36 En présence des Anciens

Tandis qu’ils traversaient la cité ogière sous la conduite de Juin, Rand vit grandir l’anxiété de Loial. Ses oreilles étaient aussi raides que son dos ; ses yeux se dilataient chaque fois qu’il s’apercevait que des Ogiers s’intéressaient à lui, notamment les femmes et les jeunes filles, et un grand nombre d’entre elles donnaient effectivement l’impression de lui prêter une notable attention. Loial avait l’air de marcher à son exécution.

L’Ogier barbu indiqua du geste de vastes marches descendant à l’intérieur d’un tertre herbu beaucoup plus important que les autres ; c’était pratiquement une colline, située presque à la base d’un des Grands Arbres.

« Pourquoi n’attendez-vous pas ici, au-dehors, Loial ? proposa Rand.

— Les Anciens…, commença Juin.

— … veulent probablement ne voir que le reste d’entre nous, acheva Rand pour lui.

— Qu’ils le laissent donc tranquille », commenta Mat.

Loial hocha la tête avec vigueur. « Oui. Oui, je crois… » Un rassemblement d’Ogières l’observait – depuis des grands-mères à cheveux blancs jusqu’à des jeunes filles de l’âge d’Erith, un groupe d’entre elles discutant ensemble mais avec les yeux unanimement braqués sur lui. Ses oreilles tressautèrent, mais il regarda la large porte vers laquelle descendait le perron et hocha de nouveau la tête. « Oui, je vais m’asseoir ici, dehors, et lire. C’est cela. Je vais lire. » Fouillant dans la poche de sa tunique, il en sortit un livre. Il s’installa sur le tertre à côté de la première marche du perron, le livre tout petit dans ses mains, et fixa son regard sur les pages. « Je resterai à lire ici jusqu’à ce que vous resserriez. » Ses oreilles se crispaient comme s’il sentait sur lui le regard des femmes.

Juin secoua la tête, puis haussa les épaules et désigna de nouveau le perron. « Si vous voulez bien. Les Anciens attendent. »

L’énorme salle sans fenêtres à l’intérieur du tertre avait été conçue à l’échelle des Ogiers, avec un plafond aux poutres épaisses à plus de quatre hauteurs d’homme ; elle n’aurait été déplacée dans aucun palais, du moins par ses dimensions. Les sept Ogiers assis sur l’estrade juste en face de la porte la faisaient paraître plus petite du fait de leur stature, mais Rand eut néanmoins l’impression de se trouver dans une caverne. Les dalles sombres du sol étaient lisses, encore que larges et de forme irrégulière, mais les murs gris auraient pu être la paroi rugueuse d’une falaise. Les poutres du plafond, grossièrement taillées à la hache comme elles l’étaient, ressemblaient à de grandes racines.

Excepté un siège à haut dossier où était installée Vérine face à l’estrade, le mobilier se composait uniquement des lourds sièges construits avec des sarments qu’occupaient les Anciens. L’Ogière placée au centre de l’estrade était assise sur un siège un peu plus élevé que ceux des autres, trois hommes barbus à sa gauche en longues tuniques à la jupe évasée, trois femmes à sa droite en robes pareilles à la sienne, brodées de lianes et de fleurs depuis l’encolure jusqu’à l’ourlet. Tous avaient des visages âgés couronnés de cheveux d’un blanc de neige, y compris les huppes de leurs oreilles, et une dignité imposante.

Hurin les contemplait carrément bouche bée, et Rand avait lui aussi envie d’ouvrir de grands yeux. Pas même Vérine n’avait l’expression de sagesse qui se reflétait dans les grands yeux des Anciens, ni Morgase couronne en tête leur autorité, ni Moiraine leur calme sérénité. Ingtar fut le premier à s’incliner, avec un formalisme dans son respect de l’étiquette que Rand ne lui avait jamais vu appliquer, alors que les autres restaient encore figés sur place.

« Je suis Alar, dit l’Ogière assise sur le plus haut siège quand ils eurent finalement pris place à côté de Vérine, l’Aînée des Anciens du Stedding Tsofu. Vérine nous a expliqué que vous aviez besoin d’utiliser la Porte des Voies qui se trouve ici. Reprendre aux Amis du Ténébreux le Cor de Valère est une criante nécessité, mais depuis plus d’un siècle nous n’avons autorisé personne à emprunter les Voies. Aucun de nous ni les Anciens d’aucun autre stedding.

Je veux trouver le Cor, s’exclama Ingtar avec emportement. Il le faut. Si vous ne nous autorisez pas à emprunter la Porte des Voies… » Le regard de Vérine le fit taire, mais son visage garda son air farouche.

Alar sourit. « Ne soyez pas si fougueux, Shienarien. Vous les humains, vous ne vous donnez jamais le temps de réfléchir. Seules les décisions prises avec pondération sont valables. » Son sourire s’estompa, remplacé par la gravité, mais sa voix conserva son calme mesuré. « Les dangers des Voies ne s’affrontent pas l’épée à la main, comme une charge d’Aiels ou de Trollocs féroces. Je dois vous avertir qu’entrer dans les Voies c’est risquer non seulement la mort et la folie mais peut-être aussi vos âmes mêmes.

— Nous avons vu le Machin Shin », dit Rand, et Mat et Perrin acquiescèrent. Sans parvenir à se montrer pleins d’ardeur pour recommencer.

« Je suivrai le Cor jusqu’au Shayol Ghul, si nécessaire », riposta Ingtar avec fermeté. Hurin se contenta de hocher la tête comme s’il s’incluait dans la déclaration d’Ingtar.

« Amenez Trayal », ordonna Alar, et Juin qui était resté près de te porte s’inclina et sortit. « Entendre ce qui peut arriver ne suffit pas, dit-elle à Vérine. Il faut le voir, le ressentir au fond de son cœur. »

Un silence gêné s’établit jusqu’au retour de Juin et devint plus oppressant encore quand derrière Juin apparurent deux Ogières guidant un Ogier d’âge moyen, à la barbe noire, qui traînait les pieds entre elles comme s’il ne savait pas très bien faire fonctionner ses jambes. Son visage était affaissé, totalement inexpressif, et ses grands yeux étaient atones, sans un battement de paupières, ne fixant rien, ne regardant rien, ne semblant même pas voir. Une des femmes essuya avec précaution la bave qui coulait au coin de sa bouche. Elles lui posèrent la main sur les bras pour l’arrêter ; son pied avança, hésita, puis retomba en arrière, lourdement. Il paraissait aussi satisfait de rester debout que de marcher, ou du moins cela le laissait-il aussi indifférent.

« Trayal a été un des derniers parmi nous à voyager dans les Voies, dit Alar à voix basse. Il en est sorti tel que vous le voyez. Voulez-vous le toucher, Vérine ? »

Vérine la regarda pensivement, puis se leva et marcha jusqu’à Trayal. Il ne broncha pas quand elle posa les mains sur sa vaste poitrine, il ne cilla même pas en témoignage qu’il sentait son contact. Sifflant entre ses dents serrées, elle recula d’une secousse, les yeux levés vers lui, puis elle se retourna d’un seul élan face aux Anciens. « Il est… vide. Ce corps vit, mais il n’y a rien à l’intérieur. Rien. » Le visage de chaque Ancien exprimait une intolérable tristesse.

« Rien », dit à mi-voix une des Anciennes à la droite d’Alar. Dans ses yeux se peignait toute la douleur que ceux de Trayal étaient désormais incapables d’exprimer. « Pas d’esprit. Pas d’âme. De Trayal ne demeure que son corps.

— C’était un merveilleux Chanteur-d’Arbre », dit l’un des hommes avec un soupir.

Alar fit un signe et les deux femmes tournèrent Trayal pour le ramener dehors ; elles durent lui imprimer une impulsion pour qu’il se mette à marcher.

« Nous connaissons les risques, dit Vérine, mais quels qu’ils soient, nous devons suivre le Cor de Valère. »

L’Aînée des Anciens hocha la tête. « Le Cor de Valère. Je ne sais pas ce qui est la pire nouvelle, qu’il est entre les mains des Amis du Ténébreux ou qu’il a été découvert. » Son regard passa sur la rangée d’Anciens ; chacun à son tour inclina la tête, un des hommes tiraillant d’abord avec hésitation sur sa barbe. « Très bien. Vérine me dit que le temps presse. Je vais vous conduire moi-même à la Porte des Voies. » Rand se sentit à moitié soulagé et à moitié inquiet quand elle ajouta : « Vous avez avec vous un jeune Ogier, fils d’Arent fils de Halan, du Stedding Shangtai. Il est loin de ses foyers.

— Nous avons besoin de lui », rétorqua vivement Rand. Sa voix ralentit son rythme devant les regards étonnés que posaient sur lui les Anciens et Vérine, mais il poursuivit néanmoins avec obstination : « Nous avons besoin qu’il nous accompagne et il le désire.

— Loial est un ami », ajouta Perrin, en même temps que Mat déclarait : « Il se tient toujours à sa place et il sait se débrouiller sans jamais rien demander à personne. » Aucun des trois n’avait l’air heureux d’avoir attiré sur eux l’attention des Anciens, mais ils ne bronchèrent pas.

« Existe-t-il une raison empêchant qu’il vienne avec nous ? questionna Ingtar. Comme le dit Mat, il n’est pas un poids mort. Je ne vois pas en quoi nous avons besoin de lui mais, s’il a envie de venir, pourquoi… ?

— Nous avons effectivement besoin de lui, interrompit Vérine d’un ton uni. Rares désormais sont ceux qui connaissent les Voies, mais Loial les a étudiées. Il sait déchiffrer les Indications. »

Alar les dévisagea tour à tour, puis arrêta son regard sur Rand qu’elle se mit à examiner. Elle avait l’air au courant de certaines choses ; tous les Anciens aussi, mais elle davantage encore. « Vérine dit que vous êtes Ta’veren, conclut-elle finalement, et je le sens en vous. Que je le puisse signifie qu’en vérité vous devez être très fortement Ta’veren, car ces Talents-là ne se manifestent jamais avec intensité en nous, si même nous en sommes dotés. Avez-vous entraîné Loial, fils d’Arent fils de Halan, dans la ta’maral’ailen, la Toile que le Dessin tisse autour de vous ?

— Je… je veux simplement trouver le Cor et… » Rand laissa sa phrase inachevée. Alar n’avait pas mentionné le poignard de Mat. Il ne savait pas si Vérine en avait parlé aux Anciens ou s’était abstenue pour une raison quelconque. « C’est mon ami, Très Ancienne.

— Votre ami, répéta Alar. Il est jeune, d’après notre façon de penser. Vous êtes jeune aussi mais Ta’veren. Veillez sur lui et quand le tissage sera terminé faites en sorte qu’il retourne sain et sauf dans ses foyers au Stedding Shangtai.

— Je le ferai », répliqua-t-il. Sa réponse rendait le son d’un engagement, d’une prestation de serment.

« Nous allons donc nous rendre à la Porte des Voies. »

Quand ils ressortirent à l’air libre, Alar et Vérine les premières, Loial se leva précipitamment. Ingtar envoya Hurin chercher en toute hâte Uno et les autres soldats. Loial regarda l’Aînée des Anciens avec circonspection, puis se joignit à Rand en queue de cortège. Les Ogières qui l’avaient détaillé étaient toutes parties. « Les Anciens ont-ils parlé de moi ? A-t-elle… ? » Il jeta un coup d’œil prudent au large dos d’Alar qui ordonnait à Juin d’amener leurs chevaux. Elle se mit en route avec Vérine, penchant la tête pour s’entretenir avec elle à voix basse, alors que Juin continuait à s’incliner avant d’aller obtempérer.

« Elle a ordonné à Rand de prendre soin de vous et de veiller à ce que vous rentriez chez vous aussi sain et sauf qu’un nourrisson, déclara Mat à Loial d’un ton morose tandis qu’ils emboîtaient le pas aux autres. Je ne comprends pas ce qui vous empêche de rester ici et de vous marier.

— Elle a dit que vous pouviez venir avec nous. » Rand décocha un coup d’œil assassin à Mat, ce qui déclencha chez ce dernier un gloussement de rire sous cape. C’était déconcertant, sortant de ce visage hâve. Loial faisait tournoyer entre ses doigts la tige d’une fleur de cœur-sincère. « Êtes-vous allé cueillir des fleurs ? demanda Rand.

— Erith me l’a donnée. » Loial regarda tourner les pétales dorés. « Elle est vraiment très jolie, même si Mat ne s’en rend pas compte.

— Cela signifie-t-il que vous ne souhaitez finalement pas nous accompagner ? »

Loial eut un sursaut. « Comment ? Oh, non. Je veux dire, si. Je désire aller avec vous. Elle m’a simplement offert une fleur. Rien qu’une fleur. » N’empêche qu’il sortit de sa poche un livre dont il rabattit sur la corolle le plat de dessus. Tout en rangeant le livre, il murmura pour lui-même, à peine assez haut pour que Rand l’entende : « Et elle a dit aussi que j’étais beau garçon. » Mat pouffa, se plia en deux et avança d’un pas trébuchant en se tenant les côtes ; les joues de Loial s’empourprèrent. « Ma foi… c’est elle qui l’a dit. Pas moi. »

Perrin asséna un coup sec de ses jointures sur le haut du crâne de Mat. « Personne n’a jamais dit que Mat était beau. Il est jaloux, voilà tout.

— Ce n’est pas vrai, protesta Mat en se redressant subitement. Neysa Ayellin me trouve beau. Elle me l’a dit plus d’une fois.

— Neysa est-elle jolie ? questionna Loial.

— À voir sa figure, on dirait une chèvre », répliqua Perrin imperturbable. Mat voulut protester avec vigueur et s’en étrangla.

Rand ne put s’empêcher de sourire. Neysa Ayellin était presque aussi jolie qu’Egwene. Et c’était presque comme naguère, presque comme là-bas au village, où l’on se renvoyait raillerie pour raillerie et rien au monde n’était plus important que rire de bon cœur et taquiner l’autre.

Tandis qu’ils traversaient la cité, des Ogiers saluaient l’Aînée des Anciens, s’inclinant ou plongeant dans une révérence, examinant les visiteurs humains avec intérêt. Toutefois, le visage fermé d’Alar empêchait tout le monde de s’arrêter pour lui parler. La seule indication qu’ils étaient sortis de la cité fut l’absence des tertres ; il y avait encore ça et là des Ogiers qui examinaient des arbres ou s’affairaient avec mastic à panser les coupes, scie ou hache aux endroits où les branches étaient mortes et lorsqu’un arbre avait besoin d’un ensoleillement plus grand. Ils s’acquittaient de ces tâches avec tendresse.

Juin les rejoignit, conduisant leurs chevaux, et Hurin arriva en selle avec Uno et les autres guerriers, ainsi que les chevaux de bât, juste avant qu’Alar tende la main en disant : « C’est là-bas. » Les plaisanteries moururent d’elles-mêmes.

Rand éprouva une brève surprise. La Porte des Voies devait se trouver en dehors du stedding – les Voies avaient été commencées avec le Pouvoir Unique ; elles n’auraient pas pu l’être à l’intérieur – mais rien n’indiquait qu’ils avaient franchi la limite du stedding. Puis il se rendit compte qu’il y avait une différence ; le sentiment de perte qu’il avait éprouvé en entrant dans le stedding avait disparu. Ce qui provoqua en lui un frisson d’autre sorte. Le saidin était là de nouveau. Et attendait.

Alar les conduisit au-delà d’un chêne de haute futaie et là, dans une petite clairière, se dressait la grande dalle de la Porte des Voies, dont la face était délicatement sculptée de lianes étroitement entrelacées et de feuillage de cent espèces différentes. Autour de l’orée de la clairière, les Ogiers avaient construit un mur bas coiffé d’un chaperon qui semblait avoir poussé là, car il évoquait un cercle de racines. Son aspect mit Rand mal à l’aise. Il lui fallut un moment pour s’apercevoir que les racines évoquées étaient celles de rosiers sauvages et de ronciers aux longues épines, de sumacs vénéneux et de chênes urticants. Pas les sortes de plantes au milieu desquelles on aimerait à tomber.

L’Aînée des Anciens s’arrêta devant le muret. « Cette enceinte est conçue pour avertir de ne pas s’approcher quiconque viendrait par ici. Non pas que beaucoup d’entre nous le fassent. Pour ma part, je ne la franchirai pas. Par contre, vous le pouvez si vous le désirez. »

Juin ne s’était pas avancé aussi près qu’elle ; il ne cessait de se frotter les mains sur le devant de sa tunique et se gardait de tourner les yeux vers la Porte.

« Merci, dit Vérine à Alar. Le besoin est grand, sinon je ne l’aurais pas demandé. »

Rand se crispa quand l’Aes Sedai passa par-dessus le muret et approcha de la Porte. Loial prit une profonde aspiration et murmura quelque chose pour lui-même. Uno et le reste des guerriers changèrent de position sur leur selle et firent jouer leur épée dans son fourreau. Il n’existait rien dans les Voies contre quoi une épée ait une utilité, mais c’était un geste pour se convaincre qu’ils étaient prêts. Seuls Ingtar et l’Aes Sedai avaient l’air calmes ; même Alar avait agrippé sa jupe à deux mains.

Vérine dégagea la feuille de l’Avendesora et Rand se pencha en avant avec une attention soutenue. Une impulsion impérieuse l’incitait à établir en lui le vide, à se trouver là où il pourrait entrer en contact avec le saidin s’il le jugeait nécessaire.

La verdure sculptée sur la face de la Porte des Voies remua sous l’effet d’une brise dont le souffle ne se sentait pas, les feuilles voltigeant tandis qu’une fente s’ouvrait au centre de la masse et que les deux vantaux commençaient à s’écarter.

Rand regarda dès que la fissure apparut. Au-delà, nul reflet d’argent mat, seulement du noir plus noir que poix. « Fermez-la ! cria-t-il. Le Vent Noir ! Fermez ! »

Vérine jeta un coup d’œil stupéfait et replaça vivement la feuille trilobée parmi toutes les variétés déjà là ; la feuille resta en place quand elle retira sa main et recula vers le muret d’enceinte. Dès que la feuille de l’Avendesora eut retrouvé sa position première, la Porte des Voies commença aussitôt à se clore. La fente disparut, les feuillages et les plantes grimpantes se fondant les uns dans les autres, masquant les ténèbres du Machin Shin, et la Porte des Voies ne fut plus que pierre, encore qu’une pierre sculptée avec une apparence de vie plus grande que cela ne semblait possible.

Alar relâcha un souffle frémissant. « Le Machin Shin. Si près.

— Il n’a pas tenté de sortir », dit Rand. Juin émit un son étranglé.

« Je vous l’ai dit, répliqua Vérine. Le Vent Noir est une créature des Voies. Il ne peut pas les quitter. » Elle avait la voix calme, mais elle frottait néanmoins ses mains sur sa jupe. Rand ouvrit la bouche, puis renonça à parler. « Et cependant, reprit-elle, je m’étonne qu’il soit ici. D’abord à Cairhien, maintenant ici. Cela m’intrigue. » Elle jeta sur Rand un coup d’œil de côté qui le fit sursauter. Il ne pensait pas que quelqu’un d’autre l’ait remarqué tant ce regard avait été rapide mais pour Rand il donnait l’impression d’établir une relation entre lui et le Vent Noir.

« Voilà une chose dont je n’avais jamais entendu parler, trouver le Machin Shin posté pour guetter l’ouverture d’une Porte, déclara lentement Alar. Il rôdait toujours dans les Voies. Seulement bien du temps a passé et peut-être le Vent Noir est-il affamé et espère s’emparer de quelqu’un qui pénétrerait innocemment par une Porte. Vérine, de toute évidence, vous ne pouvez pas utiliser cette Porte. Et si grande que soit votre nécessité, je ne puis dire que je le regrette. Les Voies appartiennent à l’Ombre, maintenant. »

Rand regarda la Porte en fronçant les sourcils. Serait-ce que ce Vent me suit ? Trop de questions se posaient. Fain avait-il en quelque sorte contraint le Vent Noir à exécuter sa volonté ? Vérine disait que c’était impossible. Et pourquoi Fain exigerait-il que lui, Rand, le rejoigne puis tente de l’en empêcher ? Il savait seulement qu’il tenait le message pour véridique. Il devait se rendre à la Pointe de Toman. S’ils découvraient le Cor de Valère et le poignard de Mat sous un buisson, il devrait encore aller là-bas.

Vérine réfléchissait, le regard perdu dans le vide. Mat était assis sur la murette, la tête dans les mains, et Perrin l’observait d’un air soucieux. Loial paraissait soulagé qu’ils ne puissent emprunter la Porte des Voies et honteux de son soulagement.

« Nous n’avons plus rien à faire ici, déclara Ingtar. Vérine Sedai, je vous ai accompagnée en dépit de mon intime conviction, mais il m’est impossible de continuer avec vous. J’ai l’intention de retourner à Cairhien. Barthanes est en mesure de m’indiquer où sont partis les Amis du Ténébreux et je m’arrangerai pour qu’il le dise.

— Fain est allé à la Pointe de Toman, répliqua Rand d’un ton las. Et où il est allé, c’est là que se trouve le Cor, ainsi que le poignard.

— Je suppose… » Perrin eut un haussement d’épaules dénotant son manque d’enthousiasme. « Je suppose que nous pourrions essayer une autre Porte des Voies. Dans un autre stedding ? »

Loial se frotta le menton et répondit aussitôt, comme pour compenser son soulagement à l’échec d’ici. « Le Stedding Cantoine est situé juste au-dessus de la rivière Iralell, et le Stedding Taijing en est à l’est, dans l’Échine du Monde. Mais la Porte des Voies dans Caemlyn, où était le bosquet, est plus proche et la Porte de Tar Valon est la plus proche de toutes.

— Quelle que soit la Porte des Voies que nous tentions d’utiliser, répliqua Vérine d’une voix distraite, je crains que nous n’y rencontrions le Machin Shin qui nous attende. »

Alar la regarda d’un air interrogateur, mais l’Aes Sedai ne dit plus rien d’audible. Elle parlait entre ses dents en secouant la tête comme si elle discutait avec elle-même.

« Ce dont nous avons besoin, suggéra timidement Hurin, c’est d’une de ces Pierres Portes. » Ses yeux allèrent d’Alar à Vérine et comme aucune ne lui intima de se taire, il poursuivit d’un ton de plus en plus assuré. « La Dame Séléné a raconté que les Aes Sedai des temps anciens avaient étudié ces mondes et que c’est ainsi qu’ils avaient su comment créer ces Voies. Et de cet endroit où nous étions… eh bien, il nous a fallu seulement deux jours – même pas – pour parcourir cent lieues. Si nous pouvions utiliser une Pierre Porte pour nous rendre dans ce monde, ou un qui lui ressemble, alors nous ne mettrions pas plus d’une semaine ou deux pour atteindre l’Océan d’Aryth, et nous pourrions revenir tour droit à la Pointe de Toman. Peut-être n’est-ce pas aussi rapide que les Voies, mais c’est de beaucoup plus court que partir à cheval pour l’ouest. Qu’en pensez-vous, Seigneur Ingtar ? Seigneur Rand ? »

C’est Vérine qui lui répondit. « Ce que vous proposez est peut-être possible, Flaireur, mais autant espérer ouvrir de nouveau cette Porte et constater que le Machin Shin n’est plus là qu’espérer découvrir une Pierre Porte. Je n’en connais pas de plus proche que dans le Désert d’Aiel. Il est vrai que nous pourrions retourner dans la Dague-du-Meurtrier-des-Siens si vous ou Rand, ou Loial pensez réussir à localiser de nouveau cette Pierre. »

Rand se tourna vers Mat. Son ami avait levé la tête avec espoir en entendant cette discussion à propos des Pierres Portes. Quelques semaines, avait dit Vérine. S’ils se contentaient de chevaucher vers l’ouest, Mat ne vivrait jamais assez longtemps pour voir la Pointe de Toman.

« Je peux la trouver », annonça Rand à contrecœur. Il avait honte de lui-même. Mat va mourir, les Amis du Ténébreux sont en possession du Cor de Valère, Fain ravagera le Champ d’Emond si tu ne le rejoins pas et tu as peur de canaliser le Pouvoir. Une fois pour aller et une fois pour revenir. Deux fois de plus ne te rendront pas fou. Au fond, ce qui lui inspirait réellement de la crainte, c’est l’ardeur qui avait flambé en lui à l’idée de canaliser encore, de sentir le Pouvoir l’envahir, de se sentir vraiment vivre.

« Je ne comprends pas ce que vous dites, commenta Alar d’une voix lente. Les Pierres Portes n’ont pas servi depuis l’Ère des Légendes. Je ne crois pas qu’il existe encore quelqu’un sachant les utiliser.

— L’Ajah brune est au courant de bien des choses, répliqua Vérine sèchement, et je connais comment s’emploient les Pierres. »

L’Aînée des Anciens hocha la tête. « En vérité, la Tour Blanche recèle des merveilles qui dépassent notre imagination. Toutefois, si vous savez utiliser une Pierre Porte, vous n’avez pas besoin de voyager jusqu’à la Dague du Meurtrier-des-Siens. Il y a une Pierre pas loin d’ici.

— La Roue tisse selon son bon vouloir et le Dessin fournit ce qui est nécessaire. » Le visage de Vérine perdit subitement son expression absente. « Conduisez-nous à cette Pierre, dit-elle avec autorité. Nous n’avons déjà perdu que trop de temps. »

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