Egwene avait mis pied à terre pendant que la Porte de la Voie s’ouvrait et, quand Liandrin leur fit signe de la franchir, elle conduisit avec prudence de l’autre côté la jument à la robe épaisse. Même ainsi, aussi bien elle que Béla trébuchèrent sur des broussailles rabattues à plat par les vantaux de pierre dont l’écartement semblait soudain s’effectuer avec une lenteur croissante. Un écran de buissons denses avait entouré et masqué la Porte de la Voie. Il y avait seulement quelques arbres à proximité et une brise matinale faisait bruisser leur feuillage un peu plus coloré que ne l’avaient été les feuilles dans Tar Valon.
Elle regardait ses amies apparaître à sa suite et cela depuis une bonne minute avant de prendre conscience qu’il y avait déjà sur place des gens impossibles à apercevoir de l’intérieur des Voies. Quand elle les remarqua, elle les examina avec incertitude ; ils formaient le groupe le plus étrange qu’elle avait jamais vu et elle n’avait entendu que trop de rumeurs concernant la guerre sur la Pointe de Toman.
Des guerriers cuirassés, cinquante au moins, en armure à plates (les lames d’acier se chevauchant du haut en bas de leur torse) et casque d’un noir mat en forme de tête d’insecte, étaient en selle ou à côté de leurs chevaux, les yeux fixés sur elle et ses compagnes qui sortaient de la Porte de la Voie, échangeant entre eux des propos indistincts. Le seul homme tête nue parmi eux, un grand gaillard au teint sombre, au nez en bec d’aigle, un casque peint et doré posé sur la hanche, avait l’air stupéfait par ce qu’il découvrait. Des femmes aussi se trouvaient à côté des guerriers. Deux étaient habillées d’une simple robe gris foncé, le cou entouré d’un collier d’argent, et elles observaient avec une attention soutenue les jeunes femmes qui sortaient de la Porte de la Voie, chacune avec une autre postée tout près derrière elle comme prête à lui parler à l’oreille. Deux autres, un peu à l’écart, avaient des panneaux brodés d’éclairs arborescents ornant leurs corsages et leurs jupes, lesquelles étaient amples, divisées pour monter à cheval et s’arrêtaient au-dessus de leurs chevilles. La plus étonnante était la dernière qui reposait nonchalamment dans un palanquin porté par huit hommes musclés au torse nu, en large pantalon noir. Les côtés de sa tête étaient rasés de sorte que demeurait seule une épaisse crinière de cheveux noirs qui déferlaient le long de son dos. Une longue tunique couleur crème bordée de fleurs et d’oiseaux dans des ovales bleus était soigneusement disposée pour laisser voir sa jupe plissée blanche, et ses ongles avaient près d’un bon pouce de long, les deux premiers de chaque main laqués de bleu.
« Liandrin Sedai, questionna Egwene avec inquiétude, savez-vous qui sont ces gens ? » Ses amies tortillaient entre leurs doigts la bride de leurs chevaux comme se demandant si elles ne devraient pas les enfourcher et s’enfuir, mais Liandrin replaça la feuille d’Avendesora et s’avança d’un pas assuré tandis que les battants de la Porte commençaient à se refermer.
« La Haute et Puissante Dame Suroth », dit Liandrin d’un ton à mi-chemin entre l’interrogation et l’affirmation.
L’occupante du palanquin esquissa un hochement de tête minimal. « Vous êtes Liandrin. » Elle escamotait les syllabes de telle façon qu’Egwene mit un moment à la comprendre. « Aes Sedai », ajouta Suroth avec un certain rictus, et un murmure monta du groupe des guerriers. « Nous devons en finir vite ici, Liandrin. Il y a des patrouilles et il ne faudrait pas qu’on nous trouve. Vous ne prendriez pas plus que moi plaisir aux attentions des Chercheurs de Vérité. J’ai l’intention d’être de retour à Falme avant que Turak sache que j’en étais partie.
— De quoi parlez-vous ? s’exclama Nynaeve d’un ton impératif. De quoi parle-t-elle, Liandrin ? »
Liandrin posa une main sur l’épaule de Nynaeve et l’autre sur celle d’Egwene. « Voici les deux qui vous ont été annoncées. Et il s’y ajoute une autre. » Elle eut un mouvement de tête vers Élayne. « C’est la Fille-Héritière d’Andor. »
Les deux femmes aux broderies en forme de zébrures d’éclair approchaient du groupe arrêté devant la Porte de la Voie – Egwene remarqua qu’elles tenaient des rouleaux d’une espèce de fil de métal argenté – et le guerrier nu-tête vint avec elles. Il ne tendit pas la main vers la poignée de l’épée saillant au-dessus de son épaule et il avait un sourire détaché, ce qui n’empêcha pas Egwene de le surveiller de près. Liandrin ne présentait aucun signe d’inquiétude ; sinon Egwene aurait aussitôt sauté en selle sur Béla.
« Liandrin Sedai, dit-elle d’une voix pressante, qui sont ces gens ? Sont-ils ici pour aider aussi Rand et les autres ? »
L’homme au nez crochu empoigna soudain Min et Élayne par le cou et, dans la seconde qui suivit, tout sembla se produire à la fois. L’homme proféra violemment un juron et une femme hurla, ou peut-être plus d’une ; Egwene n’aurait pas su le dire. Brusquement la brise se transforma en souffle de tempête qui emporta au loin les cris de colère de Liandrin dans les nuages de poussière et de feuilles mortes et fit se courber les arbres en gémissant. Les chevaux se cabrèrent avec des hennissements aigus. Et l’une des femmes allongea le bras pour attacher quelque chose autour du cou d’Egwene.
Sa cape claquant comme une voile de navire, Egwene se campa pour résister au vent et tira sur ce qui ressemblait à un collier de métal lisse. Lequel refusa de céder ; sous ses doigts fébriles, il donnait l’impression d’être d’une seule pièce, bien qu’elle sût qu’il devait avoir une sorte de fermeture. Les rouleaux de fil argenté que portait cette femme traînaient maintenant par-dessus l’épaule d’Egwene, son autre extrémité rejoignant un bracelet brillant sur le poignet gauche de la femme. Serrant le poing, Egwene l’abattit de toute sa force sur cette femme, droit dans l’œil – et trébucha puis tomba elle-même à genoux, la tête bourdonnante.
Quand elle eut recouvré la vue, le vent s’était apaisé. Un certain nombre de chevaux erraient à l’aventure, Béla et la jument d’Élayne parmi eux, et des soldats tombés sur le sol juraient en se relevant. Liandrin brossait calmement sa robe pour la débarrasser de la poussière et des feuilles. Min se redressa sur ses mains, s’efforçant en chancelant de se remettre debout. L’homme au nez en bec d’aigle se tenait au-dessus d’elle, du sang dégoulinant de sa main. Le poignard de Min gisait par terre juste hors de sa portée, la lame rougie d’un côté. Nynaeve et Élayne n’étaient visibles nulle part, et la jument de Nynaeve avait disparu aussi. De même une partie des guerriers et deux des quatre femmes. Les deux autres étaient toujours là, et Egwene s’aperçut alors qu’elles étaient reliées par une corde d’argent exactement comme celle qui l’unissait à la femme debout au-dessus d’elle.
Celle-ci se frottait la joue quand elle s’accroupit à côté d’Egwene ; une marque se dessinait déjà autour de son œil gauche. Avec ses longs cheveux noirs et ses grands yeux bruns, elle était jolie et avait peut-être dix ans de plus que Nynaeve. « Votre première leçon », déclara-t-elle d’un ton doctoral. Il n’y avait pas d’animosité dans sa voix, mais une note qui ressemblait presque à de la bienveillance. « Je ne vous punirai pas davantage cette fois-ci, puisque j’aurais dû rester sur mes gardes avec une damane qui venait d’être capturée. Apprenez ceci. Vous êtes une damane, une Porteuse-de-Laisse, et je suis une sul’dam, une Teneuse-de-la-Laisse. Quand la damane et la sul’dam sont jointes, tout mal ressenti par la sul’dam l’est deux fois plus violemment par la damane. Même jusqu’à en mourir. Il faut donc vous souvenir que vous ne devez jamais attaquer d’aucune manière une sul’dam, et vous devez protéger votre sul’dam encore plus que vous-même. Je suis Renna. Comment vous appelle-t-on ?
— Je ne suis pas… ce que vous dites », marmotta Egwene. Elle tira de nouveau sur le collier ; il ne céda pas plus qu’avant. Elle songea à assommer cette femme et à essayer de lui arracher le bracelet mais y renonça. Même si les guerriers ne tentaient pas de l’en empêcher – et jusqu’à présent ils semblaient ne prêter aucune attention à elle et à Renna – elle avait le sentiment démoralisant que cette femme disait la vérité. Toucher son œil gauche provoquait une grimace, elle ne le sentait pas enflé, alors peut-être n’avait-elle pas de marque pareille à celle de Renna, mais il était douloureux. Son œil gauche et l’œil gauche de Renna. Elle éleva la voix. « Liandrin Sedai, pourquoi les laissez-vous faire ça ? » Liandrin se frottait les mains l’une contre l’autre pour les nettoyer, sans regarder une seconde dans sa direction.
« La première chose que vous devez apprendre, déclara Renna, est à faire exactement ce qu’on vous ordonne et sans délai. »
Egwene eut un hoquet de stupeur. Sa peau lui donnait soudain l’impression de s’être enflammée et d’être parcourue de démangeaisons comme si elle s’était roulée dans des orties, depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne. La sensation de brûlure augmenta et elle secoua la tête en tous sens.
« Beaucoup de sul’dams, poursuivit Renna sur ce ton quasi amical, ne croient pas que les damanes devraient être autorisées à avoir un nom, ou du moins le devraient être seulement à porter celui qui leur est attribué. Toutefois, je suis celle qui vous a capturée, alors je serai en charge de votre entraînement et je vais vous autoriser à garder votre propre nom. Si vous ne me causez pas trop de déplaisir. En ce moment, je suis légèrement mécontente de vous. Désirez-vous réellement continuer jusqu’à ce que je sois en colère ? »
Frémissante, Egwene serra les dents. Ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes dans un effort pour ne pas se lancer dans une attaque sauvage. « Egwene, réussit-elle à dire. Egwene al’Vere. » Aussitôt la démangeaison cuisante disparut. Elle relâcha un long souffle tremblant.
« Egwene, répéta Renna. Voilà un joli nom. » Et à l’horreur d’Egwene, Renna lui tapota la tête comme à un chien.
C’est cela, elle le comprit, qu’elle avait décelé dans la voix de cette femme – une certaine disposition d’esprit favorable envers un chien à dresser, pas grand-chose à voir avec la bienveillance qu’on éprouve envers un autre être humain.
Renna gloussa de rire. « Vous voilà encore plus en colère. Si vous avez de nouveau l’intention de me frapper, rappelez-vous de ne donner qu’un coup léger, car vous le ressentirez deux fois plus fort que moi. N’essayez pas de canaliser ; cela, vous ne devrez jamais le faire sans mon ordre formel. »
L’œil d’Egwene la lancinait. Elle s’appuya sur ses bras pour se relever et s’efforça d’oublier Renna, autant qu’il est possible d’ignorer quelqu’un qui tient une laisse attachée à un collier autour de votre cou. Ses joues devinrent brûlantes quand l’autre gloussa de nouveau de rire. Elle aurait aimé aller vers Min, mais la longueur de la laisse que lui allouait Renna n’était pas suffisante. Elle appela à mi-voix : « Min, tu n’as rien ? »
S’asseyant lentement sur ses talons. Min hocha la tête, puis y porta la main comme si elle regrettait de l’avoir bougée.
La foudre crépita, traçant un éclair en zigzag dans le ciel pur, puis frappa les arbres qui se trouvaient non loin de là. Egwene sursauta et subitement sourit. Nynaeve était encore libre, ainsi qu’Élayne. Si quelqu’un pouvait les libérer, elle et Min, c’était bien Nynaeve. Son expression souriante fit place à un regard fulgurant dardé sur Liandrin. Quelle que fût la raison pour laquelle l’Aes Sedai les avait trahies, il y aurait expiation. Un jour. D’une manière ou d’une autre. Le regard foudroyant fut peine perdue ; Liandrin ne détournait pas les yeux du palanquin.
Les hommes au torse nu s’étaient agenouillés pour déposer le palanquin sur le sol et Suroth en descendait, défroissant sa tunique avec soin, puis s’approchait de Liandrin en plaçant précautionneusement ses pieds chaussés de pantoufles souples. Les deux femmes avaient à peu près la même stature. Les yeux bruns regardaient droit dans les yeux noirs.
« Vous deviez m’en amener deux, dit Suroth. À la place, je n’en ai qu’une tandis que deux courent la campagne, et dont l’une est de loin bien plus puissante que je n’avais été induite à le croire. Elle attirera tous ceux des nôtres qui patrouillent à deux lieues à la ronde.
— Je vous en ai amené trois, répliqua Liandrin d’un ton serein. Si vous n’êtes pas capable de les garder, peut-être notre maître trouvera-t-il quelqu’un d’autre parmi vous pour le servir. Vous tremblez pour des vétilles. Si des patrouilles arrivent, tuez-les. »
Un éclair zigzagua de nouveau à mi-distance et quelques secondes plus tard éclata comme un grondement de tonnerre non loin de l’endroit où la foudre était tombée ; un nuage de poussière s’éleva dans les airs. Ni Liandrin ni Suroth ne s’en préoccupèrent.
« Je pourrais encore revenir à Falme avec deux nouvelles damanes, déclara Suroth. Cela me peine de permettre à une… Aes Sedai » – à la façon dont elle prononça ces mots on aurait dit des termes grossiers – « de s’en aller librement ».
L’expression de Liandrin ne changea pas, mais Egwene vit soudain un halo lumineux autour d’elle.
« Attention, Puissante Dame, cria Renna. Elle est prête ! »
Il y eut du remue-ménage parmi les guerriers, leurs mains se portant vers les épées et les lances, mais Suroth se contenta de joindre le bout des doigts en château, souriant à Liandrin par-dessus ses ongles démesurés. « Vous ne tenterez rien contre moi, Liandrin. Notre maître désapprouverait, comme je suis sûrement plus nécessaire ici que vous, et vous le redoutez davantage que d’être transformée en damane. »
Liandrin sourit, ce qui n’empêcha pas la colère de marquer ses joues de taches blanches. « Et vous, Suroth, le craignez davantage que d’être réduite ici même en cendres par moi.
— Exactement. Nous le redoutons l’une et l’autre. Cependant, même les besoins de notre maître se modifient avec le temps. Toutes les marath’damanes finiront par être mises en laisse. Peut-être serai-je celle qui placera le collier autour de votre jolie gorge.
— Comme vous le dites, Suroth. Les nécessités de notre maître changeront. Je vous le rappellerai le jour où vous vous agenouillerez devant moi. »
Un haut lauréole à peut-être moins d’un quart de lieue se métamorphosa soudain en torche de feu ronflant.
« Voilà qui devient agaçant, commenta Suroth. Elbar, rappelez-les. » L’homme au profil aquilin prit un cor pas plus gros que son doigt ; lequel rendit un son rauque et perçant.
« Il faut que vous rattrapiez cette femme qui s’appelle Nynaeve, dit Liandrin sèchement. Élayne n’a pas d’importance, mais la femme et cette jeune fille qui est ici doivent être emmenées avec vous sur vos navires quand vous mettrez à la voile.
— Je connais parfaitement les ordres, marath’damane, encore que je serais prête à donner beaucoup pour en connaître la raison.
— Ce qui vous a été confié, enfant, ironisa Liandrin, est ce que vous êtes autorisée à savoir. Rappelez-vous que vous servez et obéissez. Ces deux-là doivent être transportées de l’autre côté de l’Océan d’Aryth et y être gardées. »
Suroth eut un reniflement dédaigneux. « Je ne veux pas m’attarder ici pour cette Nynaeve. Je ne serais plus d’aucune utilité à notre maître si Turak me livrait aux Chercheurs de la Vérité. » Liandrin ouvrit la bouche pour répliquer avec colère, mais Suroth ne lui accorda pas le temps de proférer un mot. « Cette femme ne demeurera pas libre longtemps. Ni l’autre non plus. Quand nous repartirons, nous embarquerons dans nos vaisseaux toute femme de cette minable langue de terre capable de tant soit peu canaliser, et elle portera laisse et collier. Si vous avez envie de rester pour chercher cette Nynaeve, ne vous gênez pas. Des patrouilles vont bientôt arriver, dans l’intention de livrer bataille à la racaille qui se cache encore dans la campagne. Certaines patrouilles se font accompagner de damanes et elles se soucient peu du maître que vous servez. Même si vous parvenez à survivre au combat, laisse et collier vous enseigneront une nouvelle sorte d’existence et je ne crois pas que notre maître se préoccupe de délivrer une femme assez stupide pour qu’on la capture.
— Si l’une ou l’autre a la possibilité de demeurer ici, répliqua Liandrin d’une voix tendue, notre maître s’en prendra à vous, Suroth. Mettez la main sur elles ou assumez les conséquences. » Le poing crispé sur les rênes de sa jument, elle s’éloigna à grands pas vers la Porte de la Voie. Dont les battants se rabattaient bientôt derrière elle.
Les guerriers qui étaient partis en quête de Nynaeve et d’Élayne revinrent au galop avec les deux femmes reliées par laisse, collier et bracelet, la damane et la sul’dam chevauchant botte à botte. Trois hommes conduisaient des chevaux avec des corps jetés en travers de leur selle. Egwene ressentit un sursaut d’espoir quand elle se rendit compte que tous les cadavres portaient une armure.
Min voulut se redresser, mais l’homme au nez en bec d’aigle planta sa botte entre ses omoplates et la projeta à plat ventre. Haletante, elle se tortilla faiblement sur le sol. « J’implore la permission de parler, Puissante Dame », dit-il. Suroth fit un léger signe de la main et il poursuivit : « Cette paysanne m’a blessé, Puissante Dame. Si la Puissante Dame n’a pas besoin d’elle… » Suroth esquissa de nouveau un petit geste, tournant déjà les talons, et il porta la main par-dessus son épaule pour empoigner son épée.
« Non ! » cria Egwene. Elle entendit Renna jurer tout bas et, soudain, la démangeaison brûlante s’empara de sa peau, plus insupportable qu’avant, mais cela ne l’arrêta pas. « Je vous en prie, Puissante Dame, s’il vous plaît ! C’est mon amie ! » Une souffrance comme elle n’en avait jamais enduré de pareille la ravagea en même temps que la brûlure. Tous ses muscles se nouèrent et se bloquèrent ; elle tomba face contre terre, poussant des petits cris plaintifs, mais elle voyait toujours la lourde lame incurvée d’Elbar se dégager du fourreau, voyait Elbar la brandir à deux mains. « Je vous en prie ! Oh, Min ! »
Brusquement, la souffrance disparut comme si elle n’avait jamais existé. Seul en demeurait le souvenir. Les pantoufles en velours bleu de Suroth, maintenant maculées de poussière, apparurent devant son visage, mais c’est Elbar qu’elle regardait. Il se tenait là l’épée brandie au-dessus de sa tête et tout son poids pesant d’un pied sur le dos de Min… et il ne bougeait pas.
« Cette paysanne est votre amie ? » questionna Suroth.
Egwene s’apprêtait à se relever mais, devant le haussement de sourcils surpris de Suroth, elle resta couchée comme elle était et souleva seulement la tête. Il fallait qu’elle sauve Min. Si cela implique de me prosterner… Elle entrouvrit les lèvres et espéra que ses dents serrées passeraient pour un sourire. « Oui, Puissante Dame.
— Et si je l’épargne, si je l’autorise à vous rendre visite de temps à autre, vous travaillerez avec zèle et apprendrez ce qui vous est enseigné ?
— Oui, Puissante Dame. » Elle aurait promis bien davantage pour empêcher cette épée de fendre le crâne de Min. Je tiendrais ma promesse aussi longtemps qu’il le faudra, pensa-t-elle amèrement.
« Mettez cette jeune fille sur son cheval, Elbar, ordonna Suroth. Au cas où elle ne pourrait pas se tenir en selle, attachez-la. Si cette damane se révèle décevante, peut-être alors vous laisserai-je avoir la tête de la jeune fille. » Elle se dirigeait déjà vers son palanquin.
Renna remit Egwene sur pied avec rudesse et la poussa vers Béla, mais Egwene ne regardait que Min.
Elbar ne s’y prenait pas avec Min plus doucement que Renna ne la traitait, elle, mais elle conclut que Min n’était pas blessée. Du moins Min évinça-t-elle d’un haussement d’épaules la tentative d’Elbar pour la ligoter en travers de sa selle et elle enfourcha son hongre avec juste un peu d’aide.
Le singulier cortège s’ébranla en direction de l’ouest, Suroth en tête et Elbar légèrement en retrait de son palanquin mais assez près pour répondre aussitôt à un appel. Renna et Egwene chevauchaient en queue avec Min et les autres sul’dames et damanes, derrière les guerriers. La femme qui avait apparemment eu l’intention de passer un collier autour du cou de Nynaeve tripotait le rouleau de laisse d’argent qu’elle avait toujours en main, l’air furieux. Des bois clairsemés couvraient les ondulations de terrain et la fumée du lauréole en feu ne fut bientôt plus qu’une tache dans le ciel derrière eux.
« C’est un honneur pour vous que la Puissante Dame vous parle, dit Renna au bout d’un moment. Une autre fois, je vous aurais laissé porter un ruban pour marquer cet honneur, mais puisque vous avez attiré son attention sur vous… »
Egwene poussa un cri. Elle avait l’impression qu’une baguette cinglait son dos, puis une autre sa jambe, son bras. Les coups semblaient venir de toutes les directions ; elle savait qu’il n’y avait rien à parer, pourtant elle ne put s’empêcher d’agiter les bras comme pour arrêter les coups. Elle se mordit la lèvre afin d’étouffer ses gémissements, néanmoins des larmes continuaient à rouler sur ses joues. Béla hennit et dansa sur place, mais la prise serrée de Renna sur la laisse d’argent l’empêcha d’emporter Egwene. Pas un guerrier ne daigna se retourner.
« Qu’est-ce que vous lui faites ? cria Min. Egwene ? Arrêtez ça !
— Vous êtes en vie par tolérance… Min, c’est bien ce nom-là ? dit Renna d’un ton tranquille. Que ce soit pour vous aussi une leçon. Cela ne cessera pas tant que vous essaierez de vous interposer. »
Min leva un poing, puis le laissa retomber. « Je ne me mêlerai de rien, seulement, je vous en prie, cessez. Egwene, je suis désolée. »
Les coups invisibles continuèrent encore pendant quelques minutes, comme pour démontrer à Min que son intervention n’avait eu aucun effet, puis s’interrompirent, mais Egwene fut incapable de maîtriser son tremblement. Cette fois-ci, la souffrance n’avait pas disparu. Elle retroussa la manche de sa robe, pensant voir des marques de cinglure ; sa peau ne portait aucune trace, mais la sensation des coups demeurait. Elle déglutit. « Ce n’était pas ta faute, Min. » Béla encensa, roulant les yeux, et Egwene caressa le cou hirsute de la jument. « Ce n’était pas la tienne non plus.
— La faute en revenait à vous, Egwene », dit Renna. Elle avait un ton tellement patient, une manière tellement bienveillante de traiter quelqu’un de trop bête pour se montrer raisonnable qu’Egwene eut envie de hurler. « Quand une damane est punie, c’est toujours sa faute, même si elle ne sait pas pourquoi. Une damane doit devancer les désirs de sa sul’dam.
Néanmoins, cette fois-ci vous savez pourquoi. Les damanes sont comme du mobilier ou l’équivalent d’outils, toujours prêtes à être utilisées mais ne se mettant jamais en avant pour attirer l’attention. Surtout pas l’attention de quelqu’un du Sang. »
Egwene se mordit la lèvre jusqu’à sentir le goût de son propre sang. C’est un cauchemar. Impossible que ce soit réel. Pourquoi Liandrin a-t-elle fait ça ? Pourquoi cela arrive-t-il ? « Est-ce que… puis-je poser une question ?
— Certes à moi vous le pouvez, dit Renna en souriant. Bien des sul’dams porteront votre bracelet au cours des années – il y a toujours beaucoup plus de sul’dams que de damanes – et certaines vous déchiquetteront la peau en lanières si vous levez les yeux ou ouvrez la bouche sans permission, mais je ne vois aucune raison de ne pas vous laisser parler, pour autant que vous prenez garde à ce que vous dites. » Une des autres sul’dams ricana ouvertement ; elle était reliée à une jolie femme brune d’âge mûr qui tenait les yeux fixés sur ses mains.
« Liandrin… » – Egwene ne voulait pas lui donner son titre honorifique, plus jamais désormais – « … et la Puissante Dame ont parlé d’un maître qu’elles servent toutes deux. » Dans son esprit s’imposa l’image d’un homme que des cicatrices de brûlure presque guéries défiguraient, et dont les yeux et la bouche se transformaient parfois en brasier mais, ne serait-il même qu’un personnage dans ses rêves, c’était trop horrible à envisager. « Qui est-il ? Que veut-il de moi et de… de Min ? » Elle savait bien qu’éviter de parler de Nynaeve était idiot – elle ne pensait pas qu’aucun de ces gens l’oublierait simplement parce que son nom n’était pas mentionné, en particulier la sul’dam aux yeux bleus qui caressait sa laisse inutilisée – mais c’est le seul moyen de se rebeller qui lui vint en tête sur le moment.
« Il ne m’appartient pas de m’occuper des affaires du Sang, répliqua Renna, et à vous moins encore. La Puissante Dame me dira ce qu’elle désire que je connaisse, et je vous dirai ce que je souhaite que vous connaissiez. Quoi que ce soit d’autre que vous entendez ou voyez doit être pour vous comme si cela n’avait jamais été dit, comme si ce n’était jamais arrivé. Voilà comment sauvegarder sa sécurité, tout spécialement pour une damane. Les damanes sont trop précieuses pour être tuées sans autre forme de procès, mais vous risqueriez de vous trouver non seulement sévèrement punie mais aussi moins une langue pour parler ou des mains pour écrire. Les damanes peuvent faire ce qu’elles doivent sans cela. »
Egwene frissonna, bien que l’air ne fût pas très froid. En resserrant sa cape autour de ses épaules, sa main effleura la laisse et elle la tirailla spasmodiquement. « Voilà quelque chose d’horrible. Comment peut-on infliger ça à un être humain ? Quel esprit malade en a jamais eu l’idée ? »
La sul’dam aux yeux bleus avec la laisse inutile grommela : « Celle-ci pourrait déjà se passer de sa langue, Renna. »
Renna se contenta de sourire avec patience. « En quoi est-ce horrible ? Pourrions-nous laisser en liberté quelqu’un qui est capable de faire ce que fait une damane ? Parfois naissent des hommes qui seraient des marath’damanes s’ils étaient nés femmes – c’est la même chose ici, à ce que j’ai entendu dire – et ils doivent être tués, naturellement, mais les femmes ne perdent pas la raison. Mieux vaut pour elles devenir damanes que susciter des troubles en luttant pour le pouvoir. Quant à l’esprit qui a eu le premier l’idée de l’a’dam, c’est celui d’une femme qui se disait Aes Sedai. »
Egwene comprit qu’une expression d’incrédulité s’était peinte sur son visage, car Renna éclata de rire.
« Quand Luthair Paendrag Mondwin, fils de l’Aile-de-Faucon, a affronté pour la première fois les Années de la Nuit, il en a découvert beaucoup parmi celles qui se disaient Aes Sedai. Elles rivalisaient entre elles pour conquérir la suzeraineté et usaient du Pouvoir Unique sur le champ de bataille. L’une d’elles nommée Deain, a cru que ce serait pour elle un atout de se rallier à l’Empereur – ce qu’il n’était pas encore, évidemment – puisqu’il n’avait pas d’Aes Sedai dans ses armées et elle est allée le trouver avec un dispositif qu’elle avait imaginé, le premier a’dam, attaché au cou d’une de ses Sœurs. Cette Sœur ne voulait pas servir Luthair, mais l’a’dam l’exigeait d’elle. Deain a créé d’autres a’dams, les premières sul’dams ont été découvertes, et des femmes capturées qui se disaient Aes Sedai se sont aperçues qu’elles n’étaient en réalité que des marath’damanes, Celles qui doivent être Enchaînées. On raconte que lorsqu’elle-même a été mise en laisse, les hurlements de Deain ont ébranlé les Tours de Minuit mais, évidemment, elle aussi était une marath’damane et on ne peut pas permettre à des marath’damanes de rester en liberté. Peut-être serez-vous une de celles qui ont la faculté de créer des a’dams. Si c’est le cas, vous serez choyée, vous pouvez m’en croire. »
Egwene balaya d’un regard d’envie la campagne qu’elles traversaient. Le terrain commençait à s’élever en collines basses et la forêt clairsemée s’était réduite à des bosquets épars, mais Egwene était certaine de pouvoir s’y dissimuler.
« Suis-je censée me réjouir à la perspective d’être choyée comme un chien favori ? dit-elle amèrement. À la perspective d’une vie entière enchaînée à des hommes et des femmes qui me prennent pour une espèce d’animal ?
— Pas à des hommes. » Renna eut un gloussement de rire. « Les sul’dams sont toutes des femmes. Si un homme passait ce bracelet à son poignet, la plupart du temps cela ne donnerait pas plus de résultat que si le bracelet était suspendu à une patère fixée sur un mur.
— Et quelquefois, ajouta âprement la sul’dam aux yeux bleus, les deux meurent en hurlant. » Cette femme avait des traits anguleux et une bouche serrée aux lèvres minces, et Egwene se rendit compte que la colère était de toute évidence son expression permanente. « De temps à autre, l’Impératrice s’amuse avec des seigneurs en les reliant à une damane. Cela terrorise les seigneurs et amuse la Cour des Neuf Lunes. Le seigneur ne sait jamais avant la fin s’il va vivre ou mourir, et la damane non plus. » Elle eut un rire haineux.
« Seule l’Impératrice peut se permettre de gaspiller des damanes de pareille façon, Alwhin, riposta sèchement Renna, et je n’ai pas l’intention d’entraîner cette damane rien que pour qu’elle soit jetée au rebut.
— Je n’ai pas constaté le moindre entraînement jusqu’ici, Renna. Il y a seulement beaucoup de bavardages, comme si vous et cette damane étiez amies d’enfance.
— Peut-être le moment est-il venu de vérifier ce dont elle est capable, répliqua Renna en étudiant Egwene. Avez-vous déjà une maîtrise suffisante pour canaliser à cette distance ? » Elle désigna du doigt un grand chêne solitaire au sommet d’une colline.
Egwene regarda en plissant les paupières l’arbre, à un quart ou un cinquième de lieue du trajet suivi par les guerriers et le palanquin de Suroth. Elle ne s’était jamais exercée sur quelque chose de guère plus éloigné que le bout de son bras, mais elle pensa que ce serait possible. « Je ne sais pas, déclara-t-elle.
— Essayez, ordonna Renna. Prenez conscience de l’arbre. Prenez conscience de la sève dans l’arbre. Je veux que vous la rendiez non seulement brûlante mais encore tellement brûlante que chaque goutte de sève dans chaque branche se transforme instantanément en vapeur. Allez-y. »
Egwene éprouva un choc en se découvrant une envie pressante d’agir comme l’avait commandé Renna. Elle n’avait pas canalisé, ni même n’était entrée en contact avec la saidar depuis deux jours ; le désir de s’emplir du Pouvoir Unique la fit frissonner. « Je… » – le temps d’un demi-battement de cœur, elle rejeta le « ne veux pas », les zébrures qui ne se voyaient pas brûlaient encore trop pour qu’elle soit stupide à ce point-là – « … ne peux pas, dit-elle à la place. C’est tellement loin et je n’ai jamais rien fait de ce genre-là. »
Une des sul’dams éclata d’un rire bruyant et Alwhin commenta : « Elle n’a même pas essayé. »
Renna secoua la tête presque avec tristesse. « Quand on a été sul’dam assez longtemps, dit-elle à Egwene, on apprend à connaître bien des choses sur une damane même sans le bracelet mais, avec le bracelet, on peut toujours savoir si une damane a essayé de canaliser. Vous ne devez jamais me mentir, ni à moi ni à aucune sul’dam ne jamais vous écarter de la vérité pas même de l’épaisseur d’un cheveu. »
Soudain, les cravaches invisibles furent de retour, la frappant partout. Poussant un cri, elle tenta de frapper Renna, mais la sul’dam écarta son poing d’un geste négligent et Egwene eut la sensation d’avoir reçu de Renna un coup de bâton sur le bras. Elle enfonça ses talons dans les flancs de Béla, mais la sul’dam tenait si fermement la laisse qu’elle faillit être désarçonnée. Avec l’énergie du désespoir, elle chercha à atteindre la saidar, dans l’intention de frapper Renna suffisamment pour qu’elle cesse, juste le genre de correction qu’elle-même avait dû subir. La sul’dam secoua la tête avec une grimace sardonique ; Egwene hurla en sentant subitement sa propre peau ébouillantée. Ce n’est pas avant qu’elle ait renoncé totalement à la saidar que la brûlure commença à s’atténuer, alors que la volée de coups invisibles ne s’interrompait ni ne ralentissait. Elle s’efforça de crier qu’elle allait essayer si seulement Renna s’arrêtait, mais elle ne réussit qu’à émettre des piaillements aigus en se tordant de douleur.
Elle se rendit vaguement compte que Min s’exclamait avec colère et tentait de la rejoindre, qu’Alwhin lui arrachait les rênes des mains, qu’une autre sul’dam donnait un ordre bref à sa damane qui tourna les yeux vers Min. Alors Min hurla à son tour, battant des bras comme pour s’efforcer de parer des coups ou d’écarter des insectes piquants. Dans les affres où elle-même se débattait, celles de Min semblaient lointaines.
Elles criaient assez fort à elles deux pour que quelques-uns des guerriers se retournent sur leur selle. Après un coup d’œil, ils rirent et reprirent leur assiette de marche. La façon dont les sul’dams traitent les damanes ne les concernait pas.
Pour Egwene, cela sembla durer éternellement mais, enfin, ce fut terminé. Elle gisait affalée faiblement sur sa selle, les joues trempées de larmes, sanglotant dans la crinière de Béla. La jument hennissait doucement avec nervosité.
« C’est bien que vous ayez du caractère, commenta Renna avec calme. Les meilleures damanes sont celles qui ont un caractère à dresser et à modeler. »
Egwene ferma hermétiquement les yeux. Elle aurait aimé pouvoir clore aussi ses oreilles pour ne plus entendre la voix de Renna. Il faut que je m’enfuie. Il le faut, mais comment ? Nynaeve, aidez-moi, 0 Lumière, faites que quelqu’un vienne à mon secours.
« Vous serez une des meilleures », conclut Renna avec des accents de satisfaction. Sa main caressa les cheveux d’Egwene, du geste d’une maîtresse flattant son chien.
Nynaeve se pencha en dehors de sa selle pour chercher à voir de l’autre côté de l’écran de buissons aux feuilles épineuses. Son regard rencontra des arbres éparpillés, certains avec des feuilles virant aux couleurs d’automne. Les étendues d’herbe et de broussailles entre eux semblaient désertes. Rien ne bougeait pour autant qu’elle pouvait le distinguer, à l’exception de la colonne de fumée en train de se disperser qui montait du lauréole et qui oscillait dans la brise.
C’était son œuvre, cela, le lauréole, et la foudre qui avait jailli une fois d’un ciel serein, y compris quelques autres astuces qu’elle n’avait songé à tenter que lorsque ces deux femmes les avaient essayées contre elle. Elle se dit qu’elles devaient œuvrer ensemble d’une manière ou d’une autre, sans arriver à comprendre la relation de l’une par rapport à l’autre, les deux étant unies par une laisse. L’une portait un collier, mais la seconde était aussi effectivement enchaînée qu’elle. Ce dont Nynaeve était certaine, c’est que l’une ou les deux étaient des Aes Sedai. Elle ne les avait jamais aperçues assez nettement pour distinguer l’aura entourant traditionnellement la personne qui canalise, mais il devait y en avoir une.
Ma foi, je serais ravie de parler d’elles à Sheriam, songea-t-elle ironiquement. Tiens donc, les Aes Sedai n’utilisent pas le Pouvoir comme arme, vraiment ? En tout cas, elle l’avait fait. Elle avait au moins jeté à terre ces deux femmes avec le coup de foudre et elle avait vu l’un des guerriers, ou plutôt son corps, s’enflammer au contact de la boule de feu qu’elle avait créée et lancée sur eux. Par contre, voilà un certain temps qu’elle n’avait plus aperçu aucun de ces inconnus.
La sueur perlait sur son front et ne provenait pas entièrement de la fatigue. Son contact avec la saidar avait disparu et elle était incapable de le rétablir. Dans le premier accès de colère en découvrant que Liandrin les avait trahies, la saidar était apparue presque avant qu’elle s’en rende compte, le Pouvoir Unique la submergeant. Elle avait eu l’impression d’être capable de réaliser n’importe quoi. Et aussi longtemps qu’on l’avait pourchassée, la rage d’être traquée comme une bête sauvage l’avait soutenue. Maintenant ses poursuivants s’étaient évanouis dans la nature. Plus elle passait de temps sans voir d’ennemis sur qui frapper, plus elle s’était mise à craindre qu’ils ne lui tombent dessus par surprise d’une manière ou d’une autre, et plus elle avait le loisir de se demander avec inquiétude ce qu’il advenait d’Egwene, d’Élayne et de Min. À présent, elle était forcée de reconnaître que son sentiment dominant était la peur. Peur pour elles, peur pour elle-même. C’est de colère qu’elle avait besoin.
Quelque chose remua derrière un arbre.
La respiration lui manqua et elle tâtonna à la recherche de la saidar, mais tous les exercices que Sheriam et les autres lui avaient enseignés, toutes les corolles dépliant leurs pétales dans son esprit, tous les ruisseaux imaginaires qu’elle contenait comme entre des berges, n’y faisaient rien. Elle la sentait, sentait la Source, mais elle ne parvenait pas à établir le contact avec elle.
Élayne sortit de derrière l’arbre, prudemment ramassée sur elle-même, et les muscles de Nynaeve se détendirent de soulagement. La robe de la Fille-Héritière était terreuse et déchirée, sa chevelure dorée était un enchevêtrement de boucles et de feuilles, ses yeux aux aguets étaient aussi dilatés que ceux d’un faon effrayé, mais elle tenait d’une main ferme son poignard à courte lame. Nynaeve rassembla ses rênes et sortit du couvert.
Élayne eut un sursaut convulsif, puis sa main se porta à sa gorge et elle aspira une grande bouffée d’air. Nynaeve descendit de cheval et les deux jeunes femmes s’étreignirent, réconfortées de s’être retrouvées.
« Pendant un moment, dit Élayne quand elles finirent par se séparer, j’ai cru que vous étiez… Savez-vous où ils sont ? Il y avait deux hommes qui me suivaient. Quelques minutes de plus et ils me rattrapaient, mais un cor a sonné et ils ont tourné bride et filé au galop. J’étais bien visible, Nynaeve, et ils sont partis, sans plus.
— J’ai entendu aussi ce cor et je n’ai pas rencontré un seul guerrier depuis. Avez-vous vu Egwene ou Min ? »
Élayne secoua la tête en se laissant choir sur le sol où elle s’assit. « Pas depuis… Cet homme a frappé Min, il l’a assommée. Et une de ces femmes s’efforçait de passer quelque chose autour du cou d’Egwene. C’est tout ce que j’ai aperçu avant de m’enfuir. Je ne crois pas qu’elles se soient échappées, Nynaeve. J’aurais dû tenter quelque chose. Min a planté son couteau dans la main qui m’agrippait, et Egwene… je me suis simplement mise à courir, Nynaeve. Je me suis rendu compte que j’étais libre et je me suis enfuie. Maman serait sage d’épouser Gareth Bryne et d’avoir une autre fille aussi vite que possible. Je ne suis pas digne de monter sur le trône.
— Ne jouez pas les sottes, riposta Nynaeve. Rappelez-vous que j’ai un paquet de racines de langue-de-mouton parmi mes herbes. » Élayne avait la tête dans les mains ; la taquinerie ne provoqua même pas un murmure. « Écoutez-moi, mon petit. M’avez-vous vue rester pour combattre vingt ou trente hommes armés, pour ne rien dire des Aes Sedai ? Si vous aviez attendu, le plus probable et de beaucoup c’est que vous seriez prisonnière aussi. En admettant qu’ils ne vous aient pas simplement tuée. Ils avaient l’air, je ne sais trop pourquoi, de s’intéresser à Egwene et à moi. Cela leur aurait peut-être été égal que vous soyez demeurée en vie ou non. » Pourquoi s’intéressent-ils à Egwene et à moi ? Pourquoi à nous en particulier ? Pourquoi Liandrin a-t-elle fait ça ? Pourquoi ? Elle n’avait pas plus de réponse maintenant qu’elle n’en avait eu la première fois qu’elle s’était posé ces questions.
« Si j’étais morte en essayant de les secourir…, commença Élayne.
— … vous seriez morte. Et cela ne servirait pas à grand-chose, ni à vous ni à elles. Maintenant, debout et secouez la poussière de votre robe. » Nynaeve fouilla dans ses fontes à la recherche d’une brosse à cheveux. « Et recoiffez-vous. »
Élayne se releva lentement et prit la brosse avec un petit rire. « À vous entendre, on croirait écouter ma vieille nourrice Lini. » Elle commença à passer la brosse dans ses cheveux avec une grimace à chaque nœud qui résistait. « Mais comment allons-nous les secourir, Nynaeve ? Vous êtes aussi forte qu’une Sœur professe quand vous êtes en colère, mais elles aussi ont des femmes capables de canaliser. Je n’arrive pas à croire qu’elles sont des Aes Sedai, n’empêche qu’elles en sont peut-être. Nous ne savons même pas dans quelle direction on les a emmenées.
— À l’ouest, répliqua Nynaeve. Cette créature de malheur Suroth a mentionné Falme et c’est aussi loin à l’ouest que l’on puisse se rendre sur la Pointe de Toman. Nous irons à Falme. J’espère que Liandrin y est. Je lui ferai maudire le jour où sa mère a posé les yeux sur son père. Mais d’abord je crois que mieux vaut nous procurer des costumes du pays. J’ai vu des Tarabonaises et des Domanies à la Tour et leurs vêtements ne ressemblent en rien à ce que nous portons. À Falme, on repérerait tout de suite que nous sommes des étrangères.
— Cela m’est égal de mettre une robe domanie – quoique maman piquerait sûrement une crise si jamais elle l’apprenait et Lini m’en rebattrait les oreilles jusqu’à la fin des temps – mais même si nous trouvons un village, avons-nous les moyens d’acheter de nouvelles robes ? Je n’ai aucune idée de la somme que vous avez, mais je n’ai que dix marcs d’or et peut-être le double en pièces d’argent. Cela nous durera deux ou trois semaines, seulement je ne sais pas comment nous nous débrouillerons ensuite.
— Quelques mois de noviciat à Tar Valon ne vous ont pas fait cesser de raisonner comme l’héritière d’un trône, commenta Nynaeve en riant. Je ne possède pas le dixième de ce que vous avez mais, au total, cela subviendra à notre entretien confortablement pendant deux ou trois mois. Plus longtemps encore, si nous sommes économes. Je n’ai pas l’intention de nous acheter des robes et en tout état de cause elles ne seront pas neuves. Ma robe de soie grise nous sera assez utile avec toutes ces perles et ce fil d’or. Si je ne découvre pas une femme qui nous troquera contre cette robe deux ou trois vêtements de rechange pour chacune de nous, je vous donne cet anneau et je serai la novice. »
Elle sauta d’un bond en selle et tendit la main pour hisser Élayne derrière elle.
« Qu’allons-nous faire quand nous arriverons à Falme ? questionna Élayne en se calant sur la croupe de la jument.
— Je l’ignore tant que nous n’y serons pas. » Nynaeve marqua un temps, laissant leur monture immobile. « Êtes-vous sûre que vous avez envie de venir ? Ce sera dangereux.
— Plus dangereux que pour Egwene et Min ? Elles iraient à notre recherche si les circonstances étaient inversées ; j’en suis sûre. Allons-nous passer le reste de la journée ici ? »
Nynaeve fit tourner leur monture jusqu’à ce que le soleil qui n’avait pas encore atteint tout à fait son zénith brille dans leur dos. « Il faudra nous montrer prudentes. Les Aes Sedai que nous connaissons peuvent reconnaître une femme capable de canaliser sans s’approcher plus près qu’à bout de bras. Ces Aes Sedai sont en mesure de nous repérer dans une foule si elles nous recherchent et mieux vaut pour nous supposer que c’est le cas. » Elles étaient bien en quête d’Egwene et de moi. Mais pourquoi ?
« Oui, de la prudence. Ce que vous disiez tout à l’heure était juste, également. Nous ne leur serons d’aucune utilité si nous nous laissons capturer aussi. » Élayne demeura un instant silencieuse. « Pensez-vous que c’était tout des mensonges, Nynaeve ? Ce qu’a raconté Liandrin à propos de Rand, qu’il était en danger ? Et les autres ? Les Aes Sedai ne mentent pas. »
Ce fut au tour de Nynaeve de garder le silence, tandis qu’elle se remémorait la voix de Sheriam lui parlant des vœux prononcés par la femme élevée au rang de professe, des vœux prononcés à l’intérieur d’un ter’angreal qui l’obligeait à les respecter. Ne pas proférer un mot qui ne soit vrai. C’était une chose, mais tout le monde savait que la vérité dite par une Aes Sedai risquait fort de ne pas être la vérité qu’on pensait avoir entendue. « Je parie qu’à cette minute même Rand se chauffe les pieds devant la cheminée du Seigneur Agelmar à Fal Dara », répliqua-t-elle. Je n’ai pas le temps de me tracasser pour lui maintenant. Il faut que je m’occupe d’Egwene et de Min.
« Je le suppose », acquiesça Élayne avec un soupir. Elle modifia sa position sur la croupe de la jument, derrière la selle. « Comme le chemin jusqu’à Falme risque d’être très long, j’espère que j’aurai place sur la selle pour la moitié du trajet. Ceci n’est pas un siège très confortable. Nous n’atteindrons jamais Falme si vous laissez cette jument aller constamment à son pas. »
Nynaeve éperonna du talon la jument qui partit à un trot relevé, Élayne poussa un petit cri de surprise et se cramponna au manteau de Nynaeve. Celle-ci se dit qu’elle prendrait son tour pour chevaucher en croupe sans se plaindre si Élayne lançait leur monture au galop, mais la plupart du temps elle ne prêta pas attention aux halètements de sa passagère qui rebondissait derrière elle. Elle était trop occupée à espérer que, d’ici qu’elles arrivent à Falme, elle cesserait d’avoir peur et commencerait à être en colère.