Nynaeve repoussa Élayne dans l’étroite venelle entre la boutique d’un marchand d’étoffes et l’étalage d’un potier quand les deux femmes reliées par une laisse d’argent arrivèrent à leur hauteur, descendant la rue pavée en cailloutis dans la direction du port de Falme. Elles n’osaient pas se laisser approcher de trop près par ces deux femmes. Les gens qui se trouvaient dans la rue s’effaçaient devant ces deux-là encore plus vite que devant les guerriers seanchans, ou le palanquin de quelque noble qui passait de temps en temps, drapé d’épais rideaux maintenant que les journées étaient froides. Même les artistes des rues n’offrirent pas de dessiner leur portrait aux pastels ou au crayon, alors qu’ils harcelaient tous les autres passants. La bouche de Nynaeve se serra tandis que son regard suivait la sul’dam et la damane à travers la foule. Même après des semaines dans la ville, ce spectacle la rendait malade. Peut-être encore plus malade maintenant. Elle était incapable de s’imaginer faisant cela à une autre femme, pas même à Moiraine ou à Liandrin.
Ma foi, peut-être bien à Liandrin, s’avoua-t-elle, morose. Parfois la nuit, dans la petite chambre malodorante que les deux voyageuses avaient louée au-dessus de la boutique d’un poissonnier, elle songeait à ce qu’elle aimerait faire à Liandrin quand elle lui mettrait la main dessus. À Liandrin plus encore qu’à Suroth. Elle avait été choquée plus d’une fois par sa propre cruauté, tout en étant enchantée de son esprit inventif.
Alors qu’elle s’efforçait encore de ne pas perdre de vue les femmes à la laisse d’argent, ses yeux, furent attirés par un homme osseux plus bas dans la rue, avant que les remous de la foule ne le dissimulent de nouveau. Elle n’avait eu qu’un aperçu d’un gros nez dans un visage en lame de couteau. Il portait une riche tunique en velours bronze de coupe seanchane par-dessus ses vêtements, mais elle pensa qu’il n’était pas un Seanchan, au contraire du serviteur qui le suivait, et un serviteur de haut rang, avec une tempe rasée. Les gens du pays n’avaient pas adopté les modes seanchanes, celle-ci en particulier. On croirait Padan Fain, se dit-elle, incrédule. Impossible. Pas ici.
« Nynaeve, suggéra tout bas Élayne, ne pourrions-nous continuer notre chemin maintenant ? Ce bonhomme qui vend des pommes regarde son éventaire comme s’il pensait qu’il en avait davantage tout à l’heure et je ne voudrais pas qu’il se demande ce que j’ai dans mes poches. »
Elles étaient habillées l’une et l’autre d’un long manteau en peau de mouton avec la toison tournée à l’intérieur et des spirales rouge vif brodées sur la poitrine. C’était un costume paysan, mais il convenait fort bien pour Falme, où beaucoup de gens provenaient de fermes et de villages. Parmi tant d’étrangers, les deux avaient pu se fondre dans la masse. Nynaeve avait dénatté ses cheveux ; quant à son anneau d’or, le serpent se mordant la queue, il était maintenant niché sous sa robe à côté du lourd anneau de Lan sur le lien de cuir autour de son cou.
Les grandes poches du manteau d’Élayne s’arrondissaient en saillies suspectes.
« Vous avez volé ces pommes ? chuchota Nynaeve très bas, d’un ton réprobateur, en entraînant Élayne dans la rue bondée. Élayne, nous n’avons pas besoin de voler. Pas encore, du moins.
— Non ? Combien d’argent nous reste-t-il ? Vous avez « manqué d’appétit » très souvent à l’heure des repas ces quelques derniers jours.
— Je n’ai pas faim, voilà tout », riposta Nynaeve en essayant de ne pas penser au creux de son estomac. La vie coûtait considérablement davantage qu’elle ne s’y était attendue ; elle avait entendu les gens du pays se plaindre de la montée des prix depuis l’arrivée des Seanchans. « Donnez-m’en une. » La pomme qu’Élayne extirpa de sa poche était petite et dure mais s’écrasa avec une délicieuse saveur quand Nynaeve mordit dedans. Elle lécha le jus qui coulait sur ses lèvres. « Comment vous y êtes-vous prise pour… » Elle arrêta Élayne d’une secousse et la dévisagea avec attention. « Est-ce que vous… ? Est-ce que vous… ? » Elle ne parvenait pas à trouver moyen de le formuler au milieu d’un tel flot de passants autour d’elles, mais Élayne comprit.
« Rien qu’un peu. J’ai fait tomber ce tas de vieux melons talés et quand il s’est mis à les rempiler… » Elle n’eut même pas la décence – du point de vue de Nynaeve – de rougir ou de paraître gênée. Elle croquait une des pommes avec insouciance et haussa les épaules. « Inutile de me toiser avec cet air furibond. Je me suis assurée qu’il n’y avait pas de damanes à proximité. » Elle eut un reniflement de dédain. « Si j’étais prisonnière, je n’aiderais pas ceux qui me retiennent captive à trouver d’autres femmes pour les réduire en esclavage. Pourtant, à la manière dont les Falmais se conduisent, on croirait qu’ils sont les serviteurs dévoués à tout jamais de ceux qui devraient être leurs ennemis jurés. » Elle regarda autour d’elle, visiblement méprisante, les gens qui se hâtaient ; on pouvait suivre l’itinéraire de n’importe quel Seanchan, même de simples guerriers et même de loin, par les ondulations des bustes s’inclinant dans une révérence. « Ces gens devraient résister. Ils devraient rendre coup pour coup.
— Comment ? Contre… ça ? »
Elles furent obligées de se ranger sur le côté de la rue comme tous les autres parce qu’une patrouille de Seanchans approchait, remontant du port. Nynaeve réussit l’inclination rituelle – les mains sur les genoux, le visage astreint à exprimer une expression d’un calme parfait. Élayne se montra plus lente et exécuta son salut avec une moue dédaigneuse.
La patrouille comptait vingt femmes et hommes revêtus d’armure et en selle sur des chevaux, ce pour quoi Nynaeve éprouva un sentiment de soulagement. Elle ne parvenait pas à s’habituer à voir des gens chevaucher ce qui ressemblait à des chats à écailles couleur de bronze et dépourvus de queue, et un cavalier perché sur une des bêtes volantes suffisait toujours à lui donner le vertige ; elle était contente que leur nombre soit aussi restreint. Toutefois, deux créatures au bout d’une longe trottaient à côté de la patrouille, pareilles à des oiseaux sans ailes, à la peau épaisse comme du cuir et des becs pointus plus hauts au-dessus du cailloutis de la chaussée que les heaumes protégeant les têtes des soldats. Leurs longues pattes nerveuses donnaient l’impression qu’elles étaient capables de courir plus vite que n’importe quel cheval.
Elle se redressa lentement après le passage des Seanchans. Certains de ceux qui s’étaient inclinés devant la patrouille s’éloignaient à une allure ressemblant presque au pas de course ; personne n’était à l’aise en présence des animaux des Seanchans, à part ces derniers. « Élayne, dit-elle à voix basse tandis qu’elles recommençaient à remonter la rue, si on nous capture, je jure qu’avant qu’ils nous tuent ou nous infligent ce qu’ils font d’autre, je les supplierai à genoux de me laisser vous zébrer de coups de bâton avec la baguette la plus solide que je trouverai ! Si vous n’êtes pas encore capable d’apprendre à être prudente, peut-être est-il temps de penser à vous renvoyer à Tar Valon ou chez vous à Caemlyn, n’importe où sauf ici.
— Je suis prudente. Au moins ai-je vérifié qu’il n’y avait pas de damane à proximité. Et vous-même ? Je vous ai vue canaliser alors qu’il y en avait une visible comme le nez au milieu du visage.
— J’avais vérifié moi aussi qu’on ne me regardait pas », marmotta Nynaeve. Elle avait dû concentrer toute sa rage à l’idée de femmes enchaînées comme des animaux pour y réussir. « Et je ne l’ai pratiqué qu’une fois. Et ce n’était qu’un mince filet.
— Un filet ? Il a fallu nous terrer trois jours de suite dans notre chambre à respirer un air empestant le poisson pendant qu’on fouillait la ville à la recherche des responsables. Appelez-vous ça être prudente ?
— J’avais besoin de savoir s’il y avait un moyen de détacher ces colliers. » Elle pensait qu’il en existait un. Elle devrait répéter l’essai une fois encore au minimum avant d’en avoir la certitude – et renouveler l’expérience ne l’enchantait pas. Elle avait cru, comme Élayne, que les damanes étaient des prisonnières avides de s’évader mais c’était la femme au collier qui avait donné l’alarme.
Un homme poussant une brouette qui cahotait sur la chaussée caillouteuse passa à côté d’elles, offrant à grands cris ses services aux chalands pour repasser ciseaux et couteaux. « Ils devraient se débrouiller pour résister, grommela Élayne. Ils se conduisent comme s’ils étaient aveugles à ce qui se passe autour d’eux quand il y a un Seanchan impliqué dedans. »
Nynaeve ne put que soupirer. Penser qu’Élayne avait au moins partiellement raison ne servait pas à grand-chose. Au début, elle avait été persuadée que la soumission des Falmais, au moins partiellement, était une feinte, mais elle n’avait pas découvert la moindre preuve d’une résistance quelconque. Elle avait commencé par chercher avec l’espoir de trouver de l’aide pour libérer Egwene et Min, mais tout le monde avait pris peur à la plus simple allusion que l’on puisse s’opposer aux Seanchans, et elle avait cessé de questionner avant de s’attirer un genre d’attention fâcheux. À la vérité, elle était incapable d’imaginer quels moyens le peuple avait de se rebeller. Des monstres et des Aes Sedai. Comment pouvait-on affronter des monstres et des Aes Sedai ?
Devant elles se dressaient cinq hautes maisons de pierre parmi les plus importantes de la ville, formant ensemble un bloc. À une rue de distance, Nynaeve dénicha un passage étroit à côté d’une boutique de tailleur, d’où elles auraient la possibilité de surveiller au moins quelques-unes des entrées de ces maisons hautes. Impossible d’observer toutes les portes à la fois – elle ne voulait pas courir le risque de laisser Élayne aller seule en contrôler plus – mais s’approcher davantage n’était pas sage. Au-dessus des toits, dans la rue suivante, l’étendard au faucon d’or du Puissant Seigneur Turak claquait au vent.
Seules des femmes entraient et sortaient de ces maisons et la plupart étaient des sul’dams, seules ou avec une damane en remorque. Ces bâtiments avaient été réquisitionnés par les Seanchans pour loger les damanes. Egwene devait être là-dedans et probablement Min ; elles n’avaient trouvé aucune trace de cette dernière jusqu’à ce jour, toutefois c’était possible qu’elle soit dissimulée par la foule comme elles-mêmes. Nynaeve avait entendu parler bien des fois de femmes et de jeunes filles qui avaient été enlevées dans la rue ou amenées des villages ; toutes étaient venues dans ces maisons et, si on les revoyait, elles portaient un collier.
S’installant sur un cageot à côté d’Élayne, elle plongea la main dans la poche du manteau de celle-ci pour en retirer une poignée de petites pommes. Il y avait peu de gens du pays dans les rues par ici. Tout le monde savait ce qu’étaient ces maisons et tout le monde les évitait, comme on évitait les écuries où les Seanchans abritaient leurs bêtes. Garder un œil sur les portes entre deux passants n’était pas difficile. Simplement deux femmes s’arrêtant pour manger un morceau ; simplement deux personnes de plus qui n’avaient pas de quoi se payer un repas dans une auberge. Rien pour attirer plus qu’un regard au passage.
Mangeant machinalement, Nynaeve essaya encore une fois d’échafauder un plan. Être en mesure d’ouvrir le collier – si réellement elle y parvenait – ne servait à rien à moins qu’elle ne puisse arriver jusqu’à Egwene. Les pommes n’avaient plus aussi bon goût.
Par l’étroite fenêtre de sa minuscule chambre sous les toits, une parmi d’autres aménagées au moyen d’un cloisonnage grossier dans ce qui existait auparavant, Egwene apercevait le jardin où les damanes étaient promenées par leurs sul’dams. Il y avait eu plusieurs jardins avant que les Seanchans abattent les murs qui les séparaient et s’emparent des grandes demeures pour y enfermer leurs damanes. Les arbres étaient pratiquement dépouillés de leurs feuilles, mais les damanes étaient toujours sorties pour prendre l’air, qu’elles le veuillent ou non. Egwene observait le jardin parce que Renna s’y trouvait, devisant avec une autre sul’dam et que, aussi longtemps qu’elle pourrait voir Renna, alors Renna n’allait pas entrer et la surprendre.
Une autre sul’dam pouvait venir – il y avait beaucoup plus de sul’dams que de damanes, et chacune des premières voulait porter un bracelet à son tour ; elles appelaient ça être complètes – mais Renna était encore chargée de son entraînement et c’est Renna qui enfilait le bracelet quatre fois sur cinq. Si quelqu’un arrivait, rien ne l’empêcherait d’entrer. Les portes des chambres de damanes n’avaient pas de serrure. Celle d’Egwene ne contenait qu’un lit étroit et dur, une table de toilette avec un broc et une cuvette ébréchés, une seule chaise et une petite table, mais la place manquait pour y mettre autre chose. Les damanes n’avaient besoin ni de confort ni d’intimité, ni de biens personnels. Les damanes elles-mêmes étaient des biens. Min occupait une chambre exactement pareille, dans un autre bâtiment, mais Min pouvait aller et venir à sa fantaisie, ou presque. Les Seanchans étaient très portés sur les règlements ; ils en avaient plus pour tout le monde que la Tour Blanche pour ses novices.
Egwene se tenait en retrait de la fenêtre. Elle ne voulait pas qu’une des femmes qui étaient en bas lève les yeux et aperçoive la lueur qui, elle le savait, l’entourait quand elle canalisait le Pouvoir Unique, tâtant délicatement le collier autour de son cou, dans une recherche vaine ; elle était même incapable de dire si le bandeau était constitué de fils tressés ou de maillons – il semblait être composé tantôt des uns tantôt des autres. Ce n’était qu’un minuscule filet du Pouvoir, la plus petite goutte qu’elle pouvait imaginer, mais il faisait néanmoins perler la sueur sur son visage, et se nouer son estomac. C’était une des propriétés de l’a’dam ; si une damane essayait de canaliser sans qu’une sul’dam porte son bracelet, elle était malade et plus elle canalisait de Pouvoir plus elle se sentait mal Egwene aurait vomi si elle avait allumé une chandelle au-delà de la longueur de son bras. Une fois, Renna lui avait ordonné de jongler avec ses minuscules boules de lumière quand le bracelet était sur la table. Ce souvenir la faisait encore frissonner.
Pour le moment, la laisse d’argent serpentait sur le sol nu et remontait le long de la cloison de bois brut jusqu’au bracelet suspendu à une patère. Ses mâchoires se crispèrent de rage à la vue de ce bracelet accroché là. Un chien attaché aussi négligemment aurait pu s’enfuir. Si une damane déplaçait son bracelet ne serait-ce que d’un pas de l’endroit où il avait été touché la dernière fois par une sul’dam… Renna l’avait obligée à cela aussi – à transporter son bracelet à travers la pièce. Ou à le tenter. Quelques minutes seulement s’étaient écoulées, elle en était sûre, avant que la sul’dam referme avec un claquement le bracelet sur son propre poignet, mais pour Egwene les crampes qui l’avaient jetée hurlante et se tordant sur le sol avaient semblé durer des heures.
Quelqu’un frappa à la porte et Egwene sursauta, avant de penser qu’il ne s’agissait sûrement pas d’une sul’dam. Aucune n’aurait frappé avant d’entrer. Elle lâcha néanmoins sa prise sur la saidar ; elle commençait à se sentir vraiment mal.
« Min ?
— C’est moi, pour ma visite hebdomadaire », annonça Min qui se glissa à l’intérieur et ferma la porte. Sa gaieté était un peu forcée, mais elle faisait toujours son possible pour remonter le moral d’Egwene. « Comment me trouves-tu ? » Elle tourna dans un petit cercle pour déployer sa robe de laine vert foncé de coupe seanchane. Une épaisse cape assortie était pliée sur son bras. Il y avait même un ruban vert qui attachait ses cheveux noirs, lesquels étaient pourtant à peine assez longs pour être rassemblés. Toutefois, son poignard était toujours dans son étui à sa ceinture. Egwene avait été surprise quand Min était venue la première fois ainsi armée, mais il semblait que les Seanchans accordaient leur confiance à tout le monde. Jusqu’à ce que soit enfreint un règlement.
« Jolie tenue, dit Egwene d’une voix prudente. Mais pourquoi ?
— Je ne suis pas passée à l’ennemi, au cas où tu te ferais des idées. C’était ça ou trouver un endroit où loger en ville et risquer de ne plus pouvoir te rendre visite. » Elle s’apprêta à enfourcher la chaise comme lorsqu’elle avait des chausses, hocha la tête d’un air sarcastique et retourna la chaise dans l’autre sens pour s’asseoir. « Chacun a sa place dans le Dessin ; singea-t-elle, et la place de chacun doit être facilement repérable. Cette vieille sorcière de Mulaen s’est apparemment lassée de ne pas reconnaître ma place au premier coup d’œil et a décidé que je me rangeais parmi les servantes. Elle m’a donné le choix. Tu devrais voir ce que portent certaines des servantes seanchanes, celles qui servent les seigneurs. Ce serait peut-être amusant mais pas à moins que je ne sois fiancée ou mieux encore mariée. Bah, il n’y a pas à revenir en arrière. Pas dans l’immédiat, en tout cas. Mulaen a brûlé ma tunique et mes chausses. » Avec une grimace pour montrer ce qu’elle en pensait, elle saisit un caillou dans un petit tas qui se trouvait sur la table et le fit sauter d’une main dans l’autre. « Ce n’est pas dramatique, ajouta-t-elle en riant, à part que je me prends constamment les pieds dedans parce que je ne porte plus de jupe depuis trop longtemps. »
Egwene aussi avait dû regarder brûler ses vêtements, y compris la si jolie robe en soie verte. Ce qui l’avait réjouie de n’avoir pas emporté davantage des vêtements offerts par la Dame Amalisa, quand bien même elle ne pourrait jamais revoir aucun d’eux ni la Tour Blanche. Ce qu’elle avait maintenant sur elle était le même gris foncé alloué à toutes les damanes. Les damanes ne possèdent rien, lui avait-il été expliqué. La robe que revêt une damane, la nourriture qu’elle absorbe, le lit dans lequel elle dort sont tous des cadeaux de sa sul’dam. Si une sul’dam décide qu’une damane couche par terre plutôt que sur un lit, ou dans une stalle d’écurie, cela dépend uniquement de la volonté de la sul’dam. Mulaen, qui était en charge de la résidence des damanes, avait une voix nasale monotone, mais sa réaction était vive à l’égard de la damane qui ne se remémorait pas mot à mot ses sermons assommants.
« Je ne crois pas qu’il me soit jamais donné de revenir en arrière », dit Egwene avec un soupir en se laissant choir sur son lit. Elle eut un geste vers les cailloux sur la table. « Renna m’a soumise à un test, hier. J’ai sélectionné le morceau de minerai de fer et celui de cuivre les yeux bandés chaque fois qu’elle les mélangeait. Elle les a tous laissés ici pour me rappeler mon succès. Elle avait l’air de penser que ce rappel était en quelque sorte une récompense.
— À première vue, ce n’est pas pire que le reste – bien moins que de forcer des choses à exploser comme des fusées – mais n’aurais-tu pas pu lui mentir ? Dire que tu ne savais pas quoi était quoi ?
— Tu ne comprends toujours pas ce que c’est que ça. » Egwene tira sur le collier ; tirer ne produisit pas plus de résultat que canaliser. « Quand Renna porte ce bracelet, elle sait ce que je fais avec le Pouvoir, et ce que je ne fais pas. Parfois, elle a même l’air de le savoir quand elle ne le porte pas ; elle dit que les sul’dams développent – elle appelle ça une affinité – au bout d’un certain temps. » Elle soupira. « Personne n’avait même pensé à me tester là-dessus plus tôt. La terre est l’un des Cinq Pouvoirs qui sont plus forts chez les hommes. Quand j’ai eu choisi ces fragments de minerai, elle m’a conduite hors de la ville, et j’ai été capable de désigner l’emplacement exact d’une mine de fer abandonnée. Elle était complètement recouverte de végétation et aucune galerie d’entrée n’était visible, mais une fois que j’ai compris comment m’y prendre, j’ai senti le minerai de fer qui se trouvait encore là. Il n’y en avait pas assez pour rendre la veine rentable pendant cent ans, mais je savais qu’elle était là. Je ne pouvais pas lui mentir, Min. Elle avait deviné que j’avais détecté la mine à l’instant même où c’est arrivé. Elle était tellement surexcitée qu’elle m’a promis un pudding pour mon dîner. » Elle eut conscience que ses joues s’embrasaient, de colère et d’embarras. « Apparemment, continua-t-elle avec amertume, j’ai trop de valeur pour être gaspillée à provoquer des explosions. N’importe quelle damane y arrive ; une poignée seulement peut découvrir du minerai dans le sol. Par la Lumière, je déteste provoquer des explosions, mais j’aimerais que ce soit tout ce dont je suis capable. »
La couleur de ses joues fonça. Elle le haïssait réellement, ce don de contraindre des arbres à éclater en échardes et la terre à entrer en éruption ; c’était utile pour une bataille, pour tuer, et elle ne voulait pas participer à ce genre de chose. Cependant, quoi que les Seanchans lui donnent à faire était une chance d’entrer en contact avec la saidar, de sentir le Pouvoir affluer en elle. Elle détestait ce à quoi Renna et les autres sul’dams l’obligeaient, mais elle était certaine de maîtriser beaucoup plus du Pouvoir qu’avant de quitter Tar Valon. En tout cas, elle se savait en mesure d’effectuer des choses qui n’étaient jamais venues à l’idée d’aucune des Sœurs de la Tour ; celles-là ne songeaient nullement à éventrer la terre pour tuer des gens.
« Peut-être n’auras-tu pas à t’en tracasser beaucoup plus longtemps, déclara Min avec un large sourire. Je nous ai trouvé un bateau, Egwene. Le capitaine a été retenu ici par les Seanchans et il est pratiquement prêt à mettre à la voile avec ou sans autorisation.
— S’il veut te prendre à son bord, Min, pars avec lui, répliqua Egwene d’une voix lasse. Je t’ai dit que j’étais précieuse, maintenant. Renna a annoncé qu’on allait renvoyer un navire au Seanchan. Rien que pour m’emmener. »
Le sourire de Min s’évanouit et elles se regardèrent. Soudain, Min jeta son caillou sur la table, dans le tas qui s’éparpilla. « Il doit bien y avoir un moyen de sortir d’ici. Il doit bien y avoir un moyen de t’enlever ce foutu machin d’autour du cou. »
Egwene renversa la tête en arrière et l’appuya au mur. « Les Seanchans, tu le sais, ont rassemblé tout ce qu’ils ont pu comme femmes susceptibles de canaliser si peu que ce soit. Elles viennent de partout, pas seulement d’ici, de Falme, mais des villages de pêcheurs et de bourgs de cultivateurs à l’intérieur du pays. Des Tarabonaises et des Domanies, des passagères de navires qu’ils ont arraisonnés. Il y a deux Aes Sedai parmi elles.
— Des Aes Sedai ! » s’exclama Min. Par habitude, elle regarda autour d’elle pour s’assurer qu’aucune Seanchane ne l’avait entendue prononcer ce nom. « Egwene, s’il y a des Aes Sedai ici, elles peuvent nous aider. Laisse-moi leur parler et…
— Elles ne peuvent même pas s’aider elles-mêmes, Min. Je n’ai parlé qu’à l’une d’elles – son nom est Ryma ; la sul’dam ne l’appelle pas comme ça, mais c’est son nom ; elle tenait à s’assurer que je l’apprenne – et elle m’a dit qu’il y en avait une autre. Elle m’a raconté ça entre deux crises de larmes. Elle est une Aes Sedai et elle pleurait, Min ! Elle a un collier au cou, on l’oblige à répondre au nom de Pura et elle n’est pas plus capable que moi d’y rien changer. Ils l’ont capturée quand Falme est tombée. Elle pleurait parce qu’elle commence à cesser de se rebeller, parce qu’elle ne peut plus supporter ce qu’on lui inflige. Elle pleurait parce qu’elle veut se suicider et qu’elle ne le peut même pas sans permission. Par la Lumière, je la comprends ! »
Min remua sur sa chaise avec malaise, lissant sa jupe avec des mains soudain nerveuses. « Egwene, tu ne voudrais pas… Egwene, tu ne dois pas penser à te faire du mal. Je vais m’arranger pour te sortir de là. Promis !
— Je ne me tuerai pas, rétorqua Egwene d’un ton ironique. Même si je le pouvais. Donne-moi ton poignard. Allons. Je ne me ferai rien. Passe-le-moi seulement. »
Min hésita avant de dégainer lentement l’arme qu’elle portait à la taille. Elle la tendit avec méfiance, visiblement prête à bondir si Egwene tentait quoi que ce soit.
Egwene respira à fond et allongea la main pour en saisir le manche. Un léger frisson parcourut les muscles de son bras. Quand sa main fut à une courte distance du poignard, une crampe crispa soudain ses doigts. Les yeux fixes, elle s’efforça de rapprocher sa main. La crampe s’empara de son bras entier, lui nouant les muscles jusqu’aux épaules. Avec un gémissement, elle se laissa aller en arrière, se frictionnant le bras et concentrant ses pensées sur l’idée de ne pas toucher au poignard. La souffrance commença lentement à s’apaiser.
Min la dévisageait avec incrédulité. « Qu’est-ce… ? Je ne comprends pas.
— Les damanes ne sont pas autorisées à toucher une arme d’une sorte ou d’une autre. » Elle remua son bras, sentant la rigidité s’estomper. « Même notre viande est coupée pour nous. Je ne veux pas me faire de mal, mais j’en serais incapable même si j’en avais envie. Aucune damane n’est laissée seule à un endroit d’où elle pourrait sauter d’une grande hauteur – cette fenêtre est clouée – ou se jeter dans un fleuve.
— Ma foi, c’est une bonne chose. Je veux dire… Oh, je ne sais plus ce que je voulais dire. Si tu pouvais plonger dans une rivière, tu aurais une chance de t’évader. »
Egwene poursuivit d’une voix morne comme si son amie n’avait pas soufflé mot : « On me dresse, Min. La sul’dam et l’a’dam me dressent. Je ne peux rien toucher dont j’imagine de me servir comme arme. Il y a quelques semaines, j’avais envisagé de frapper Renna à la tête avec le broc et j’ai été dans l’impossibilité de verser de l’eau pour me laver pendant trois jours. Une fois que j’ai eu cette idée, j’ai dû non seulement cesser de songer à l’assommer avec mais encore me convaincre que jamais, quelles que soient les circonstances, je ne la frapperai avec ce broc avant de pouvoir y toucher de nouveau. Elle savait ce qui s’était produit en moi, m’expliqua ce que j’avais à faire et m’a empêchée de me laver autrement qu’avec cette cuvette et ce broc. Tu as de la chance que ce soit arrivé entre deux de tes visites. Renna s’est arrangée pour que je passe ces journées à transpirer depuis mon réveil jusqu’à ce que je tombe de sommeil, épuisée. J’essaie de leur résister, mais elles me dressent aussi sûrement qu’elles dressent Pura. » Elle se plaqua la main devant la bouche, gémissant entre ses dents. « Son nom est Ryma. Il faut que je me rappelle son nom à elle, pas celui qu’elles lui ont imposé. Elle s’appelle Ryma et elle est de l’Ajah Jaune, et elle leur a résisté aussi longtemps et fermement qu’elle l’a pu. Ce n’est pas sa faute s’il ne lui reste plus la force de lutter. J’aimerais savoir quelle est l’autre Sœur dont Ryma a parlé. J’aimerais connaître son nom. Souviens-toi de nous deux, Min. Ryma, de l’Ajah Jaune, et Egwene al’Vere. Pas Egwene la damane ; Egwene al’Vere du Champ d’Emond. Tu veux bien ?
— Arrête ! riposta Min. Arrête tout de suite ! Si on t’embarque pour le Seanchan, j’y serai avec toi. Mais je ne crois pas que cela se passera comme ça. Tu sais que j’ai vu dans ton avenir, Egwene. Je n’en comprends pas la majeure partie – c’est presque toujours le cas – mais je vois des choses qui, j’en suis sûre, te lient à Rand, à Mat et à Perrin et, oui… même à Galad, que la Lumière assiste la pauvre sotte que tu es. Comment cela pourrait-il se produire si les Seanchans t’emmènent de l’autre côté de l’océan ?
— Peut-être vont-ils conquérir le monde entier, Min. S’ils conquièrent le monde, il n’y a pas de raison que Rand, Galad et les autres ne se retrouvent pas finalement dans le Seanchan.
— Espèce de bécasse sans cervelle !
— Je me sers de mon bon sens, répliqua Egwene sèchement. Je n’ai pas l’intention de cesser de résister, pas tant que je serai capable de respirer, mais je n’entrevois pas non plus la moindre chance que je sois débarrassée un jour de l’a’dam. De même que je n’entrevois aucun espoir de barrer la route aux Seanchans. Min, si ce capitaine veut te prendre à son bord, va avec lui. Au moins une de nous deux sera libre. »
La porte se rabattit et Renna entra.
D’un bond, Egwene se remit debout et s’inclina vivement, et Min de même. La cellule minuscule était encombrée pour exécuter des révérences, mais les Seanchans mettaient le protocole au-dessus du confort.
« Votre jour de visite, n’est-ce pas ? dit Renna. J’avais oublié. Eh bien, il y a des exercices à pratiquer même les jours de visite. »
Egwene regarda avec attention la sul’dam décrocher le bracelet, l’ouvrir et le refermer autour de son poignet. Elle ne réussit pas à distinguer comment cela s’était fait. Si elle avait pu observer avec le Pouvoir Unique, elle y serait parvenue, mais Renna l’aurait senti immédiatement. Quand le bracelet se referma sur le poignet de Renna, le visage de la sul’dam prit une expression qui serra le cœur d’Egwene.
« Vous avez canalisé. » La voix de Renna affectait une douceur trompeuse ; une étincelle de colère brillait dans ses yeux. « Vous savez que c’est interdit sauf lorsque nous sommes complètes. » Egwene s’humecta les lèvres. « Peut-être me suis-je montrée trop indulgente avec vous. Peut-être croyez-vous que parce que vous avez maintenant de la valeur, vous êtes autorisée à vous passer vos fantaisies. Je crois que j’ai commis une erreur en vous laissant garder votre ancien nom. J’avais un chaton appelé Tuli quand j’étais enfant. Désormais, votre nom est Tuli. Allez-vous-en à présent, Min. Votre jour de visite avec Tuli est terminé. »
Min n’hésita que le temps de lancer un coup d’œil angoissé à Egwene avant de sortir. Rien de ce que Min aurait dit ou fait n’aurait eu d’autre résultat qu’aggraver la situation, mais Egwene ne put s’empêcher de regarder avec nostalgie la porte qui se refermait derrière son amie.
Renna s’installa sur la chaise, dévisageant Egwene les sourcils froncés. « Il faut que je vous punisse sévèrement pour cette incartade. Nous allons être convoquées toutes les deux à la Cour des Neuf Lunes – vous pour ce que vous savez faire, moi en tant que votre sul’dam et dresseuse – et je ne vous permettrai pas de me couvrir de honte sous les yeux de l’Impératrice. Je m’arrêterai quand vous me direz combien vous aimez être damane et comme vous serez obéissante après ceci. Et, Tuli, prenez soin que je croie chaque mot. »