15 Meurtrier-des-Siens

Cette manière qu’avaient les collines étrangement estompées à l’horizon de glisser au-devant de Rand quand il les regardait franchement lui donnait le vertige, sauf quand il s’enveloppait du vide. Parfois le vide l’entourait sans qu’il l’ait voulu, mais il l’évitait comme la peste. Mieux valait avoir la tête qui tournait que partager le vide avec cette lumière angoissante. Mieux valait de beaucoup contempler le paysage décoloré. Néanmoins, il s’efforça de ne rien regarder de trop éloigné à moins que ce ne soit droit devant.

Hurin avait une expression figée tandis qu’il se concentrait pour flairer la piste, comme s’il tentait de ne pas penser au pays qu’elle traversait. Lorsque le Flaireur remarquait ce qui les entourait, il sursautait et s’essuyait les mains sur sa cotte, puis il tendait le nez en avant comme un limier, le regard devenant vitreux, faisant abstraction de tout le reste. Loial chevauchait affaissé sur sa selle en jetant un coup d’œil soucieux aux alentours, les oreilles frémissant d’inquiétude, parlant pour lui-même entre ses dents.

Ils traversèrent de nouveau un terrain noirci et brûlé, même le sol s’écrasait sous les sabots des chevaux comme s’il avait été desséché par le feu. Ces bandes de terre calcinée, tantôt larges d’un quart de lieue, tantôt seulement de quelques centaines de pas, allaient toutes d’est en ouest aussi droit que la course d’une flèche. Par deux fois, Rand aperçut le bout d’une terre brûlée, une fois quand ils la franchirent à cheval et l’autre quand ils la longèrent ; elles finissaient en pointe. Du moins, les extrémités qu’il vit se terminaient-elles ainsi, mais il soupçonnait qu’elles étaient toutes pareilles.

Un jour, il avait regardé Whatley Eldin décorer une charrette pour le dimanche, là-bas au pays, au Champ d’Emond. What peignait en couleurs vives les motifs et les arabesques complexes qui les entouraient. Pour les bordures, What avait posé la pointe de son pinceau sur la charrette, traçant une ligne fine qui s’épaissit quand il appuya plus fort sur le pinceau et redevint plus mince quand il allégea la pression. Tel était l’aspect du terrain, comme si quelqu’un avait passé en travers un monstrueux pinceau de feu.

Rien ne poussait aux emplacements brûlés, bien qu’on aurait dit à voir certains brûlis qu’ils étaient très anciens. Il ne restait pas la moindre odeur charbonneuse dans l’air, pas un relent même quand il se pencha pour casser une brindille noire et la flairer. Un événement ancien et pourtant rien n’était venu refaire fructifier la terre. Le noir de charbon le cédait à la verdure et le vert au noir selon des lignes de partage aussi nettes que tracées par la pointe d’un poignard.

À sa façon, le reste du pays était aussi mort que les brûlis, même si de l’herbe couvrait le sol et des feuilles les arbres. Tout avait cette teinte fanée, comme de vêtements trop souvent lavés et laissés trop longtemps au soleil. Il n’y avait ni oiseaux ni autres animaux, pour autant que Rand voyait ou entendait. Pas un vol de faucon qui se laisse porter par les airs, pas un glapissement de renard qui chasse, pas un chant d’oiseau. Rien ne faisait bruisser les herbes ou ne se posait sur une branche d’arbre. Pas d’abeilles ni de papillons. À plusieurs reprises, ils franchirent un ruisseau dont le peu de profondeur d’eau ne l’avait pas empêché de raviner la terre et de s’aménager un lit aux berges abruptes forçant les chevaux à descendre tant bien que mal et à remonter péniblement de l’autre côté. C’était de l’eau courante limpide sauf quand la vase était soulevée par les sabots des chevaux, mais jamais un vairon ou un têtard ne s’évadait des remous en frétillant, ni même une dolomède dansant à la surface ou une demoiselle planant au-dessus.

L’eau était potable, ce qui était une chance, car le contenu de leurs gourdes ne durerait pas éternellement. Rand la goûta le premier et obligea Loial et Hurin à attendre de voir s’il lui arrivait quelque chose avant de les laisser en boire. Il les avait entraînés dans cette aventure ; il assumait sa responsabilité. L’eau était fraîche et fluide, mais c’est le mieux qu’on en puisse dire. Elle était insipide, comme si elle avait bouilli. Loial fit la grimace et les chevaux ne l’apprécièrent pas non plus, ils secouèrent la tête et burent à contrecœur.

Il y avait un signe de vie ; du moins Rand pensa-t-il que ce devait en être un. Par deux fois, il aperçut une fine traînée progressant lentement dans le ciel comme un trait fait de nuages. Ces lignes étaient trop droites pour être naturelles, semblait-il, mais Rand ne parvenait pas à imaginer ce qui pouvait les tracer. Il n’en parla pas aux autres. Peut-être n’avaient-ils rien vu, Hurin absorbé comme il l’était par la piste et Loial replié sur lui-même. En tout cas, ils n’en dirent rien.

Ils avaient chevauché la moitié de la matinée quand Loial sauta tout d’un coup à bas de son énorme cheval, sans un mot, et se dirigea à grands pas vers un bosquet d’arbres-balais géants, dont le tronc se ramifiait en de nombreuses branches épaisses, droites et raides, à moins d’un pas au-dessus du sol. À la cime, toutes se divisaient de nouveau en cette espèce de balai feuillu qui leur avait valu leur nom.

Rand arrêta le Rouge et s’apprêta à demander ce qu’il faisait, mais quelque chose dans son attitude, comme si l’Ogier hésitait, lui imposa silence.

Rand avait entendu un chant d’arbre ogier, une fois, quand Loial avait chanté pour un arbre mourant et l’avait ramené à la vie, et il avait entendu parler du bois de chant, des objets façonnés à partir d’arbres par ce chant. Le Don disparaissait, avait dit Loial ; il était un des rares qui possédaient cette faculté à présent ; c’est ce qui rendait le bois chanté encore plus recherché et apprécié. Lorsqu’il avait entendu chanter l’Ogier auparavant, on aurait dit que la terre elle-même chantait mais, maintenant, l’Ogier murmurait sa chanson presque timidement, et la campagne la répétait en écho dans un murmure.

Cela donnait l’impression d’une mélodie pure, de musique sans paroles, du moins aucune que Rand réussisse à distinguer ; s’il y avait des mots, ils se fondaient dans la musique comme l’eau qui se déverse dans un ruisseau. Hurin eut un hoquet de surprise et ouvrit de grands yeux.

Rand n’aurait pas su dire ce que faisait Loial ou comment il le faisait ; si basse que fut la mélodie, elle avait sur lui un effet hypnotique, elle s’emparait de son esprit presque à la manière du vide. Loial passait ses grandes mains le long du tronc, chantant, caressant avec sa voix autant qu’avec ses doigts. Le tronc semblait maintenant plus lisse, en quelque sorte, comme si la caresse de Loial le façonnait. Rand cligna des paupières. Il était certain que la tige sur laquelle opérait Loial avait eu des branches au sommet, pareillement aux autres, pourtant à présent elle se terminait en arrondi juste au-dessus de la tête de l’Ogier. Rand ouvrit la bouche, mais le chant l’incita à se taire. Il semblait tellement familier, ce chant, que Rand avait l’impression de devoir le connaître.

Brusquement, la voix de Loial s’enfla au maximum – et c’était presque une hymne d’action de grâces – puis s’éteignit, insensiblement telle une brise qui s’apaise.

« Que je sois brûlé », murmura Hurin dans un souffle. Il avait l’air abasourdi. « Que je sois brûlé, je n’ai jamais entendu rien de pareil… que je sois brûlé. »

Dans sa main, Loial tenait une canne de marche aussi haute que lui et aussi grosse que l’avant-bras de Rand, lisse et brillante. Là où s’était trouvé le tronc sur le balai-des-géants il y avait la petite tige d’une jeune pousse.

Rand respira à fond. Toujours quelque chose de nouveau, toujours quelque chose à quoi je ne m’attends pas, et parfois ce n’est pas horrible.

Il regarda Loial se réinstaller en selle, posant cette canne en travers devant lui, et se demanda pourquoi l’Ogier avait eu envie d’une canne de marche étant donné qu’ils allaient à cheval. Puis il vit l’épaisse canne non plus dans sa grosseur intrinsèque mais en relation avec l’Ogier, vit la façon dont Loial la manipulait. « Un bâton de combat, dit-il, surpris. Je ne savais pas que les Ogiers portaient des armes, Loial.

— D’ordinaire, non, répliqua l’Ogier presque sèchement. D’ordinaire. Le prix a toujours été trop élevé. » Il soupesa le bâton massif et fronça de déplaisir son large nez. « Haman l’Ancien déclarerait sûrement que je mets un bien long manche à ma hache, mais ce n’est pas simplement de la précipitation ou de l’irréflexion de ma part, Rand. Cet endroit… » Il frissonna et ses oreilles s’agitèrent d’un mouvement convulsif.

« Nous trouverons bientôt le chemin du retour », dit Rand d’un ton qu’il s’efforça de rendre assuré.

Loial continua comme s’il n’avait pas entendu : « Tout est… lié, Rand. Que cela vive ou non, que cela pense ou non, tout ce qui est s’imbrique l’un dans l’autre. L’arbre ne pense pas, mais il est une partie du tout, et le tout a un… une intuition. Je ne peux pas l’expliquer davantage que je n’expliquerais ce qu’est être heureux, mais… Rand, cette terre était contente qu’une arme soit faite. Contente !

— Que la Lumière brille sur nous, murmura nerveusement Hurin, et que la main du Créateur nous protège. Bien que nous allions à la dernière étreinte de la Mère, que la Lumière illumine notre chemin. » Il ne cessait de le réciter, comme si cette profession de foi possédait un charme capable de le protéger.

Rand résista à l’impulsion d’inspecter les alentours. Il se refusa à lever les yeux en l’air. En ce moment, une autre de ces lignes brumeuses dans le ciel suffirait à elle seule à les décourager tous. « Rien ici ne peut nous faire du mal, déclara-t-il d’un ton ferme. Et nous allons veiller à ce que rien ne nous en fasse. »

Cette assurance qu’il affectait lui donnait envie de rire de lui-même. Il n’était certain de rien. Mais à observer les autres – Loial avec ses oreilles huppées repliées comme un drapeau en berne et Hurin qui s’efforçait de ne rien regarder – il savait que l’un d’eux au moins devait affecter de l’assurance, sinon la crainte et l’incertitude les briseraient tous. La Roue tisse selon son bon plaisir. Il chassa cette pensée de son esprit. Rien à voir avec la Roue. Rien à voir avec les Ta’veren ou les Aes Sedai ou le Dragon. C’est simplement ainsi que va la vie, voilà tout.

« Loial, en avez-vous fini ici ? » L’Ogier hocha la tête, sa main allant et venant à regret sur le bâton massif. Rand se tourna vers Hurin. « Tenez-vous toujours la piste ?

— Oui, Seigneur Rand. Oui, je l’ai.

— Alors continuons à la suivre. Une fois que nous aurons trouvé Fain et les Amis des Ténèbres, eh bien, nous rentrerons chez nous en héros, avec le poignard pour Mat et le Cor de Valère. En route, conduisez-nous, Hurin. » Des héros ? Je me contenterai de nous voir tous sortir d’ici vivants.

« Je n’aime pas cet endroit », déclara l’Ogier d’une voix éteinte. Il tenait le bâton comme s’il s’attendait à devoir s’en servir sans tarder.

« C’est donc heureux que nous n’avons pas l’intention d’y séjourner, hein ? » répliqua Rand. Hurin s’esclaffa comme s’il avait énoncé une bonne plaisanterie, mais Loial le regarda d’un air sérieux.

« Fort heureux, effectivement, Rand. »

Pourtant, comme ils reprenaient leur route en direction du sud, il se rendit compte que son affirmation désinvolte concernant le retour dans leur monde à eux leur avait quelque peu remonté le moral. Hurin se tenait légèrement plus droit sur sa selle et les oreilles de Loial ne s’affaissaient plus d’un air aussi languissant. Ce n’était ni le moment ni l’endroit pour les mettre au courant qu’il partageait leur peur, aussi la garda-t-il pour lui et batailla seul avec elle.

Hurin conserva sa bonne humeur toute la matinée, murmurant : « C’est donc heureux que nous n’avons pas l’intention d’y rester », puis gloussant de rire, tant et si bien que Rand finit par avoir envie de lui intimer de se taire. Toutefois, vers midi, le Flaireur sombra dans le silence, secouant la tête et fronçant les sourcils et Rand se surprit à souhaiter qu’il répète encore son antienne et se remette à rire.

« Quelque chose cloche en ce qui concerne la piste, Hurin ? » questionna-t-il.

Le Flaireur haussa les épaules, avec une expression troublée. « Oui, Seigneur Rand, mais après tout peut-être que non, si l’on peut dire.

— Il faut que ce soit l’un ou l’autre. Avez-vous perdu la trace ? Cela n’aurait rien de déshonorant. Vous aviez dit dès le début qu’elle était peu marquée. Si nous ne parvenons pas à rejoindre les Amis du Ténébreux, nous rencontrerons une autre Pierre et nous reviendrons par là. » Par la Lumière, tout mais pas ça. Rand maintint son expression d’assurance. « Si les Amis du Ténébreux peuvent venir ici et en partir, nous aussi.

— Oh, je ne l’ai pas perdue, Seigneur Rand. Je peux encore discerner leur puanteur. Il ne s’agit pas de cela. Ce n’est que… C’est… » Avec une grimace, Hurin s’exclama : « C’est comme si je m’en souvenais, Seigneur Rand, au lieu d’en avoir la perception immédiate dans le nez. Or je ne l’ai pas. Il y a des douzaines de pistes qui la croisent constamment, des douzaines et des douzaines d’odeurs de violence, quelques-unes récentes ou presque, seulement estompées comme tout ici. Ce matin, juste après que nous avons quitté cette espèce de cirque, j’aurais juré qu’il y avait des centaines d’assassinés juste sous mes pieds, quelques minutes à peine avant, mais il n’y avait pas de cadavres et pas une empreinte sur l’herbe à part le creux des sabots de nos propres chevaux. Des choses comme ça n’auraient pas pu se produire sans que le sol soit labouré et imprégné de sang, mais il n’y en avait pas trace. Tout est comme ça, mon Seigneur. Mais je suis la piste. Je la tiens bien. C’est seulement que ce pays me met les nerfs en pelote, voilà tout. Ce doit être ça. »

Rand jeta un coup d’œil à Loial – l’Ogier témoignait parfois des plus singulières connaissances – mais il semblait là aussi déconcerté que Hurin. Rand donna à sa voix plus d’assurance qu’il n’en éprouvait. « Je sais que vous faites votre possible, Hurin. Nous sommes tous sur les dents. Suivez la piste de votre mieux et nous les trouverons.

— Bien, Seigneur Rand. » Hurin frappa de ses bottes les flancs de son cheval pour qu’il se mette en route. « Bien. »

Mais à la tombée de la nuit il n’y avait toujours aucun signe des Amis des Ténèbres, et Hurin annonça que la piste était de moins en moins perceptible. Le Flaireur ne cessait de murmurer entre ses dents à propos de cette impression de « se rappeler ».

Aucune trace n’était décelable. Vraiment aucune. Rand n’était pas aussi bon traqueur qu’Uno, mais n’importe quel garçon des Deux Rivières était censé savoir suivre une piste suffisamment pour trouver un mouton égaré ou un lapin pour le dîner. Il n’avait rien vu. À croire qu’aucun être vivant n’avait jamais imprimé la marque de sa présence sur ces terres avant leur arrivée. Il y aurait dû avoir quelque chose si les Amis des Ténèbres les précédaient. Pourtant Hurin persistait à suivre la piste qu’il disait sentir.

Quand le soleil toucha l’horizon, ils installèrent le camp dans un petit bois aux arbres que n’avait pas touché le feu, mangeant ce qu’ils avaient dans leurs fontes. Des galettes et de la viande séchée avec de l’eau insipide pour aider à absorber le tout ; un repas guère reconstituant, dur et loin d’être appétissant. Rand se dit qu’ils auraient probablement assez de provisions pour une semaine. Après cela… Hurin mangeait avec lenteur et détermination, mais Loial avala sa ration en grimaçant et s’installa avec sa pipe, le bâton massif à portée de la main. Rand maintint leur feu bas et bien caché dans les arbres. Fain, ses Amis des Ténèbres et ses Trollocs étaient peut-être assez près pour voir un feu, en dépit des inquiétudes de Hurin concernant l’étrangeté de leur piste.

Cela lui parut bizarre d’avoir commencé à penser à eux comme aux Amis de Fain, aux Trollocs de Fain. Fain n’était qu’un dément. Alors pourquoi sont-ils venus à sa rescousse ? Fain avait été un élément du plan du Ténébreux pour le trouver. Peut-être existait-il un rapport entre les deux faits. Alors pourquoi s’enfuit-il au lieu de me courir après ? Et qui a tué cet Évanescent ? Qu’est-il arrivé dans cette salle pleine de mouches ? Et ces yeux, qui me surveillaient à Fal Dara ? Et ce vent qui m’avait enveloppé comme un insecte englué dans de la résine de pin ? Non. Non. Ba’alzamon doit être mort. Les Aes Sedai ne le croyaient pas. Moiraine ne le croyait pas, ni l’Amyrlin.

Avec obstination, il se refusa à continuer d’y penser. Ce sur quoi il devait se concentrer maintenant, c’était découvrir ce poignard pour Mat, découvrir Fain – et le Cor.

Ce n’est jamais fini, al’Thor.

La voix ressemblait à une brise légère chuchotant dans sa tête, un mince murmure glacé qui s’insinuait dans les crevasses de son esprit. Il faillit recréer le vide pour lui échapper mais, se rappelant ce qui l’y attendait, il en repoussa le désir.

Dans la demi-obscurité du crépuscule, il s’exerça à exécuter à l’épée les diverses postures d’assaut que Lan lui avait enseignées, sans toutefois recourir au vide. Fendre-la-soie. Le-Colibri-s’abreuve-à-la-Mellirose. Le Héron-avance-dans-les-roseaux, pour l’équilibre. S’absorbant dans les mouvements rapides et sûrs, oubliant pour un temps le lieu où il se trouvait, il enchaîna assaut sur assaut jusqu’à être trempé de sueur. Pourtant, quand il s’arrêta, tout lui revint ; rien n’était changé. La température n’était pas fraîche, mais il frissonna et se drapa dans son manteau en se blottissant près du feu. Son humeur déteignit sur les autres, et ils finirent de manger vite et en silence. Personne ne se plaignit quand il recouvrit de terre à coups de pied les dernières flammes vacillantes.

Rand se chargea de la première garde, arpentant avec son arc les lisières du bosquet, parfois faisant jouer son épée dans le fourreau. La lune froide était presque pleine, haute dans le noir, et la nuit était aussi silencieuse que l’avait été le jour, aussi vide. Vide était le mot juste. Le pays était aussi vide qu’une cruche à lait vide. C’était difficile de croire qu’il y avait quoi que ce soit dans le monde entier, ce monde-ci, à part eux trois, difficile de croire que même les Amis des Ténèbres étaient là-bas, quelque part en avant d’eux.

Pour se tenir compagnie, il déplia le manteau de Thom Merrilin, ce qui révéla la harpe et la flûte dans leurs étuis rigides en cuir au-dessus des pièces multicolores. Il sortit de son étui la flûte ornée d’or et d’argent, se souvenant du ménestrel tandis qu’il la retournait entre ses doigts, et il joua quelques notes du Vent dans les saules, très bas pour ne pas réveiller les autres. Même bas, la mélodie mélancolique résonnait trop fort ici, elle était trop réelle. Avec un soupir, il rangea la flûte et remballa tout.

Il continua sa veille longtemps dans la nuit, laissant les autres dormir. Il ne savait quelle heure tardive il était quand il se rendit soudain compte que du brouillard s’était levé. Ce brouillard au ras du sol était épais, transformant Loial et Hurin en tertres indistincts au sommet bossu saillant hors de nuages. Plus haut, le brouillard était moins dense mais recouvrait le pays autour d’eux comme d’un linceul, masquant tout sauf les arbres les plus proches. La lune semblait être vue à travers de la soie mouillée. Absolument n’importe quoi pouvait arriver jusqu’à eux sans être aperçu. Rand porta la main à son épée.

« Les épées ne prévalent pas contre moi, Lews Therin. Tu devrais le savoir. »

Le brouillard tourbillonna autour des pieds de Rand comme il pivotait sur lui-même, l’épée s’ajustant entre ses mains, la lame estampillée au héron dressée devant lui. Le vide s’instaura en lui d’un seul coup ; pour la première fois, il eut à peine conscience de la lumière polluée du saidin.

Une silhouette imprécise se rapprocha dans la brume, s’appuyant sur une haute crosse. Derrière elle, comme si l’ombre de l’ombre était vaste, le brouillard s’obscurcit jusqu’à être plus noir que la nuit. Des fourmillements parcoururent la peau de Rand. La silhouette se rapprocha jusqu’à ce qu’elle se résolve en la forme d’un homme, vêtu et ganté de noir, avec un masque de soie noire cachant son visage, et l’ombre approcha en même temps. Sa crosse était noire, elle aussi, comme si le bois avait été calciné, pourtant lisse et luisant du même reflet que de l’eau au clair de lune. Pendant un instant, les ouvertures ménagées pour les yeux rutilèrent et on aurait dit que des feux et non des yeux se trouvaient derrière, mais Rand n’avait pas besoin de cela pour savoir de qui il s’agissait.

« Ba’alzamon, s’exclama-t-il dans un souffle. C’est un rêve. Impossible autrement. Je me suis endormi et… »

Le rire de Ba’alzamon retentit comme le rugissement d’une fournaise. « Tu as toujours tenté de nier ce qui est, Lews Therin. Si j’étends la main, je te toucherai, Meurtrier-des-Tiens. Je peux toujours te toucher. Toujours et partout.

— Je ne suis pas le Dragon ! Mon nom est Rand al’… ! » Rand serra les dents brusquement pour se forcer à se taire.

« Eh, je connais le nom dont tu te sers maintenant, Lews Therin. Je connais tous les noms dont tu as usé au fil des Ères, longtemps même avant que tu sois le Meurtrier-des-Tiens. » La voix de Ba’alzamon commença à s’élever avec une intensité grandissante ; par moments, les feux de ses yeux flamboyaient si haut que Rand les apercevait à travers les trous du masque de soie, les voyait comme d’infinis océans de feu. « Je te connais, je connais ton sang et ta lignée depuis la première étincelle de vie qui a jailli, depuis le Premier Moment. Tu ne te cacheras jamais de moi. Jamais ! Nous sommes liés, toi et moi, aussi sûrement que les deux faces de la même pièce de monnaie. Des hommes ordinaires peuvent se dissimuler dans l’étendue du Dessin, mais les Ta’veren ressortent comme des feux d’alarme au sommet d’une colline, et toi, toi, tu te détaches comme si dix mille flèches brillantes se dressaient dans le ciel pour te désigner ! Tu es à moi et à jamais à portée de ma main.

— Père du Mensonge ! » réussit à répliquer Rand. En dépit du vide, sa langue avait tendance à se coller à son palais. Ô Lumière, je t’en prie, fais que ce soit un rêve. Cette pensée glissa hors du vide. Même un de ces rêves qui n’est pas un rêve. Il ne peut pas se tenir pour de vrai devant moi. Le Ténébreux est enfermé dans le Shayol Ghul, enfermé par le Créateur au moment de la Création… Il connaissait une trop grande partie de la vérité pour que cela soit d’une aide quelconque. « Vous êtes le bien-nommé ! Si vous n’aviez qu’à étendre la main pour me prendre, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? Parce que cela vous est impossible. Je marche dans la Lumière et vous ne pouvez pas me toucher ! »

Ba’alzamon s’appuya sur son haut bâton et considéra Rand un instant, puis il s’approcha de Loial et de Hurin et les examina. La grande ombre se déplaça avec lui. Il ne causa pas de remous dans le brouillard, Rand le constata – il se déplaçait, sa crosse balancée au rythme de sa marche, mais la brume grise ne s’enroulait pas en tourbillons déferlant autour de ses pieds comme autour de ceux de Rand. Cela le réconforta. Peut-être que Ba’alzamon n’était pas vraiment présent. Peut-être tout ceci n’était-il qu’un rêve.

— Tu trouves de curieux compagnons d’armes, commenta Ba’alzamon d’un ton songeur. Comme toujours. Ces deux-là. La jeune fille qui s’efforce de veiller sur toi. Une pauvre protectrice et bien faible, Meurtrier-des-Tiens. Si elle avait une vie entière pour s’affirmer, elle ne deviendrait jamais assez forte pour que tu te caches derrière elle. »

Jeune fille ? Qui ? Moiraine n’est sûrement pas ce qu’on appelle jeune. « Je ne sais pas de quoi vous parlez, Père du Mensonge. Vous mentez, vous accumulez les mensonges et, même quand vous dites la vérité, vous la déformez en un mensonge.

— Ah, oui, Lews Therin ? Tu sais ce que tu es, qui tu es. Je te l’ai dit. Et elles aussi te l’ont dit, ces femmes de Tar Valon. » Rand passa d’un pied sur l’autre et Ba’alzamon eut un éclat de rire qui résonna comme un petit coup de tonnerre. « Elles se croient en sécurité dans leur Tour Blanche, et pourtant j’ai parmi mes partisans un certain nombre d’entre elles. L’Aes Sedai appelé Moiraine t’a expliqué qui tu es, n’est-ce pas ? À-t-elle menti ? Ou est-elle un de mes sectateurs ? La Tour Blanche a l’intention de se servir de toi comme d’un limier au bout d’une laisse. Est-ce que je mens ? Est-ce que je mens quand je déclare que tu recherches le Cor de Valère ? » Il rit de nouveau ; calme du vide ou non, Rand dut user de toute sa maîtrise de soi pour ne pas se couvrir les oreilles. « Parfois, les vieux ennemis se combattent si longtemps qu’ils deviennent alliés sans jamais s’en rendre compte. Ils croient qu’ils frappent l’autre, mais ils sont devenus si étroitement liés que c’est comme si l’autre avait guidé lui-même le coup.

— Vous ne me guidez pas, répliqua Rand. Je vous renie.

— J’ai mille fils attachés à toi, Meurtrier-des-Tiens, chacun plus mince que de la soie et plus solide que l’acier. Le temps a noué entre nous des milliers de cordes. De la lutte qui nous a opposés tous deux, te rappelles-tu quoi que ce soit ? As-tu la moindre souvenance que nous nous sommes déjà affrontés, dans des combats sans nombre depuis le commencement des Temps ? Je sais beaucoup que tu ignores ! Cette bataille-ci va s’achever bientôt. L’Ultime Bataille approche. La dernière, Lews Therin. Crois-tu réellement pouvoir l’éviter ? Toi pauvre ver de terre tremblant. Tu vas me servir ou mourir ! Et, cette fois, le cycle ne recommencera pas avec ta mort. La tombe appartient au Grand Seigneur de l’Ombre. Cette fois, si tu meurs tu seras totalement détruit. Cette fois, la Roue sera brisée quoi que tu fasses et le monde recréé dans un nouveau moule. Sers-moi ! Sers Shai’tan ou sois anéanti à jamais ! »

À peine ce nom prononcé, l’air sembla épaissir. L’obscurité derrière Ba’alzamon s’enfla et grandit, menaçant de tout engloutir. Rand la sentit l’envelopper, tout ensemble plus froide que glace et plus ardente que braises brûlantes, plus noire que la mort, l’aspirant dans ses profondeurs, ensevelissant le monde.

Il étreignit la poignée de son épée au point d’avoir les jointures douloureuses. « Je vous renie et je nie votre pouvoir. Je marche dans la Lumière. La Lumière nous préserve et nous sommes abrités dans la paume du Créateur. » Il cligna des paupières. Ba’alzamon se tenait toujours là et la grande pénombre planait toujours derrière lui, mais c’était comme si tout le reste avait été illusion.

« Veux-tu voir ma face ? » C’était un murmure.

Rand déglutit. « Non.

— Tu devrais. » Une main gantée se porta vers le masque. « Non ! »

Le masque se détacha. C’était un visage d’homme, atrocement brûlé. Pourtant, entre les crevasses rougies bordées de noir sillonnant ces traits, la peau semblait saine et lisse. Des yeux sombres plongeaient dans ceux de Rand ; des lèvres cruelles souriaient dans un éclair de dents blanches. « Regarde-moi, Meurtrier-des-Tiens, et vois la centième partie du sort qui t’est réservé. » Pendant un instant, les yeux et la bouche devinrent des ouvertures dans des cavernes de feu dont on ne voyait pas le fond. « Voici ce que peut faire le Pouvoir sans contrôle, même à moi. Mais je guéris, Lews Therin. Je connais les chemins qui mènent à un plus grand pouvoir. Il te brûlera comme un papillon volant au cœur d’une fournaise.

— Je n’y toucherai pas ! » Rand sentit le vide autour de lui, sentit le saidin. « Je ne le veux pas.

— Tu ne peux t’en empêcher.

— Laissez… moi… TRANQUILLE !

— Le Pouvoir. » La voix de Ba’alzamon se fit douce, insinuante. « Tu peux être de nouveau puissant. Tu es relié à lui maintenant, à cet instant. Je le sais. Je peux m’en rendre compte. Le sentir, Lews Therin. Sentir son éclat en toi. Sentir la puissance qui pourrait être la tienne. Tu n’as qu’à étendre la main pour l’avoir. Par contre, l’Ombre est là entre toi et le Pouvoir. La folie et la mort. Ce n’est pas nécessaire que tu meures, Lews Therin, plus jamais.

— Non », dit Rand, mais la voix persista, s’enfonçant en lui comme une vrille.

« Je peux t’enseigner à contrôler ce Pouvoir de sorte qu’il ne te détruise pas. Personne de vivant ne peut te l’enseigner. Le Grand Seigneur des Ténèbres peut te mettre à l’abri de la folie. Le Pouvoir t’appartiendra et tu vivras éternellement. Éternellement ! Tout ce que tu devras faire en retour c’est servir. Rien que servir. Des mots simples – je suis à Vous, Grand Seigneur – et le Pouvoir t’appartiendra. Une puissance dépassant tout ce dont rêvent ces femmes de Tar Valon, et la vie éternelle, si seulement tu offres ta personne et que tu sers. »

Rand s’humecta les lèvres. Ne pas devenir fou. Ne pas mourir. « Jamais ! Je marche dans la Lumière, dit-il d’une voix rauque et croassante, et vous ne pourrez jamais m’atteindre !

— T’atteindre, Lews Therin ? T’atteindre ? Je peux te consumer ! Aies-en un avant-goût et rends-toi compte, comme je m’en suis moi-même rendu compte ! »

Ces yeux sombres redevinrent de feu et cette bouche une flamme qui s’épanouit, grossit jusqu’à devenir plus brillante qu’un soleil d’été. Elle grandit et soudain l’épée de Rand se mit à luire comme juste retirée d’un foyer de forge. Il poussa une exclamation, car la poignée lui brûlait les mains, cria et lâcha l’épée. Puis le brouillard prit feu, un feu bondissant, un feu qui dévorait tout.

Avec un cri aigu, Rand battit ses vêtements qui fumaient, se calcinaient, tombaient en cendres, il les battit avec des mains qui noircirent et se recroquevillèrent comme leur chair nue se craquelait et se détachait en lambeaux qui tombèrent dans les flammes. Il hurla. La souffrance martelait le vide à l’intérieur de lui-même et il tenta de se retirer plus profondément dans ce néant. La clarté était là, la lumière impure juste hors de vue. À demi fou, sans plus se soucier de ce qu’elle était, il tendit son être vers le saidin, essaya de s’en envelopper, essaya d’y trouver un refuge contre la brûlure et la douleur.

Aussi soudainement qu’il avait éclaté, le feu disparut. Rand considéra avec étonnement sa main sortant de la manche rouge de son bliaud. La laine ne portait même pas une trace de roussi. J’ai tout imaginé. Frénétiquement, il regarda autour de lui. Ba’alzamon avait disparu. Hurin remuait dans son sommeil ; le Flaireur et Loial n’étaient encore que deux monticules émergeant de la nappe basse de brouillard. Je l’ai vraiment imaginé.

Avant que son soulagement ait eu le temps de grandir, une douleur lancinante lui transperça la main droite et il la retourna pour l’examiner. En travers de la paume était marqué au fer rouge un héron. Le héron de la poignée de son épée, enflammé et vermillon, aussi parfaitement dessiné que s’il avait été imprimé avec une habileté d’artiste.

Extirpant un mouchoir de la poche de son bliaud, il l’entortilla autour de sa main. Cette main était en proie à des élancements, à présent. Le vide soulagerait cela – Rand serait conscient de la douleur mais il ne la sentirait pas – cependant il repoussa cette idée. Par deux fois maintenant, sans s’en rendre compte – et une fois à dessein, il ne pouvait l’oublier – il avait tenté de canaliser le Pouvoir pendant qu’il se trouvait dans le vide. Voilà avec quoi Ba’alzamon voulait le tenter. Voilà ce que Moiraine et l’Amyrlin voulaient qu’il fasse. Il s’y refusait absolument.

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