14 Frère Loup

« Partis ? s’exclama Ingtar. Et mes sentinelles n’ont rien vu. Rien ! Ils ne peuvent pas être partis comme ça ! »

En l’écoutant, Perrin bomba le dos et regarda Mat qui se tenait un peu à l’écart, les sourcils froncés et remuant les lèvres. Discutant avec lui-même, voilà comment Perrin l’interpréta. Le soleil montait à l’horizon, ils auraient dû être en route depuis longtemps. Des ombres longues traversaient le cratère, étirées et amincies, pourtant encore pareilles aux arbres qui les projetaient. Les chevaux de bât, chargés et reliés par leur longe, tapaient du sabot avec impatience, mais chacun restait près de sa monture et attendait.

Uno arriva à grands pas. « Pas une foutue empreinte, mon Seigneur », dit-il. Il avait l’air offensé ; l’insuccès était une atteinte à sa compétence. « Que je sois brûlé, pas même une sacrée éraflure par un fer à cheval. Ils se sont évaporés, nom de dieu.

— Trois hommes et trois chevaux ne s’évaporent pas, grommela Ingtar. Inspectez de nouveau le terrain, Uno. Si quelqu’un peut découvrir où ils sont allés, c’est vous.

— Peut-être qu’ils ont simplement déserté », commenta Mat. Uno s’arrêta et lui décocha un regard furibond. Comme s’il avait maudit une Aes Sedai, songea Perrin avec surprise.

« Pourquoi auraient-ils déserté ? » La voix d’Ingtar était d’une menaçante douceur. « Rand, le Bâtisseur, mon Flaireur – mon Flaireur ! – pourquoi l’un d’eux aurait-il déserté et à plus forte raison tous les trois ? »

Mat haussa les épaules. « Je ne sais pas. Rand était… » Perrin avait envie de lancer quelque chose sur lui, de le frapper, n’importe quoi pour le faire taire, mais Ingtar et Uno regardaient. Une vague de soulagement l’envahit quand Mat hésita, écarta les mains et marmotta : « Je ne sais pas pourquoi. C’est une idée qui m’est venue comme ça. »

Ingtar eut un rictus. « Déserté, grommela-t-il comme s’il n’y croyait pas un seul instant. Le Bâtisseur peut s’en aller quand cela lui chante, mais Hurin ne partirait jamais. Et Rand al’Thor non plus. Il ne le voudrait pas ; il est au courant de son devoir, à présent. Allez, Uno. Fouillez de nouveau le terrain. » Uno s’inclina légèrement et s’éloigna en hâte, la poignée de son épée oscillant par-dessus son épaule. Ingtar bougonnait. « Pourquoi Hurin s’en irait-il de cette façon, en plein milieu de la nuit, sans un mot ? Il connaît le but de notre mission. Comment traquer sans lui cette racaille engendrée par l’Ombre, je me le demande. Je donnerais mille couronnes d’or pour une meute de limiers. Si je n’étais pas sûr du contraire, je dirais que les Amis du Ténébreux ont agencé cette disparition pour filer vers l’est ou vers l’ouest sans que je m’en aperçoive. Par la Paix, je ne suis même pas certain d’être assuré du contraire. » Il s’éloigna lui aussi à grands pas pour rejoindre Uno.

Perrin changea de position avec malaise. Les Amis du Ténébreux augmentaient indubitablement leur avance avec chaque minute qui s’écoulait. Ils l’accroissaient et avec elle celle du Cor de Valère – et du poignard de Shadar Logoth. Il ne croyait pas que Rand, quel qu’il soit devenu, quoi qui lui soit arrivé, abandonnerait cette poursuite. Mais où est-il donc allé, et pourquoi ! Loial pouvait avoir accompagné Rand par amitié – mais Hurin, pour quelle raison ?

« Peut-être qu’il s’est effectivement enfui », murmura-t-il, puis il regarda autour de lui. Personne ne paraissait l’avoir entendu ; même Mat ne lui prêtait aucune attention. Il se passa une main dans les cheveux. Si les Aes Sedai s’étaient mis en tête de faire de lui un faux Dragon, il aurait pris la fuite, lui aussi. Mais se tracasser au sujet de Rand n’était d’aucune utilité pour aider à trouver la piste des Amis du Ténébreux.

Une voie s’ouvrait à lui – peut-être – s’il acceptait de la suivre. Il n’en avait pas envie. Il s’en était écarté à toutes jambes mais maintenant – peut-être – il ne le pouvait plus. Juste retour des choses après ce que j’ai dit à Rand. Je voudrais bien pouvoir m’esquiver. Même sachant quelle aide il pouvait apporter – ce qu’il avait à faire pour cela – il hésitait.

Personne ne le regardait. Et le regarderait-on, pas un ne comprendrait ce qu’il voyait. À la fin, à contrecœur, il ferma les yeux et se laissa dériver, laissa ses pensées suivre leur propre cours, loin de lui-même.

Il avait tenté de le nier dès le début, longtemps avant que ses yeux commencent à virer du brun sombre au jaune d’or luisant. À ce premier contact, à ce premier instant de compréhension, il avait refusé de croire et, depuis, il avait fui ce que cela impliquait. Il avait toujours envie de s’y dérober.

Ses pensées dérivèrent, cherchant ce qui devait se trouver là-bas, ce qui était toujours là-bas dans une région où les hommes étaient rares ou dispersés loin les uns des autres, à la recherche de ses frères. Il n’aimait pas penser à eux dans cette optique, mais c’est bien ce qu’ils étaient.

Au début, il avait craint que ce qu’il faisait ne soit entaché d’une souillure du Ténébreux ou du Pouvoir Unique – aussi détestable l’un que l’autre pour un garçon qui voulait uniquement être forgeron et vivre sa vie dans la Lumière, et dans la paix. Cette période lui avait fait éprouver un peu de ce que Rand ressentait, la peur de soi-même, le sentiment d’être impur. Il n’avait pas encore dépassé entièrement ce stade. Toutefois, ce qu’il pratiquait était antérieur à l’usage du Pouvoir Unique par les humains, c’était quelque chose qui datait de la naissance du Temps. Rien à voir avec le Pouvoir, Moiraine le lui avait certifié. Quelque chose depuis longtemps disparu, qui réapparaissait à présent. Egwene était au courant, elle aussi, bien qu’il aurait aimé le contraire. Il aurait aimé que personne n’y soit. Il espérait qu’elle n’en avait parlé à personne.

Contact. Il les sentait, sentait d’autres esprits. Sentait ses frères les loups.

Leurs pensées vinrent à lui comme un mélange tourbillonnant d’images et d’émotions. Au commencement, il avait été incapable de démêler autre chose que de l’émotion brute, mais maintenant son esprit mettait des mots dessus. Frère Loup. Surprise. Un Deux-Pattes qui parle. Une image estompée, obscurcie par la fuite du temps, plus vieille que vieille, d’hommes courant avec des loups, deux meutes chassant ensemble. Nous avons appris que cela recommençait. Êtes-vous Longue-Dent ?

C’était un portrait flou d’un homme vêtu d’habits faits en peaux de bête, avec une longue dague à la main, mais sur-imprimé sur l’image, plus central, il y avait un loup hirsute avec une dent plus longue que les autres, une dent d’acier luisant au soleil comme ce loup menait la meute dans un assaut désespéré à travers la neige épaisse vers la harde de cerfs qui représentait pour eux la vie au lieu d’une mort lente par la faim, les cerfs s’efforçant de courir dans la neige poudreuse qui leur montait jusqu’au ventre, le soleil réverbéré par la blancheur neigeuse au point de brûler la vue, le vent hurlant dans les défilés, faisant tourbillonner les fins flocons comme de la brume, et… Les noms des loups étaient toujours des images complexes.

Perrin reconnut l’homme. Élyas Mâchera, qui l’avait présenté aux loups. Parfois, il aurait aimé n’avoir jamais rencontré Élyas.

Non, songea-t-il, et il tenta de former dans son esprit une image de lui-même.

Oui. Nous avons entendu parler de vous.

Ce n’était pas l’image qu’il avait tracée, d’un jeune homme aux épaules massives, aux boucles brunes en broussaille, un jeune homme avec une hache à la ceinture, que d’autres jugeaient lent à se mouvoir et à réfléchir. Ce jeune homme était là, quelque part dans l’image mentale qui vint des loups, mais plus net de beaucoup était un taureau sauvage aux cornes incurvées en métal brillant qui courait dans la nuit avec la rapidité et l’exubérance de la jeunesse, son pelage bouclé luisant au clair de lune, qui se jetait au milieu de Blancs Manteaux à cheval, dans un air vif, froid et noir, du sang si rouge sur les cornes et…

Jeune Taureau.

Dans sa stupeur, Perrin perdit un instant le contact. Il n’avait pas imaginé qu’ils lui avaient donné un nom. Il aurait préféré ne pas se rappeler comment il avait gagné ce surnom. Il toucha la hache à sa ceinture, avec sa lame luisante en demi-lune. Que la Lumière m’assiste, j’ai tué deux hommes. Ils m’auraient tué encore plus vite, Egwene aussi, mais…

Écartant tout cela – c’était fait et appartenait au passé ; il ne tenait pas à s’en souvenir – il transmit aux loups l’odeur de Rand, de Loial et de Hurin, et demanda s’ils avaient senti ces trois-là. C’était une des aptitudes qui lui étaient venues avec le changement de ses yeux ; il était capable d’identifier les gens par leur odeur même quand il ne pouvait pas les voir. Sa vision s’était affinée, également ; il parvenait à voir sauf quand l’obscurité était aussi noire que dans un four. À présent, il prenait toujours soin d’allumer des lampes ou des chandelles, parfois avant que les autres pensent en avoir besoin.

Des loups parvint une vue de cavaliers approchant du cratère à la fin du jour. C’était la dernière fois qu’ils avaient aperçu ou senti Rand ou les deux autres.

Perrin hésita. Le stade suivant ne servirait à rien à moins qu’il n’en parle à Ingtar. Et Mat mourra si nous ne trouvons pas ce poignard. Que tu sois brûlé, Rand, pourquoi as-tu emmené le Flaireur ?

Cette fois où il était descendu dans les cachots avec Egwene, l’odeur de Fain lui avait hérissé les poils ; même les Trollocs n’exhalaient pas une puanteur aussi infecte. Il avait eu envie de foncer entre les barreaux et de mettre l’homme en pièces – et découvrir ce désir au fond de lui-même l’avait encore plus horrifié que Fain. Pour masquer l’odeur de Fain dans son esprit, il y ajouta le fumet des Trollocs avant de hurler à pleine voix.

Du lointain parvinrent les hurlements d’une meute de loups et, dans le cratère herbu, les chevaux trépignèrent et hennirent de peur. Quelques guerriers assurèrent leur prise sur leur lance au long fer en regardant la crête du bassin avec inquiétude. À l’intérieur de la tête de Perrin, c’était encore pire. Il sentait la rage, la haine des loups. Il n’y avait que deux choses que détestaient les loups. Tout le reste, ils se contentaient de le supporter, mais le feu et les Trollocs, ils les haïssaient et ils étaient prêts à traverser le feu pour tuer des Trollocs.

Plus encore que celle des Trollocs, l’odeur de Fain les avait rendu frénétiques, comme s’ils avaient senti quelque chose qui faisait paraître les Trollocs naturels et admissibles. Où ?

Le ciel défila dans sa tête ; la terre tourna. L’est et l’ouest, les loups ignoraient ce que c’était. Ils connaissaient les mouvements du soleil et de la lune, le changement des saisons, les contours du terrain. Perrin déchiffra leur message. Le sud. Et quelque chose de plus. Une ardente impatience de tuer les Trollocs. Les loups laisseraient Jeune Taureau prendre sa part du carnage. Il pouvait amener les Deux-Pattes avec leurs peaux dures s’il le voulait, mais Jeune Taureau, Fumée, Deux-Cerfs et Aube-d’Hiver ainsi que les autres de la meute forceraient les Difformes qui avaient osé pénétrer sur leur territoire. Cette chair immangeable et ce sang amer leur brûleraient la langue, mais les Trollocs devaient être tués. Il fallait les tuer. Tuer les Difformes.

Leur fureur se communiqua à lui. Ses lèvres se retroussèrent dans un grondement et il avança d’un pas, pour les rejoindre, pour participer avec eux à cette chasse, à cette mise à mort.

Avec un effort, il rompit le contact, à part une sensation légère de la présence des loups là-bas. Il aurait pu désigner du doigt l’endroit où ils se trouvaient en dépit de la distance qui les séparait. Il avait l’impression d’être glacé intérieurement. Je suis un homme, pas un loup. Que la Lumière m’assiste, je suis un homme !

« Ça va, Perrin ? » demanda Mat en se rapprochant. Il avait son ton habituel, désinvolte – avec de l’amertume sous-jacente aussi, dernièrement – mais il paraissait soucieux. « J’ai bien besoin de ça, en plus. Rand qui s’esquive, puis toi qui tombes malade. Je ne sais pas où je trouverai par ici une Sagesse pour te soigner. Je crois que j’ai de l’écorce de saule dans mes fontes. Je peux te préparer une tisane, si Ingtar nous en laisse le temps. Bien fait pour toi si je force trop la dose.

— Je… je vais bien, Mat. » Se débarrassant de son ami, il alla trouver Ingtar. Le seigneur du Shienar examinait le terrain sur le bord du cratère en compagnie d’Uno, de Ragan et de Masema. Ceux-ci le regardèrent d’un œil mécontent quand il entraîna Ingtar à l’écart. Il s’assura qu’Uno et ses compagnons étaient trop loin pour entendre avant de parler. « J’ignore où sont Rand ou les autres, Ingtar, mais Padan Fain et les Trollocs… avec, je suppose, le reste des Amis des Ténèbres, se dirigent encore vers le sud.

— Comment le savez-vous ? » questionna Ingtar. Perrin prit une profonde aspiration. « Des loups me l’ont dit. » Il attendit, pas sûr de ce que serait la réaction. Rire, mépris, accusation d’être un Ami du Ténébreux, d’être fou. D’un geste délibéré, il enfonça ses pouces dans sa ceinture, loin de la hache. Je ne tuerai pas. Pas encore une fois. S’il cherche à m’abattre parce qu’il me croit un Ami du Ténébreux, je m’enfuirai, mais je ne veux plus tuer personne.

« J’ai entendu parler de ce genre de chose, déclara lentement Ingtar au bout d’un instant. Il y avait un Lige, un homme du nom d’Élyas Mâchera, dont certains disaient qu’il pouvait s’entretenir avec les loups. Il a disparu voilà des années. » Il parut déceler quelque chose dans le regard de Perrin. « Vous le connaissez ?

— Je le connais, répliqua Perrin d’une voix sourde. C’est lui… Je n’ai pas envie d’en discuter. Je n’ai pas cherché à avoir ce don-là. » C’est ce qu’avait dit Rand. Par la Lumière, je voudrais être chez nous en train de travailler dans la forge de Maître Luhhan.

« Ces loups, reprit Ingtar, ils traqueront les Amis des Ténèbres et les Trollocs pour nous ? » Perrin inclina la tête. « Bien. Je veux le Cor, quoi qu’il en coûte. » Le seigneur du Shienar jeta à la ronde un coup d’œil à Uno et aux autres toujours en quête d’empreintes. « Toutefois, mieux vaut n’en informer personne d’autre. Les loups sont considérés comme portant bonheur dans les Marches. Les Trollocs les redoutent. N’empêche, autant garder cela entre nous pour le moment. Il y en a qui ne comprendraient peut-être pas.

— Je préférerais que personne de plus ne soit mis au courant, acquiesça Perrin.

— Je leur expliquerai que vous pensez avoir le don de Hurin. Ce don leur est familier ; ils n’en ont pas peur. Certains vous ont vu froncer le nez dans ce village et au ponton du bac. J’ai entendu plaisanter sur votre nez délicat. Oui. Guidez-nous sur la piste aujourd’hui, Uno trouvera assez de leurs empreintes pour confirmer que c’est bien la piste et, d’ici la nuit, tous mes hommes jusqu’au dernier seront sûrs que vous êtes un Flaireur. Je veux retrouver le Cor. » Il jeta un coup d’œil au ciel et éleva la voix. « Des heures de jour se perdent ! En selle ! »

À la surprise de Perrin, les guerriers du Shienar acceptèrent apparemment la fable d’Ingtar. Un petit nombre eut l’air sceptique – Masema alla jusqu’à cracher par terre – mais Uno hocha la tête pensivement, et cela suffit pour la plupart. Mat fut le plus difficile à convaincre.

« Un Flaireur ! Toi ? Tu vas traquer des assassins à l’odorat ? Perrin, tu es aussi fou que Rand. Je suis le seul du Champ d’Emond qui reste encore sain d’esprit, maintenant qu’Egwene et Nynaeve ont filé au trot à Tar Valon pour devenir… » Il s’interrompit net avec un regard inquiet à l’adresse des hommes du Shienar.

Perrin occupait la place de Hurin à côté d’Ingtar quand la petite colonne prit la direction du sud. Mat ne cessa de débiter un chapelet de remarques désobligeantes jusqu’à ce qu’Uno découvre les premières empreintes laissées par des Trollocs et des cavaliers, mais Perrin ne s’en préoccupait guère. Il lui fallait toute sa concentration pour retenir les loups de prendre les devants et de tuer les Trollocs. Les loups se souciaient uniquement de tuer les Difformes ; pour eux, les Amis des Ténèbres ne différaient pas d’autres Deux-Pattes. Perrin pouvait presque voir les Amis des Ténèbres s’égailler dans une douzaine de directions pendant que les loups massacraient les Trollocs, s’enfuyant avec le Cor de Valère. S’enfuyant avec le poignard. Et une fois les Trollocs morts il ne pensait pas réussir à entraîner les loups à traquer les humains même s’il avait une idée de ceux à poursuivre. Il engagea une discussion ininterrompue avec eux et il eut le front couvert de sueur longtemps avant de recevoir le premier flot d’images qui lui retourna l’estomac.

Il tira sur la bride, arrêtant net son cheval. Les autres l’imitèrent, en le regardant, attendant. Il regardait droit devant lui et jurait tout bas, amèrement.

Les loups tuaient les hommes, mais les hommes n’étaient pas leur proie préférée. Les loups se souvenaient des chasses menées ensemble au temps jadis d’une part et, d’autre part, les Deux-Pattes avaient mauvais goût. En ce qui concernait leur nourriture, ils se montraient plus difficiles qu’il ne l’aurait jamais cru. Ils ne mangeaient pas de charogne, à moins d’être vraiment affamés, et rares étaient ceux qui tuaient plus qu’ils n’étaient capables de manger. Ce que Perrin sentait venant des loups ne pouvait être mieux décrit que comme du dégoût. Et il y avait les images. Il les percevait beaucoup plus clairement qu’il ne le souhaitait. Des cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants, entassés pêle-mêle. De la terre imprégnée de sang labourée par des sabots et des tentatives désespérées pour s’échapper. De la chair arrachée. Des têtes coupées. Des vautours qui volaient sur place, leurs ailes blanches tachées de rouge ; des têtes dénudées éclaboussées de sang qui déchiquetaient et se gorgeaient. Il rompit le contact avant que son estomac se vide.

Au-dessus de quelques arbres dans le lointain, il distinguait tout juste des points noirs tournoyant à basse altitude, s’abaissant puis reprenant de la hauteur. Des vautours se disputant leur repas.

« Il y a quelque chose de mauvais là-bas. » Il déglutit en rencontrant le regard d’Ingtar. Comment accorder le récit de sa vision avec le rôle de Flaireur qui lui était attribué ? Je n’ai pas envie d’approcher suffisamment pour voir cela. Mais ils voudront se rendre compte dès qu’ils seront à même d’identifier les vautours. Il faut que je leur en raconte assez pour qu’ils exécutent un détour. « Les gens de ce village… je pense que les Trollocs les ont tués. »

Uno se mit à jurer à voix basse et certains des autres guerriers prononcèrent quelques mots entre leurs dents. Toutefois, aucun ne parut s’étonner de ce qu’il annonçait. Le seigneur Ingtar avait dit qu’il était un Flaireur et les Flaireurs avaient la faculté de déceler à l’odeur une tuerie.

« Et quelqu’un nous suit », déclara Ingtar.

Mat fit tourner son cheval avec empressement. « C’est peut-être Rand. Je savais bien qu’il ne m’abandonnerait pas. »

De minces bouffées de poussière s’élevaient par-ci par-là vers le nord ; un cheval courait à travers des parcelles de terrain où l’herbe était rare. Les guerriers du Shienar se déployèrent, lance en arrêt, guettant dans toutes les directions. L’endroit ne se prêtait pas à accueillir un étranger sans précautions.

Un point apparut – un cheval et son cavalier ; une femme aux yeux de Perrin, longtemps avant que quiconque d’autre soit capable de discerner qui était en selle – et ce point se rapprocha rapidement. La cavalière ralentit au trot quand elle arriva près d’eux, s’éventant d’une main. Une femme replète, grisonnante, au manteau attaché derrière sa selle, qui cligna des paupières en les examinant distraitement.

« C’est une des Aes Sedai, s’exclama Mat d’un ton déçu. Je la reconnais. Vérine.

— Vérine Sedai, rectifia vertement Ingtar qui s’inclina sur sa selle à l’adresse de l’arrivante.

— Moiraine Sedai m’a envoyée, Seigneur Ingtar, annonça Vérine avec un sourire satisfait. Elle pense que vous pourriez avoir besoin de moi. Quelle course au galop j’ai dû faire. J’ai cru ne pas arriver à vous rattraper avant Cairhien. Vous avez vu ce village, naturellement. Oh, c’était vraiment déplaisant, n’est-ce pas ? Et ce Myrddraal. Des corbeaux et des corneilles couvraient les toits, mais aucun ne s’en approchait, même mort. Par contre, j’ai dû chasser le propre poids du Ténébreux en masses de mouches avant de discerner ce qu’il y avait dessous. Dommage que je n’ai pas eu le temps de le décrocher. Je n’ai jamais eu l’occasion d’étudier un… » Soudain ses yeux se rétrécirent et son air distrait se dissipa comme de la fumée. « Où est Rand al’Thor ? »

Ingtar eut une grimace. « Parti, Vérine Sedai. Disparu la nuit dernière, sans laisser de trace. Lui, l’Ogier et Hurin, un de mes hommes.

— L’Ogier, Seigneur Ingtar ? Et votre Flaireur s’en est allé avec lui ? Qu’est-ce que ces deux-là avaient en commun avec… ? » Ingtar la regarda bouche bée et elle eut un rire sec. « Avez-vous cru pouvoir garder secrète une chose pareille ? » Elle émit un nouveau rire sec. « Des Flaireurs. Disparus, vous dites ? »

— Oui, Vérine Sedai. » Ingtar avait un accent troublé. Ce n’est jamais réconfortant de découvrir que les Aes Sedai connaissent ce qu’on essaie de leur dissimuler ; Perrin espéra que Moiraine n’avait parlé de lui à personne. « Mais j’ai… j’ai un nouveau Flaireur. »

Le seigneur du Shienar désigna Perrin du geste. « Ce jeune homme paraît posséder aussi ce don. Je trouverai le Cor de Valère, comme j’ai juré de le faire, n’ayez crainte. Votre compagnie sera la bienvenue, Aes Sedai, si vous désirez nous accompagner. » À la surprise de Perrin, on n’avait pas l’impression à l’entendre qu’il était tout à fait sincère.

Vérine jeta un coup d’œil à Perrin qui, mal à l’aise, changea d’assise. « Un nouveau Flaireur, juste au moment où vous perdez l’ancien. Comme c’est… providentiel. Vous n’avez pas trouvé de traces ? Non, bien sûr que non. Vous l’aviez dit. Bizarre. La nuit dernière. » Elle se retourna sur sa selle pour regarder vers le nord et, pendant un instant, Perrin crut presque qu’elle allait s’en retourner par le chemin d’où elle était venue.

Ingtar fronça les sourcils en s’adressant à elle. « Vous pensez que leur disparition a un rapport avec le Cor, Aes Sedai ? »

Vérine reprit sa position première. « Le Cor ? Non. Non, je… je ne le crois pas. Mais c’est curieux. Très curieux. Je n’aime pas les choses bizarres que je ne comprends pas.

— Je peux vous faire escorter par deux hommes jusqu’à l’endroit où ils ont disparu, Vérine Sedai. Ils n’auront aucun mal à vous y conduire tout droit.

— Non. Si vous dites qu’ils se sont évaporés sans laisser de trace… » Pendant une longue minute, le visage indéchiffrable, elle examina Ingtar. « Je vais vous accompagner. Peut-être que nous les retrouverons, ou qu’ils nous trouveront. Vous me parlerez en route, Seigneur Ingtar. Dites-moi tout ce que vous savez sur ce jeune homme. Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a dit. »

Ils se mirent en route dans un tintement de harnais et d’armures, Vérine chevauchant botte à botte avec Ingtar et le soumettant à un interrogatoire serré, mais trop bas pour qu’on l’entende. Elle jeta un coup d’œil à Perrin quand il voulut garder son rang à côté d’eux, et il se laissa distancer.

« C’est après Rand qu’elle en a, pas après le Cor », murmura Mat.

Perrin hocha la tête. Où que tu sois allé, Rand, restes-y. Tu y seras plus en sécurité qu’ici.

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