Tandis que la civière transportant Mat sortait des appartements de l’Amyrlin, Moiraine enveloppa de nouveau avec précaution dans un carré de soie l’angreal – une petite statuette d’ivoire bruni par l’âge figurant une femme en longue robe ample – et le rangea dans son escarcelle. Œuvrer de concert avec d’autres Aes Sedai, unissant leurs capacités pour canaliser le flux du Pouvoir Unique dans un seul but, est un effort épuisant dans les meilleures conditions, même avec l’assistance d’un angreal, et se concentrer une nuit entière sans dormir ne représentait pas les conditions idéales. Et la tâche qu’elles avaient accomplie sur le jeune homme n’avait pas été facile.
Leane dirigeait le départ des brancardiers avec des gestes secs et quelques indications dites d’un ton tranchant. Les deux hommes ne cessaient d’incliner la tête, rendus nerveux parce qu’ils se trouvaient en présence d’Aes Sedai réunies en aussi grand nombre et l’une d’elles l’Amyrlin en personne, pour ne rien dire du fait que ces Aes Sedai s’étaient servies du Pouvoir. Ils avaient attendu dans le couloir, accroupis le dos au mur, pendant que l’opération se réalisait et ils étaient impatients de quitter les appartements des femmes. Mat gisait les yeux clos et le visage pâle, mais sa poitrine se soulevait et s’abaissait au rythme égal d’un sommeil profond.
En quoi cela influera-t-il sur la situation ? se demanda Moiraine. Mat n’est plus nécessaire à présent que le Cor a disparu et pourtant…
La porte se referma derrière Leane et les brancardiers, et l’Amyrlin s’emplit les poumons d’une aspiration tremblante. « Voilà une vilaine affaire. Bien vilaine. » Son visage avait l’air serein, pourtant elle se frottait les mains l’une contre l’autre comme si elle voulait les nettoyer.
« Mais vraiment intéressante », commenta Vérine. C’était la quatrième Aes Sedai que l’Amyrlin avait choisie pour leur tâche. « Dommage que nous n’ayons pas le poignard pour que la Guérison ait été complète. En dépit de tout ce que nous avons fait ce soir, il ne vivra pas longtemps. Des mois, peut-être, au maximum. » Les trois Aes Sedai étaient seules dans les appartements de l’Amyrlin. Au-delà des meurtrières, l’aube nacrait le ciel.
« Seulement maintenant il aura ces mois-là, dit sèchement Moiraine. Et si le poignard peut être retrouvé, ce sera encore possible de rompre le lien. » S’il peut être retrouvé. Oui, évidemment.
« Ce sera encore faisable », acquiesça Vérine. C’était une femme replète, au visage carré et, même avec le don qu’avaient les Aes Sedai de paraître éternellement jeunes, il y avait un reflet gris dans ses cheveux bruns. C’était le seul indice de son âge mais, pour une Aes Sedai, cela signifiait qu’elle était très très vieille. Sa voix était ferme, néanmoins, en harmonie avec ses joues sans rides. « Toutefois, il a eu longtemps des liens avec ce poignard et cela doit être pris en compte. Et il aura encore longtemps des liens, que le poignard soit retrouvé ou non. Il peut déjà avoir changé au-delà des possibilités d’une Guérison totale, même si ce n’est pas assez longtemps pour en contaminer d’autres. Une si petite chose, ce poignard, continua-t-elle d’un ton rêveur, mais capable de corrompre quiconque l’a en sa possession pendant une période suffisante. Celui qui porte ce poignard infectera à son tour ceux qui entrent en contact avec lui, et ceux-là communiqueront encore l’infection à d’autres, de sorte que la haine et le soupçon qui ont détruit Shadar Logoth, la main de chacun qu’il soit homme ou femme levée contre tous les autres, cette haine et ce soupçon se déchaîneront de nouveau dans le monde. Je me demande combien de gens ce poignard peut vicier, disons en une année. Ce serait possible de déterminer un chiffre approximatif valable. »
Moiraine jeta un coup d’œil sardonique à la Sœur Brune. Un autre danger nous menace et elle en parle comme si c’était un problème dans un livre. Par la Lumière, les Brunes vivent vraiment hors du monde réel. « Alors il faut que nous retrouvions le poignard, ma Sœur. Agelmar envoie des guerriers à la poursuite de ceux qui ont volé le Cor et assassiné ses hommes liges, les mêmes qui se sont emparés du poignard. Si l’un est retrouvé, l’autre le sera. »
Vérine acquiesça d’un hochement de tête, mais fronça en même temps les sourcils. « Toutefois, en admettant qu’il soit retrouvé, qui pourra le rapporter et rester sain et sauf ? Celui qui le touche risque d’être souillé s’il le garde longtemps. Peut-être dans un coffre, bien enveloppé et entouré de bourre, mais ce poignard serait encore dangereux pour ceux qui resteraient à proximité pendant une longue période. Sans avoir le poignard lui-même pour l’étudier, nous ne pouvons pas calculer jusqu’à quel point il doit être placé sous un écran protecteur. Mais vous l’avez vu et même mieux, Moiraine, vous avez pris à son égard des mesures suffisantes pour que ce jeune homme survive et ne contamine personne d’autre tout en continuant à le garder sur lui. Vous devez avoir une bonne idée de la force de son influence.
— Il y a quelqu’un, dit Moiraine, qui est capable de récupérer ce poignard sans inconvénient pour lui-même. Quelqu’un que nous avons cuirassé et immunisé contre cette contagion autant que possible. Mat Cauthon. »
L’Amyrlin hocha la tête. « Oui, certes. Il le peut. S’il vit assez longtemps. La Lumière sait jusqu’où ce poignard sera emporté avant que les hommes d’Agelmar le récupèrent. En admettant qu’ils y parviennent. Et au cas où le garçon mourrait avant… eh bien, au cas où ce poignard demeurerait tout ce temps dans la nature, nous aurions un autre souci. » Elle se massa les paupières d’un geste las. « Je pense qu’il nous faut également rattraper ce Padan Fain. Pourquoi cet Ami du Ténébreux a-t-il assez d’importance à leurs yeux pour faire fi des risques qu’ils ont courus afin de le délivrer ? Beaucoup plus facile de voler seulement le Cor. Dangereux comme un coup de vent en hiver sur la Mer des Tempêtes, cette façon de s’introduire au fin fond de la citadelle, néanmoins ils ont passé là-dessus pour libérer cet Ami du Ténébreux. Puisque les Rôdeurs jugent qu’il a cette importance… » – elle s’arrêta et Moiraine comprit qu’elle se demandait si c’était vraiment encore uniquement les Myrddraals qui commandaient – « … alors nous devons l’estimer aussi.
— Il faut trouver Fain », acquiesça Moiraine – avec l’espoir que rien ne transparaissait du sentiment d’urgence qui l’habitait – « mais il y a des chances qu’on le découvrira avec le Cor.
— Vous avez raison, ma Fille. » L’Amyrlin se pressa des doigts sur les lèvres pour étouffer un bâillement. « Et maintenant, Vérine, je vous prie de m’excuser, j’ai juste quelques mots à dire à Moiraine, puis je dormirai un peu. Je suppose qu’Agelmar insistera pour festoyer ce soir, puisque la soirée d’hier a été gâchée. Votre aide a été inestimable, ma Fille. Et, soyez aimable de vous en souvenir, ne parlez à qui que ce soit de la nature du mal du garçon. Il y a certaines de vos Sœurs qui verraient en lui l’Ombre au lieu d’une chose dont les hommes sont seuls responsables. »
Citer nommément l’Ajah Rouge était inutile. Et il se pouvait que les Rouges ne soient plus uniquement celles dont il était nécessaire de se méfier.
« Je me tairai, bien sûr, ma Mère. » Vérine s’inclina mais n’esquissa aucun mouvement vers la porte. « J’ai pensé que vous aimeriez peut-être voir ceci, ma Mère. » Elle dégagea de sa ceinture un petit carnet, relié en souple cuir brun. « C’est ce qui était écrit sur les murs des cachots. La traduction n’a pas posé beaucoup de problèmes. En majeure partie, les thèmes habituels – des blasphèmes et des vantardises ; les Trollocs ne semblent pas capables de grand-chose d’autre – mais une des inscriptions était tracée d’une meilleure écriture. Un Ami des Ténèbres ayant de l’instruction ou un Myrddraal. Ce pourrait être de la provocation ; toutefois, le texte affecte la forme d’un poème ou d’une chanson et a l’accent d’une prophétie. Nous en savons peu sur les prophéties venant de l’Ombre, ma Mère. »
L’Amyrlin n’hésita qu’un instant avant de hocher la tête. Les prophéties de l’Ombre, des prophéties sinistres, avaient une fâcheuse propension à s’accomplir de même que les prophéties de la Lumière. « Lisez-moi cela. »
Vérine feuilleta les pages, s’éclaircit la gorge et commença d’une voix égale et calme.
La voici revenue, la Fille de la Nuit.
L’antique guerre, elle la mène toujours.
C’est son nouvel amant qu’elle cherche, pour la servir puis mourir et pourtant la servir encore.
Qui s’opposera à la venue de la Fille de la Nuit ?
Les Remparts Étincelants s’agenouilleront.
Le Sang nourrit le Sang.
Le Sang appelle le Sang.
Le Sang est, le Sang était, le Sang à jamais sera.
L’homme qui canalise est solitaire.
Il abandonne ses amis en sacrifice.
Deux routes s’offrent à lui, l’une mène à la mort par-delà l’agonie, l’autre à la vie éternelle.
Laquelle choisira-t-il ? Il choisira laquelle ?
Quelle main protège ? Quelle main tue ?
Le Sang nourrit le Sang.
Le Sang appelle le Sang.
Le Sang est, le Sang était, le Sang à jamais sera.
Luc est allé dans les Montagnes du Destin.
Isam attendait dans les hauts défilés.
La chasse débute à présent. Et maintenant les limiers de l’Ombre poursuivent et tuent.
Il y en a bien un qui a vécu et bien un qui a franchi le seuil de la Mort mais l’un et l’autre sont là.
Le Temps du Changement est survenu.
Le Sang nourrit le Sang.
Le Sang appelle le Sang.
Le Sang est, le Sang était, le Sang à jamais sera.
Les Guetteurs attendent sur la Pointe de Toman.
La postérité du Marteau brûle l’arbre antique.
La mort sèmera et l’été brûlera avant que vienne le Grand Seigneur.
La mort moissonnera, les cadavres s’affaisseront, avant qu’arrive le Grand Seigneur.
La postérité pourfend de nouveau l’ancienne injustice, avant que vienne le Grand Seigneur.
Voici que vient le Grand Seigneur.
Voici que le Grand Seigneur vient.
Le Sang nourrit le Sang.
Le Sang appelle le Sang.
Le Sang est, le Sang était et le Sang à jamais sera.
Il y eut un long silence quand elle eut achevé sa lecture.
Finalement, l’Amyrlin demanda : « Qui d’autre a vu ceci, ma Fille ? Qui est au courant ?
— Seulement Sérafelle, Mère. Dès que nous en avons eu pris copie, j’ai ordonné à des hommes de nettoyer les murs. Ils n’ont pas élevé d’objections ; ils ne demandaient qu’à s’en débarrasser. »
L’Amyrlin hocha la tête. « Parfait. Trop de gens dans les Marches savent déchiffrer l’écriture trolloque. Inutile de leur donner un tracas supplémentaire. Ils en ont assez. »
Moiraine posa la question à Vérine d’un ton détaché. « Qu’en concluez-vous ? Est-ce une prophétie, à votre avis ? »
La tête penchée de côté, Vérine examina ses notes en réfléchissant. « Possible. La forme rappelle celle des quelques prophéties du Ténébreux que nous connaissons. Et certaines parties sont assez claires. Toutefois, ce pourrait aussi n’être qu’une provocation. » Elle posa le doigt sur une ligne. « La voici revenue, la Fille de la Nuit. Cela ne peut que signifier que Lanfear est de nouveau libre. Ou que quelqu’un veut que nous le pensions.
— Ce serait de quoi nous mettre en souci, ma Fille, si c’était vrai, répliqua l’Amyrlin, mais les Réprouvés sont toujours prisonniers. » Elle jeta un coup d’œil à Moiraine, l’expression un instant troublée avant qu’elle reprenne la maîtrise de ses traits. « Même si vraiment les sceaux perdent un peu de leur efficacité, les Réprouvés sont toujours prisonniers. »
Lanfear. Dans l’Ancienne Langue, Fille de la Nuit. Nulle part on ne trouvait trace de son nom véritable, ceci était le nom qu’elle-même s’était donné, au contraire de la plupart des Réprouvés qui avaient reçu leur surnom de ceux qu’ils avaient trahis. Certains disaient qu’elle avait réellement été la plus puissante des Réprouvés, juste après Ishamael, le Traître-envers-l’Espoir, mais elle avait dissimulé ses pouvoirs. Trop peu subsistait sur cette époque pour que les érudits se prononcent avec certitude.
« Avec tous les faux Dragons qui apparaissent, pas surprenant que quelqu’un essaie d’y mêler Lanfear. » La voix de Moiraine était aussi sereine que son visage mais, intérieurement, elle était bouleversée. De Lanfear on ne connaissait indubitablement qu’une chose en dehors de ce nom : avant qu’elle passe du côté de l’Ombre, avant que Lews Therin Telamon rencontre Ilyena, Lanfear avait été sa maîtresse. Une complication dont nous n’avons absolument pas besoin.
L’Amyrlin s’était assombrie comme si la même pensée lui était venue mais, d’après son hochement de tête approbateur, Vérine ne prenait apparemment cela que pour des mots. « D’autres noms sont également reconnaissables, ma Mère. Le Seigneur Luc, bien sûr, était le frère de Tigraine, alors Fille-Héritière d’Andor, et il a disparu dans la Grande Dévastation. Par contre, qui est Isam et quel rapport il a avec Luc, je l’ignore.
— Nous découvrirons en temps voulu ce que nous avons besoin de savoir, dit Moiraine avec aisance. Il n’y a pas encore de preuve qu’il s’agit d’une prophétie. » Elle connaissait le nom. Isam était le fils de Breyan, l’épouse de Lain Mandragoran, dont la tentative pour s’emparer du trône de Malkier pour son mari avait déclenché le déferlement des hordes trolloques. Breyan et son fils encore dans les langes avaient disparu tous deux quand les Trollocs avaient envahi la Malkier. Et Isam était apparenté par le sang à Lan. Ou EST apparenté ? Je dois le lui taire jusqu’à ce que je me sois assurée de la façon dont il réagira. Jusqu’à ce que nous soyons loin de la Dévastation. S’il pensait qu’Isam était vivant…
« Les Guetteurs attendent sur la Pointe de Toman, poursuivit Vérine. Il y a encore quelques personnes qui restent attachées à la vieille croyance que les armées envoyées par Artur Aile-de-Faucon de l’autre côté de l’Océan d’Aryth reviendront un jour, bien qu’après tout ce temps… » Elle émit un reniflement de dédain. « Les Do Mierre a’vron, les Guetteurs pardessus les Vagues, ont encore une… communauté est le mot le plus juste, je suppose… sur la Pointe de Toman, à Falme. Et l’un des anciens noms donnés à Artur Aile-de-Faucon est Marteau de la Lumière.
— Suggérez-vous, ma Fille, dit l’Amyrlin, que les armées d’Artur Aile-de-Faucon, ou plutôt leurs descendants, pourraient effectivement revenir au bout de mille ans ?
— Il y a des rumeurs de guerre dans la Plaine d’Almoth et sur la Pointe de Toman, déclara lentement Moiraine. Et Aile-de-Faucon avait envoyé deux de ses fils en même temps que des armées. S’ils ont survécu dans les terres qu’ils ont découvertes, il se pourrait fort bien qu’il y ait de nombreux descendants d’Aile-de-Faucon. Ou aucun. »
L’Amyrlin jeta à Moiraine un coup d’œil prudent, regrettant manifestement qu’elles ne soient pas seules pour pouvoir exiger de savoir à quoi Moiraine voulait en venir. Moiraine esquissa un geste pour la tranquilliser, et sa vieille amie lui adressa une moue.
Vérine, le nez encore enfoui dans ses notes, ne remarqua pas ce manège. « Je l’ignore, Mère. J’en doute, toutefois. Nous ne connaissons rien de ces terres qu’Artur Aile-de-Faucon s’était mis en tête de conquérir. Vraiment dommage que les natifs du Peuple de la Mer refusent de traverser l’Océan d’Aryth. Ils disent que les Îles des Morts se trouvent de l’autre côté. J’aimerais bien comprendre ce qu’ils entendent par là, mais ce maudit caractère taciturne du Peuple de la Mer… » Elle soupira, toujours sans lever la tête. « Tout ce que nous avons est une référence à des terres dans l’Ombre, derrière le couchant, au-delà de l’Océan d’Aryth, où règnent les Armées de la Nuit. Cela ne nous indique pas si les armées qu’Aile-de-Faucon a envoyées ont suffi à elles seules pour vaincre ces Armées de la Nuit, ou même ont survécu à la mort d’Aile-de-Faucon. Une fois la Guerre des Cent Ans commencée, tous étaient trop occupés à se tailler une part de l’empire d’Aile-de-Faucon pour songer à ses armées d’outre-océan. Il me semble, ma Mère, que si leurs descendants vivaient encore, ils n’auraient pas attendu aussi longtemps.
— Alors vous croyez que ce n’est pas une prophétie, ma Fille ?
— Passons à l’Arbre antique, poursuivit Vérine absorbée dans ses réflexions. Des rumeurs – pas autre chose de plus précis – se sont toujours propagées racontant qu’au temps où la nation d’Almoth existait encore, elle possédait une branche d’Avendesora, peut-être même un jeune plant vivant. Et la bannière d’Almoth était « de bleu pour le ciel au-dessus, de noir pour la terre en dessous, avec l’Arbre de Vie au port étalé pour les joindre ». Bien sûr, les natifs du Tarabon se proclament l’Arbre de l’Homme et affirment descendre de souverains et de nobles de l’Ère des Légendes. Et les Domani prétendent être de la lignée de ceux qui ont fait l’Arbre de Vie dans l’Ère des Légendes. Il y a d’autres possibilités, mais vous remarquerez, ma Mère, qu’au moins trois se centrent autour de la Plaine d’Almoth et de la Pointe de Toman. »
La voix de l’Amyrlin devint d’une trompeuse douceur. « Voyons, décidez-vous, ma Fille. Si la postérité d’Artur Aile-de-Faucon n’est pas de retour, alors ceci n’est pas une prophétie et la signification d’Arbre antique n’a pas plus d’utilité qu’une tête de poisson pourri.
— Je ne peux vous communiquer que ce que je sais, ma Mère, et vous laisser en tirer les conclusions, dit Vérine en levant les yeux de ses notes. Je crois sincèrement que la dernière des armées qu’Artur Aile-de-Faucon avait envoyées à l’étranger est anéantie depuis longtemps, mais le fait pour moi de le croire ne garantit pas que c’est la réalité. Le Temps du Changement, bien sûr, est une référence à la fin d’une Ère et le Grand Seigneur… »
L’Amyrlin asséna du plat de la main sur le dessus de la table une claque qui résonna comme un coup de tonnerre.
« Je sais parfaitement qui est le Grand Seigneur, ma Fille. Je pense que mieux vaudrait que vous partiez maintenant. » Elle aspira une grande goulée d’air et se ressaisit visiblement. « Allez, Vérine. Je ne veux pas me fâcher contre vous. Je ne veux pas oublier qui a dit aux cuisinières de laisser des biscuits à portée de la main le soir, quand j’étais novice.
— Ma Mère, dit Moiraine, il n’y a rien dans ceci qui suggère une prophétie. N’importe qui avec un peu d’intelligence et quelques connaissances pourrait composer la même chose, et personne n’a jamais prétendu que les Myrddraals étaient dépourvus d’intelligence et de ruse.
— Et, naturellement, conclut avec calme Vérine, l’homme qui canalise doit être l’un des trois jeunes gens qui voyagent avec vous, Moiraine. »
Moiraine la regarda avec stupeur. Les Brunes vivent hors du monde réel ? C’est moi qui suis stupide. Avant de s’être rendu compte de sa réaction, elle avait atteint cette vibrante incandescence qu’elle sentait toujours en attente, la Vraie Source. Le Pouvoir Unique afflua dans ses veines, la chargeant d’énergie, estompant la brillance du Pouvoir de l’Amyrlin qui avait réagi comme elle. Jamais auparavant Moiraine n’avait songé à exercer le Pouvoir contre une autre Aes Sedai. Nous vivons dans des temps pleins de périls et le sort du monde est en balance, ce qu’il faut faire doit être fait. Il le faut. Oh, Vérine, qu’est-ce qui vous obligeait à fourrer votre nez dans ce qui ne vous concernait pas ?
Vérine ferma son carnet et le glissa de nouveau sous sa ceinture, puis son regard alla de l’une à l’autre femme. Elle ne pouvait pas ne pas avoir conscience du nimbe autour de chacune d’elles, de cet éclat lumineux que prenait quiconque puisant à la Vraie Source. Seule une personne elle-même entraînée à canaliser pouvait distinguer ce halo, mais il n’y avait aucune chance qu’une Aes Sedai ne le perçoive pas chez une autre.
Un brin de contentement se peignit sur le visage de Vérine, mais aucun signe qu’elle comprenait avoir lancé un trait de foudre. Elle avait simplement l’air d’avoir trouvé une nouvelle pièce à insérer dans un puzzle. « Oui, c’est bien ce que je pensais. Moiraine ne pouvait réaliser ceci seule, et qui était mieux à même de l’aider que son amie de jeunesse qui avait coutume de descendre furtivement avec elle chaparder des gâteaux ? » Elle cilla. « Pardonnez-moi, ma Mère. Je n’aurais pas dû dire cela.
— Vérine, Vérine. » L’Amyrlin secoua la tête d’un air incrédule. « Vous accusez votre Sœur – et moi ? – de… Je ne veux même pas le dire. Et vous vous inquiétez parce que vous avez parlé trop familièrement à l’Amyrlin ? Vous creusez un trou dans le fond du bateau et vous êtes soucieuse parce qu’il pleut. Songez à ce que vous suggérez, ma Fille. »
C’est trop tard pour cela, Siuan, pensa Moiraine. Si nous n’avions pas été prises de panique et si nous n’avions pas puisé à la Source, peut-être qu’alors… mais maintenant elle est sûre. « Pourquoi nous dites-vous cela, Vérine ? déclara-t-elle à haute voix. Si vous le croyez, vous devriez en informer les autres Sœurs, les Rouges en particulier. »
Les yeux de Vérine s’arrondirent de surprise. « Oui. Oui, je suppose que je le devrais. Je n’y avais pas songé. Mais alors, si je le faisais, vous seriez désactivées, dépouillées de votre Pouvoir, Moiraine, ainsi que vous, ma Mère, et le jeune homme neutralisé. Personne n’a jamais observé la progression de la désintégration chez un homme qui a maîtrisé le Pouvoir. À quel moment la folie se manifeste-t-elle, exactement, et comment s’empare-t-elle de lui ? Avec quelle rapidité grandit-elle ? Peut-il encore agir tandis que son corps pourrit ? Pendant quelle durée ? À moins qu’on ne neutralise ce jeune homme, quel qu’il soit, ce qui doit lui arriver arrivera, que je sois là ou non pour le noter. S’il est surveillé et guidé, nous pourrions enregistrer ce qui se passe dans une relative sécurité, pour un temps du moins. Et, aussi, il y a Le Cycle de Karaethon. » Elle répondit par un regard paisible aux leurs, empreints de stupeur. « Je présume, ma Mère, qu’il est bien le Dragon Réincarné ? Je ne puis croire que vous feriez ceci – que vous laisseriez en liberté un jeune homme capable de canaliser… à moins qu’il ne soit le Dragon. »
Elle pense seulement à ce qui concerne le savoir, se dit avec étonnement Moiraine. La réalisation de la plus terrible prophétie que le monde connaît, peut-être la fin du monde, et elle ne se préoccupe que de science. N’empêche qu’avec ça elle est encore dangereuse.
« Qui d’autre est au courant ? » La voix de l’Amyrlin était faible mais toujours coupante. « Sérafelle, je suppose. Qui d’autre, Vérine ?
— Personne, ma Mère. Sérafelle ne s’intéresse en réalité à rien qui n’ait été consigné par quelqu’un dans un livre, de préférence à une date aussi reculée que possible. Elle estime qu’il y a une quantité de vieux livres, de manuscrits et de fragments éparpillés partout, perdus ou oubliés qui égalent dix fois ce que nous avons réunis à Tar Valon. Elle est persuadée qu’il y a là-dedans encore suffisamment des anciennes connaissances à retrouver pour…
— Suffit, ma Sœur », dit Moiraine. Elle relâcha sa prise sur la Vraie Source et, au bout d’un instant, eut conscience que l’Amyrlin faisait de même. C’est toujours déstabilisant de sentir le Pouvoir s’en aller, comme le sang et la vie sortant à flot d’une blessure ouverte. Une part d’elle-même avait envie de le retenir mais, au contraire de certaines de ses Sœurs, elle avait pour règle, par désir de maîtrise de soi, de ne pas trop s’attacher à la sensation que donne le Pouvoir. « Asseyez-vous, Vérine, et expliquez-nous ce que vous savez et comment vous l’avez appris. N’oubliez rien. »
Tandis que Vérine prenait un siège – après un coup d’œil à l’Amyrlin pour lui demander la permission de s’asseoir en sa présence – Moiraine l’observait avec tristesse.
« Il est fort peu probable, commença Vérine, que quiconque n’a pas étudié les vieux documents s’aperçoive de quoi que ce soit, à part que vous vous conduisiez bizarrement. Pardonnez-moi, ma Mère. C’est il y a près de vingt ans, quand Tar Valon a été attaquée, que j’ai eu mon premier indice, et c’était seulement… »
La Lumière m’assiste, Vérine, quelle affection vous m’avez inspirée pour ces gâteaux et votre poitrine sur laquelle pleurer. Pourtant je ferai ce que je dois faire. Je le ferai. Je le dois.
Perrin suivit des yeux au détour du couloir le dos de l’Aes Sedai qui s’éloignait. Elle fleurait bon le savon à la lavande, encore que la plupart des gens n’auraient rien senti même de près. Dès qu’elle fut hors de vue, il se précipita vers la porte de l’infirmerie. Il avait déjà essayé une fois de rendre visite à Mat et cette Aes Sedai – Leane, avait-il entendu quelqu’un l’appeler – l’avait rembarré vivement sans même se retourner pour regarder qui il était. Il était mal à l’aise en présence des Aes Sedai, surtout quand elles se mettaient à examiner ses yeux.
S’arrêtant à la porte, il écouta – il n’entendit aucun pas résonner dans le couloir ni dans un sens ni dans l’autre, et rien non plus derrière la porte – il entra et referma doucement le battant derrière lui.
L’infirmerie était une longue salle avec des murs blancs et les entrées aux galeries des archers à chaque extrémité laissaient passer des flots de clarté. Mat était dans un des lits étroits alignés le long des murs. Après la nuit dernière, Perrin s’était attendu à ce que la plupart des lits soient occupés mais, au bout d’un instant, il s’avisa que la citadelle était pleine d’Aes Sedai. La seule chose à laquelle une Aes Sedai ne pouvait remédier par le don de Guérison, c’était la mort. Pour lui, de toute façon, la salle sentait la maladie.
Perrin fit la grimace en y pensant. Mat gisait immobile, les paupières closes, les mains inertes sur ses couvertures. Il paraissait épuisé. Pas réellement malade mais comme s’il avait travaillé trois jours de suite dans les champs et s’était couché seulement maintenant pour se reposer. Toutefois, quelque chose dans son odeur… n’allait pas. Perrin était incapable de définir quoi. Ça n’allait pas, voilà tout.
Perrin s’assit avec précaution sur le lit voisin de celui de Mat. Il agissait toujours avec précaution. Il était plus massif que la plupart des gens, et davantage que les garçons ses contemporains d’aussi loin qu’il se le rappelait. Il avait dû veiller à ne blesser personne par mégarde ou casser des objets. Maintenant, c’était devenu une seconde nature. Il aimait aussi peser le pour et le contre et parfois en discuter avec quelqu’un. Avec Rand qui se prend pour un seigneur, impossible de parler. Quant à Mat, il ne va sûrement pas avoir beaucoup à dire.
Il était allé dans un des jardins la nuit précédente pour réfléchir à fond selon son habitude. Ce souvenir le rendait encore un peu honteux. S’il ne s’y était pas rendu, il aurait été dans sa chambre et aurait accompagné Egwene et Mat, et peut-être aurait-il réussi à empêcher qu’ils soient victimes de malencontre. Plus que probablement, il le savait, il serait dans un de ces lits, comme Mat, ou mort, mais cela ne changeait rien à ce qu’il ressentait. Bref, il s’était rendu dans le jardin et ce n’est nullement l’attaque trolloque qui le tracassait à présent.
Des servantes, ainsi que l’une des suivantes de la Dame Amalisa, Dame Timora, l’avaient trouvé là-bas assis dans le noir. Dès qu’elles l’avaient découvert, Timora avait dépêché l’une des autres et il l’avait entendue s’écrier : « Prévenez Liandrin Sedai ! Vite ! »
Elles étaient restées debout à l’observer avec l’air de redouter qu’il disparaisse dans un nuage de fumée comme un baladin dans un tour de magie. C’est alors qu’avait résonné la première cloche d’alarme et tout le monde dans la citadelle s’était égaillé au pas de course.
« Liandrin, murmura-t-il maintenant. Un membre des Ajah Rouges. Leur occupation quasi unique est de pourchasser les hommes qui canalisent le Pouvoir. Tu ne penses pas qu’elle me prend pour un de ceux-là, dis-moi ? » Mat ne répondit rien, naturellement. Perrin se massa le nez mélancoliquement. « Voilà maintenant que je parle tout seul. Je n’ai pas besoin de ça par-dessus le marché. »
Les paupières de Mat palpitèrent. « Qui… ? Perrin ? Qu’est-ce qui s’est passé ? » Ses yeux ne s’ouvraient pas tout à fait et sa voix donnait l’impression qu’il était encore presque entièrement endormi.
« Tu ne te rappelles pas, Mat ?
— Me rappeler ? » Mat souleva d’un geste somnolent sa main vers son visage puis la laissa retomber avec un soupir. Ses yeux commencèrent à se refermer. « Je me souviens d’Egwene. M’a demandé… de descendre… voir Fain. » Il eut un rire qui se mua en bâillement. « Elle n’a pas demandé. M’a ordonné… Ne sais pas ce qui est arrivé après… » Il fit claquer ses lèvres et reprit la profonde respiration égale du sommeil.
Perrin se leva d’un bond comme ses oreilles percevaient le son de pas qui approchaient, mais il n’y avait nulle part où aller. Il était toujours debout à côté du lit de Mat quand la porte s’ouvrit et Leane entra. Elle s’arrêta, planta ses poings sur ses hanches et le toisa lentement du haut en bas. Elle avait à peu de chose près la même taille que lui.
« Tiens donc, vous êtes presque assez beau garçon pour me faire regretter de ne pas être de l’Ajah Verte, dit-elle à voix basse mais néanmoins énergique. Presque. Mais si vous avez dérangé mon malade… eh bien, j’ai maté des frères presque aussi forts que vous avant de venir à la Tour Blanche, alors inutile de nourrir l’illusion de croire que ces épaules vous seront d’un grand secours. »
Perrin s’éclaircit la gorge. La moitié du temps, il ne comprenait pas ce que les femmes avaient réellement en tête quand elles disaient quelque chose. Pas comme Rand. Il sait toujours quoi leur répondre. Il s’était renfrogné et s’en rendit compte. Il rectifia son expression. Il n’avait pas envie de penser à Rand, mais surtout il ne voulait pas se mettre à dos une Aes Sedai, en particulier une qui commençait à taper du pied avec impatience. « Ah… je ne l’ai pas dérangé. Il dort toujours. Voyez ?
— Effectivement. Une bonne chose pour vous. Maintenant, qu’est-ce que vous fabriquez ici ? Je me rappelle vous avoir fait sortir une fois ; n’allez pas imaginer que je ne m’en souviens pas.
Je voulais seulement savoir comment il est. »
Elle hésita. « Il dort, voilà comment il est. Et dans quelques heures, il sortira de ce lit et vous penserez qu’il n’a jamais été souffrant. »
Son hésitation avait hérissé Perrin. Elle mentait, jusqu’à un certain point. Les Aes Sedai ne mentaient jamais. Seulement, elles ne disaient pas toujours la vérité non plus. Il ne comprenait pas bien ce qui se passait – Liandrin qui le cherchait, Leane qui lui mentait – mais il songea que le moment était venu pour lui de prendre ses distances avec les Aes Sedai. Il ne pouvait rien pour Mat.
« Merci, dit-il. Mieux vaut que je le laisse dormir, alors. Excusez-moi. »
Il essaya de la contourner pour gagner la porte mais soudain les mains de Leane s’élancèrent et lui agrippèrent le visage, l’abaissant pour pouvoir le scruter dans les yeux. Quelque chose lui parut le traverser, une onde chaude qui descendit du haut de sa tête jusqu’à ses pieds, puis remonta. Il dégagea sa tête d’entre les mains de l’Aes Sedai.
« Vous êtes aussi bien portant qu’un jeune animal sauvage, déclara-t-elle en plissant les lèvres. Mais si vous êtes né avec ces yeux-là, je suis un Blanc Manteau.
— Je n’ai jamais eu que ces yeux-là », grommela Perrin. Il se sentit un peu honteux de parler à une Aes Sedai sur ce ton, mais il fut aussi surpris qu’elle lorsqu’il la saisit avec douceur par les bras, la souleva et la posa de côté hors de son chemin. Ils se regardèrent et il se demanda s’il avait les yeux aussi dilatés de stupeur que ceux de Leane. « Excusez-moi », dit-il de nouveau et il s’éloigna pratiquement en courant.
Mes yeux. Mes yeux maudits par la Lumière ! Un rayon du soleil matinal les effleura et ils miroitèrent comme de l’or poli.
Rand se retournait comme une crêpe dans son lit, essayant de trouver une position confortable sur le matelas mince. Le soleil pénétrait à flots par les meurtrières et colorait les murs nus. Il n’avait pas dormi pendant le reste de la nuit et, bien que fatigué, il savait qu’il ne pourrait plus s’endormir maintenant. Le pourpoint de cuir était déposé entre son lit et le mur mais, à part cela, il était entièrement habillé, il avait même gardé ses bottes neuves. Son épée était accotée près du lit, son arc et son carquois posés dans un coin en travers des manteaux empaquetés.
Il n’arrivait pas à se débarrasser de l’impression qu’il devrait saisir la chance que lui avait offerte Moiraine et partir immédiatement. Une impulsion qui l’avait hanté toute la nuit. Par trois fois, il s’était levé pour partir. Deux fois, il était allé jusqu’à ouvrir la porte. Les couloirs étaient déserts à part quelques serviteurs occupés à des tâches tardives ; la voie était libre. Mais il avait besoin de savoir.
Perrin entra, tête baissée, en bâillant, et Rand se dressa sur son séant. « Comment va Egwene ? Et Mat ?
— Elle dort, à ce qu’on m’a répondu. On n’a pas voulu me laisser entrer dans les appartements des femmes pour la voir. Mat est… » Soudain Perrin eut une crispation de mauvaise humeur en regardant par terre. « Si cela t’inquiète tellement, pourquoi ne vas-tu pas là-bas toi-même ? Je croyais que tu ne t’intéressais plus à nous. C’est ce que tu as dit. » Il ouvrit la porte du côté de l’armoire qui lui était réservé et commença à fourrager à la recherche d’une chemise propre.
« J’y suis allé, à cette infirmerie, Perrin. Il y avait là-bas une Aes Sedai, la grande qui est toujours avec la Souveraine d’Amyrlin. Elle a déclaré que Mat dormait, que je dérangeais et que je n’avais qu’à revenir à un autre moment. On aurait cru entendre Maître Thane donnant ses ordres aux ouvriers de son moulin. Tu connais comment il est. Maître Thane, le ton bref et faites-moi ça bien du premier coup et faites-le tout de suite. »
Perrin ne répondit pas. Il se débarrassa simplement de sa tunique et enleva sa chemise en la tirant par-dessus sa tête.
Rand examina le dos de son ami pendant un instant, puis se força à émettre un petit rire. « Tu veux que je te raconte quelque chose ? Tu sais ce qu’elle m’a dit ? Je parle de l’Aes Sedai de l’infirmerie naturellement. Tu as vu comme elle est grande. Aussi grande que la plupart des hommes. Une main de plus et elle pourrait presque me regarder dans les yeux. Eh bien, elle m’a toisé du haut en bas, puis elle a marmotté : « Vous êtes grand, hein ? Où étiez-vous quand j’avais seize ans ? Ou même trente ? » Puis elle a ri comme si c’était une bonne plaisanterie. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Perrin acheva d’enfiler la chemise propre et coula un regard de côté dans sa direction. Avec ses épaules massives et ses épais cheveux bouclés, il fit penser Rand à un ours blessé. Un ours qui ne comprend pas pourquoi il a été blessé.
« Perrin, je… »
Perrin lui coupa la parole. « Si tu as envie de plaisanter avec des Aes Sedai, libre à toi. Mon Seigneur. » Il commença à fourrer ses pans de chemise dans ses chausses. « Je ne passe pas beaucoup de temps à me montrer – spirituel, est-ce le mot ? – spirituel avec des Aes Sedai. Mais aussi je ne suis qu’un forgeron mal dégrossi et je risquerais d’être gênant. Mon Seigneur. » Attrapant sa tunique tombée par terre, il se dirigea vers la porte.
« Que je brûle, Perrin, je suis désolé. J’avais peur et je pensais que je courais un danger – peut-être était-ce vrai ; peut-être est-ce encore vrai, je ne sais pas – et je ne voulais pas vous y exposer aussi, Mat et toi. Par la Lumière, toutes les femmes me cherchaient la nuit dernière. J’ai l’impression que cela fait partie des ennuis où je me trouve. Je le suppose. Et Liandrin… elle… » Il renonça. « Perrin, crois-moi, mieux vaut que tu restes en dehors de ça. »
Perrin s’était arrêté, mais restait face à la porte et ne tourna la tête que juste assez pour que Rand aperçoive un œil d’or. « Te cherchaient ? Peut-être qu’elles nous cherchaient tous.
— Non, c’est moi qu’elles cherchaient. Je préférerais le contraire, mais je sais bien ce qu’il en est. »
Perrin secoua la tête. « Ce qu’il y a de certain, c’est que Liandrin voulait m’avoir. Je l’ai entendu de mes propres oreilles. »
Rand fronça les sourcils. « Pourquoi voudrait-elle… ? Cela ne change rien. Écoute, j’ai parlé sans réfléchir et je n’aurais pas dû. Je ne le pensais pas, Perrin. Maintenant, je t’en prie, est-ce que tu veux bien me répondre pour Mat ?
— Il dort. Leane – c’est l’Aes Sedai – affirme qu’il sera sur pied dans quelques heures. » Il haussa les épaules, l’air mal à l’aise. « Je me demande si elle ne mentait pas. Je sais que les Aes Sedai ne mentent jamais, jamais de façon à être prises en défaut, mais elle mentait ou elle cachait quelque chose. » Il marqua un temps, regardant Rand du coin de l’œil. « Tu ne pensais pas ce que tu as dit ? Nous partirons d’ici ensemble ? Toi, moi et Mat ?
— Je ne peux pas, Perrin. Je ne peux pas t’expliquer pourquoi, mais il faut vraiment que je parte seul… Perrin, attends ! »
La porte claqua derrière son ami.
Rand se laissa retomber à plat sur le lit. « Impossible de te mettre au courant », murmura-t-il. Il frappa du poing sur le côté du lit. « Impossible. » Mais tu peux partir à présent, suggéra une voix dans sa tête. Egwene va se rétablir, Mat sera frétillant comme un gardon d’ici une heure ou deux. Tu peux partir maintenant. Avant que Moiraine change d’avis.
Il s’apprêtait à s’asseoir quand un tambourinement sur la porte le fit se lever d’un bond. Si c’était Perrin qui revenait sur ses pas, il n’aurait pas frappé. Les coups répétés retentirent de nouveau.
« Qui est-ce ? »
Lan entra à grands pas, repoussant le battant derrière lui avec le talon de sa botte. Comme d’ordinaire, il portait son épée sur un simple bliaud vert qui était presque invisible en forêt. Cette fois, pourtant, il avait en haut du bras gauche une large cordelière dorée dont les extrémités effilées se balançaient presque jusqu’à son coude. Sur le nœud était épinglée une grue dorée en vol. Le symbole de la Malkier.
« L’Amyrlin te demande, berger. Tu ne peux pas y aller comme ça. Ôte cette chemise et brosse-toi les cheveux. Ils ont tout de la meule de foin. » Il ouvrit vivement l’armoire et commença à fourrager parmi les vêtements que Rand avait eu l’intention d’abandonner.
Rand resta figé sur place, raide comme un piquet ; il avait l’impression d’avoir reçu un coup de masse sur la tête. Il s’y était attendu, naturellement jusqu’à un certain point, mais il avait cru fermement qu’il ne serait plus là quand la convocation arriverait. Elle sait. Ô Lumière, j’en suis sûr.
« Comment ça, elle me demande ? Je pars, Lan. Vous aviez raison. Je vais tout de suite à l’écurie sortir mon cheval et partir.
— Tu aurais dû le faire la nuit dernière. » Le Lige jeta une chemise de soie blanche sur le lit. « Personne ne refuse une audience auprès de la Souveraine d’Amyrlin, berger. Pas même le Seigneur Capitaine Commandant des Blancs Manteaux. Pedron Niall passerait le temps du trajet à établir un plan pour l’assassiner, s’il le pouvait sans être capturé, mais il viendrait. » Il se retourna avec un des bliauds à haut col dans les mains et l’éleva en l’air. « Celui-ci conviendra. » Des ronces aux grandes épines s’entrelaçaient en une large bande brodée au fil d’or le long de chaque manche rouge et autour de leurs revers. Des hérons dorés se dressaient sur le col droit qui était bordé d’un liséré d’or. « La couleur convient aussi. » Il semblait amusé par quelque chose, ou satisfait. « Allez, berger. Change de chemise. Dépêche-toi. »
Rand fit passer à regret par-dessus sa tête la chemise de paysan en laine rude. « Je me sentirai vraiment idiot, marmotta-t-il. Une chemise de soie ! Jamais de ma vie je n’ai porté de chemise de soie. Et je n’ai jamais porté non plus de tunique aussi élégante, même un jour de fête. » Par la Lumière, si Perrin me voit là-dedans… Que je brûle, après toutes ces remarques stupides que je me prends pour un seigneur, s’il me voit affublé de cette façon, il ne voudra jamais entendre raison.
« Tu ne peux pas te présenter devant la Souveraine d’Amyrlin comme un palefrenier qui sort des écuries, berger. Laisse-moi voir tes bottes. Elles iront. Bon, enfile ça, enfile. On ne fait pas attendre l’Amyrlin. N’oublie pas ton épée.
— Mon épée ! » La chemise de soie autour de sa tête étouffa l’exclamation de Rand. Il acheva de l’endosser en tirant d’un coup sec dessus. « Dans l’appartement des femmes ? Lan, si je m’amène pour une audience auprès de l’Amyrlin – l’Amyrlin ! – armé d’une épée, elle…
— Ne bronchera pas, coupa Lan ironiquement. Si l’Amyrlin a peur de toi et ce sera plus sage de ta part de ne pas le croire, parce que je ne connais rien qui puisse effrayer cette femme – ce ne sera pas à cause d’une épée. Maintenant, rappelle-toi, tu t’agenouilles une fois que tu es devant elle. Attention, un seul genou en terre, ajouta-t-il d’un ton sévère. Tu n’es pas un commerçant quelconque surpris à tromper sur le poids de la marchandise. Peut-être vaudrait-il mieux t’exercer.
— Je sais comment, je pense. J’ai vu les Gardes de la Reine s’incliner devant la Reine Morgase. »
L’ombre d’un sourire effleura les lèvres du Lige. « Oui, tu feras exactement comme eux. Cela leur donnera de quoi réfléchir. »
Rand plissa le front. « Pourquoi me dites-vous cela, Lan ? Vous êtes un Lige. Vous vous conduisez comme si vous étiez de mon côté.
— Je suis de ton côté, berger. Jusqu’à un certain point. Assez pour t’aider un peu. » Le visage du Lige était de pierre, et des paroles de sympathie avaient une curieuse résonance dans cette voix rude. « La formation que tu as reçue, c’est moi qui te l’ai donnée, et je ne veux pas te voir ramper par terre et pleurnicher. La Roue nous tisse tous dans le Dessin selon sa volonté. Tu as moins de liberté de mouvement sur ce plan que la plupart mais, par la Lumière, tu peux toujours affronter les choses debout. Rappelle-toi qui est l’Amyrlin, berger, et témoigne-lui le respect qui lui est dû, mais fais ce que je te dis et regarde-la droit dans les yeux. Bon, ne reste pas là bouche bée. Rentre ta chemise dans ta culotte. »
Rand ferma la bouche et rentra sa chemise. Me rappeler qui elle est ? Que je sois brûlé, que ne donne-rais-je pas pour l’oublier !
Lan débita un flot continu d’instructions pendant que Rand endossait le bliaud rouge et bouclait le ceinturon soutenant son épée. Que dire et à qui, et que s’abstenir de dire. Que faire et ne pas faire. Et même comment se déplacer. Il n’était pas sûr de pouvoir tout retenir – la plupart de ces directives semblaient bizarres et faciles à oublier – et il était convaincu que ce qu’il oublierait serait précisément ce qui irriterait les Aes Sedai contre lui. Si elles ne le sont pas déjà. Si Moiraine a prévenu l’Amyrlin, qu’a-t-elle dit d’autre ?
« Lan, pourquoi ne partirais-je pas comme je l’avais projeté ? D’ici qu’elle apprenne que je ne viens pas. Je serais à une lieue des remparts et filerais au galop.
— Et elle lancerait des traqueurs à tes trousses avant que tu en aies parcouru deux. Ce que l’Amyrlin veut, berger, elle l’obtient. » Il ajusta le ceinturon de Rand de façon que la lourde boucle se trouve bien centrée. « Ce que je fais est le maximum que je peux faire pour toi. Crois-moi.
— Mais pourquoi tout ceci ? Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi mettre ma main au-dessus de ma tête si l’Amyrlin se lève ? Pourquoi n’accepter que de l’eau – non pas que je veuille partager un repas avec elle – pour la laisser ensuite couler par terre en déclarant « La terre a soif » ? Et si elle demande mon âge, pourquoi lui répondre par le temps qui s’est écoulé depuis que l’épée m’a été donnée ? Je ne comprends pas la moitié de ce que vous me recommandez.
— Trois gouttes, berger, ne renverse pas tout. Tu asperges de trois gouttes seulement. Comprends plus tard, pourvu que tu t’en souviennes maintenant. Dis-toi que tu observes une coutume. L’Amyrlin fera de toi ce qu’elle doit. Si tu crois que tu y échapperas, alors c’est que tu peux t’envoler jusqu’à la lune comme Lenn. Tu ne peux pas y échapper, mais peut-être seras-tu capable de tenir le coup un moment et au moins tu pourras conserver intact ton amour-propre. Que la Lumière me brûle, je perds probablement mon temps, mais je n’ai rien de mieux à faire. Ne bouge pas. » Le Lige tira de sa poche une grande longueur de cordelière dorée à franges et l’attacha autour du bras gauche de Rand avec un nœud compliqué. Sur le nœud, il agrafa une broche émaillée rouge, un aigle aux ailes déployées. « J’avais commandé cela pour toi et c’est le moment ou jamais de te l’offrir. Cela leur donnera à réfléchir. »
Il n’y avait pas de doute, cette fois. Le Lige souriait.
Rand regarda anxieusement la broche. Caldazar. L’Aigle Rouge de Manetheren. « Une épine dans le pied du Ténébreux, murmura-t-il, et une ronce dans sa main. » Il leva les yeux vers le Lige. « Le pays de Manetheren est depuis longtemps mort et oublié, Lan. C’est juste un nom dans un livre à présent. Il ne reste que les Deux Rivières. Quoi que je sois d’autre, je suis un berger et un paysan. Avant tout.
— Ah, l’épée qui ne pouvait pas être brisée a été finalement rompue, berger, mais elle a combattu l’Ombre jusqu’au bout. Il y a pour être un homme une des règles qui les surpasse toutes. Quoi qu’il advienne, affronte-le debout. Maintenant es-tu prêt ? L’Amyrlin attend. »
Un nœud glacé au creux du ventre, Rand sortit derrière le Lige dans le couloir.