N’importe qui t’indiquera où c’est. J’y serai dans une heure environ. Un conte de plus devrait les satisfaire. » Il se mit à remonter les marches, lançant par-dessus son épaule : « Et apporte ma harpe et ma flûte ! »