Egwene se maintenait en équilibre sur le pont incliné de la Reine de la Rivière qui descendait la large Erinin sous un ciel obscurci par des nuages, ses voiles gonflées à bloc, la bannière à la Flamme Blanche claquant follement en haut du grand mât. Le vent s’était levé aussitôt le dernier des passagers monté à bord des navires, là-bas à Médo, et il n’avait pas une seconde cessé de souffler ou molli depuis, de jour autant que de nuit. La rivière avait commencé à s’enfler en crue et à rouler des flots furieux comme encore maintenant, malmenant les bateaux tout en les entraînant dans sa course. Le vent et la rivière n’avaient pas ralenti et les bateaux non plus, tous groupés. La Reine de la Rivière allait en tête, ce qui n’était que juste pour le navire qui transportait l’Amyrlin.
Le timonier se cramponnait à sa barre, fermement piété jambes écartées, et les matelots s’affairaient pieds nus, attentifs à ce qu’ils faisaient ; quand ils levaient la tête vers le ciel ou la rivière, ils détournaient vite les yeux en marmonnant indistinctement. Un village disparaissait juste hors de vue et un gamin courait sur la berge ; il était resté à la hauteur des navires sur un petit parcours, mais maintenant ils le distançaient. Quand il ne fut plus visible, Egwene descendit du pont.
Dans la petite cabine qu’elles partageaient, Nynaeve lui adressa un regard coléreux depuis sa couchette étroite. « On dit que nous atteindrons Tar Valon aujourd’hui. Que la Lumière m’assiste, je serai ravie de me retrouver marchant sur la terre ferme, même si c’est à Tar Valon. » Le navire embarda sous l’effet du vent et du courant, et Nynaeve ravala sa salive. « Je ne remonterai plus jamais sur un bateau », dit-elle d’une voix haletante.
Egwene secoua son manteau pour le débarrasser des éclaboussures d’écume de la rivière et l’accrocha à une patère près de la porte. La cabine n’était pas vaste – il n’y en avait pas de grandes sur le navire, semblait-il, pas même celle du capitaine que l’Amyrlin avait prise pour elle, encore que plus spacieuse que les autres. Avec ses deux couchettes accrochées aux parois, des étagères au-dessous et des placards de rangement au-dessus, on avait tout sous la main.
À part garder son équilibre, les mouvements du bateau ne lui causaient pas les mêmes inconvénients qu’à Nynaeve ; elle avait renoncé à offrir de la nourriture à la Sagesse après que celle-ci lui avait pour la troisième fois lancé le bol à la tête. « Je suis inquiète pour Rand, dit-elle.
— Je m’inquiète pour tous », répliqua Nynaeve d’un ton morne. Au bout d’un instant, elle reprit : « Encore un rêve, la nuit dernière ? À voir comme tu regardais dans le vide depuis que tu t’es levée… »
Egwene acquiesça d’un hochement de tête. Elle n’avait jamais été très habile à cacher des choses à Nynaeve et elle n’avait pas essayé avec les rêves. Au début, Nynaeve avait tenté de lui administrer des remèdes, jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’une des Aes Sedai était intéressée ; alors elle commença à y croire. « Il était comme les autres. Différent, mais du même genre. Rand court un danger. J’en suis sûre. Et cela s’aggrave. Il a fait quelque chose ou il va faire quelque chose qui le mettra en… » Elle se laissa choir sur sa couchette et se pencha vers sa compagne. « Je voudrais bien comprendre ce que cela signifie.
— Il canalise ? » suggéra Nynaeve à mi-voix. Machinalement, Egwene regarda autour d’elle pour voir si personne n’était là pour entendre. Elles étaient seules, avec la porte fermée, ce qui ne l’empêcha pas de répondre tout bas. « Je ne sais pas. Peut-être. » Elle ignorait comment réagiraient les Aes Sedai – elle en avait déjà assez vu pour croire tout ce qu’on avait dit de leurs pouvoirs – et elle ne tenait pas à courir le risque d’être entendue. Je ne veux pas exposer Rand. Si j’agissais comme il se doit, je me confierais à elles, mais Moiraine est au courant et elle a gardé le silence là-dessus. Et il s’agit de Rand ! Je ne peux pas. « Je ne sais pas quoi faire.
— Anaiya n’a-t-elle rien dit de plus à propos de ces rêves ? » Nynaeve semblait mettre un point d’honneur à ne jamais ajouter l’honorifique Aes Sedai, même quand elles étaient seules ensemble. La plupart des Aes Sedai n’avaient pas l’air de s’en formaliser, mais cette habitude avait suscité quelques regards bizarres et d’autres sévères ; somme toute, elle allait s’instruire à la Tour Blanche.
« La Roue tisse selon son bon plaisir. – Egwene citait Anaiya – Le garçon est loin, mon enfant, et nous ne pouvons rien entreprendre avant d’en connaître davantage. Je veillerai à vous tester moi-même, mon enfant, quand nous arriverons à la Tour Blanche »… Aaagh ! Elle a compris que ces rêves ont une signification. Je m’en rends compte. J’ai de l’affection pour cette femme, Nynaeve ; vraiment. Mais elle refuse de m’expliquer ce que j’aimerais savoir. Et je ne peux pas lui raconter tout. Peut-être que si je le pouvais…
— Encore l’homme masqué ?
Egwene acquiesça d’un signe de tête. D’instinct, elle était sûre que mieux valait ne pas en parler à Anaiya. Elle était incapable d’imaginer pourquoi, mais elle en avait la certitude. Par trois fois, l’homme aux yeux de feu était apparu dans ses rêves, chaque fois quand elle avait un rêve qui lui donnait la conviction que Rand était en danger. Il portait toujours un masque sur le visage ; tantôt elle voyait ses yeux, tantôt elle ne discernait que du feu à leur place. « Il m’a adressé un rire moqueur. C’était un rire tellement… dédaigneux. Comme si j’étais un chiot qu’il allait devoir écarter de son chemin en le poussant du pied. Ce rêve m’effraie.
— Crois-tu vraiment qu’il a un rapport avec les autres rêves où figure Rand ? Parfois un rêve n’est qu’un rêve. »
Egwene leva les bras au ciel. « Et parfois, Nynaeve, à vous entendre on vous prendrait pour Anaiya Sedai ! » Elle avait accentué exprès le titre et fut contente de voir Nynaeve tiquer.
« Si je sors un jour de cette couchette, Egwene… »
Un coup frappé à la porte coupa court à ce qu’allait dire Nynaeve. Avant qu’Egwene ait eu le temps d’ouvrir la bouche ou de se lever, l’Amyrlin en personne entra, refermant le battant derrière elle. Elle était seule, par extraordinaire ; elle quittait rarement sa cabine et alors toujours escortée de Leane et même parfois d’une autre Aes Sedai.
Egwene se dressa d’un seul coup. La pièce semblait quelque peu bondée avec elles trois dedans.
« Vous allez bien, l’une et l’autre ? » questionna gaiement l’Amyrlin. Elle inclina la tête vers Nynaeve. « Vous mangez bien aussi, j’espère ? De bonne humeur ? »
Nynaeve se redressa péniblement en position assise, le dos appuyé à la paroi. « Mon humeur est excellente, merci.
— Nous sommes honorées, ma Mère », commença Egwene, mais l’Amyrlin lui intima silence d’un geste.
« C’est agréable d’être de nouveau sur l’eau, mais cela devient aussi lassant que de naviguer sur le bief d’un réservoir de moulin au bout d’un certain temps quand on n’a rien pour s’occuper. » Le navire gîta et elle assura son équilibre sans même sembler s’en rendre compte. « Je vais vous donner votre leçon aujourd’hui. » Elle s’installa au bout de la couchette d’Egwene, les pieds ramenés sous elle. « Asseyez-vous, mon enfant. »
Egwene s’assit, mais Nynaeve commença à tenter de reprendre une position verticale. « Je pense que je vais monter sur le pont.
— J’ai dit « Asseyez-vous ! » La voix de l’Amyrlin claqua comme un coup de fouet, mais Nynaeve continua à se redresser en vacillant. Elle avait encore les deux mains calées sur la couchette mais elle était presque droite. Egwene se tint prête à la rattraper au vol quand elle tomberait.
Nynaeve ferma les paupières et se laissa lentement choir de nouveau sur le lit. « Peut-être que je vais rester. Il y a sans doute des courants d’air là-haut. »
L’Amyrlin eut un rire bref. « On m’a dit que vous aviez l’humeur d’un oiseau-pêcheur avec une arête dans la gorge. Il y en a certaines, mon enfant, pour penser que quelque temps de noviciat vous ferait du bien, en dépit de votre âge. Pour moi, si vous avez les facilités dont j’ai entendu parler, vous méritez d’être une des Acceptées. » Elle émit un autre éclat de rire. « J’ai toujours été d’avis de donner aux gens ce qu’ils méritent. Oui. J’imagine que vous apprendrez beaucoup, une fois que vous aurez atteint la Tour Blanche.
— Je préférerais qu’un des Liges m’enseigne à manier une épée », grommela Nynaeve. Elle ravala convulsivement sa salive et ouvrit les paupières. « Il y a quelqu’un contre qui j’aimerais bien m’en servir. » Egwene lui jeta un vif coup d’œil ; Nynaeve pensait-elle à l’Amyrlin – ce qui était stupide et, par ailleurs, dangereux – ou bien à Lan ? Elle rembarrait Egwene chaque fois que le nom de Lan était prononcé.
« Une épée ? dit l’Amyrlin. Je n’ai jamais cru que les épées étaient d’une grande utilité… même si vous en aviez la maîtrise, mon enfant, il y a toujours des hommes qui possèdent la même, sans compter beaucoup plus de force – mais si vous voulez une épée… »
Elle leva la main – Egwene eut un hoquet de surprise et même Nynaeve ouvrit de grands yeux – et il y avait une épée dans cette main. Avec une lame et une garde d’un curieux blanc bleuâtre, elle paraissait en quelque sorte… froide.
« Faite d’air, mon enfant, avec de l’Air. Elle est aussi solide que la plupart des lames d’acier, meilleure que la plupart, mais néanmoins pas d’une grande utilité. » L’épée devint un simple couteau de cuisine. Il n’y eut pas de rapetissement ; ce fut juste l’un, puis l’autre. « Ceci, par contre, est utile. » Le couteau se fondit en brume qui se dissipa. L’Amyrlin reposa sa main vide dans son giron. « Mais l’un ou l’autre requiert plus d’effort qu’ils n’en valent la peine. Mieux vaut, c’est plus commode et plus simple, porter sur vous un bon couteau. Il faut que vous appreniez à quel moment vous servir de vos facultés, de même que comment et quand il est préférable de faire les choses comme n’importe quelle autre femme. Laissez les forgerons fabriquer des couteaux pour vider les poissons. À utiliser trop souvent et trop librement le Pouvoir Unique, vous pourriez en venir à trop l’aimer. En cela réside le danger. Vous commencez par en vouloir davantage et, tôt ou tard, vous risquez d’en attirer davantage que vous n’avez appris à maîtriser. Et cela vous consume comme une chandelle entièrement fondue ou…
— Si je dois apprendre tout cela, interjeta Nynaeve avec obstination, j’aimerais autant apprendre quelque chose qui puisse servir. Tout ce… ce… « Faites bouger l’air, Nynaeve. Allumez la chandelle, Nynaeve. Maintenant éteignez-la. Allumez-la de nouveau. » Peuh ! »
Egwene ferma les yeux un instant. Je vous en prie, Nynaeve. Je vous en prie, conserver votre sang-froid. Elle se mordit les lèvres pour s’empêcher de le dire tout haut.
L’Amyrlin demeura silencieuse un instant. « Qui puisse servir, finit-elle par répéter. Quelque chose d’utile. Vous désiriez une épée. Imaginez qu’un homme vienne à moi avec une épée. Qu’est-ce que je ferais ? Quelque chose qui me serve, soyez-en sûre. Ceci, je pense. »
Le temps d’une seconde, Egwene crut voir un halo de lumière autour de la femme installée à l’autre bout de sa couchette. Puis l’air parut s’épaissir ; Egwene ne discerna rien qui ait changé en apparence, mais elle le sentait de façon bien réelle. Elle essaya de lever le bras ; il ne bougea pas plus que si elle avait été ensevelie jusqu’au cou dans de la gelée épaisse. Rien ne pouvait remuer à part sa tête.
« Relâchez-moi ! » s’exclama Nynaeve avec rudesse. Ses yeux exprimaient la fureur et sa tête se rejetait brutalement d’un côté à l’autre, mais le reste de sa personne était assis avec la rigidité d’une statue.
Egwene comprit qu’elle n’était pas la seule figée sur place. « Laissez-moi partir !
— Utile, n’est-ce pas ce que vous diriez ? Et ce n’est que de l’Air. » L’Amyrlin parlait sur le ton de la conversation comme si elles bavardaient ensemble autour d’une tasse de thé. « Un homme taillé en force, avec ses muscles et son épée, et l’épée lui est tout autant de secours que les poils sur sa poitrine.
— Laissez-moi aller, j’ai dit !
— Et si je n’aime pas l’emplacement où il se trouve, eh bien, je peux le soulever. » Nynaeve protesta avec fureur comme elle s’élevait, toujours en position assise, jusqu’à ce que sa tête touche presque le plafond. L’Amyrlin sourit. « J’ai souvent souhaité pouvoir m’en servir pour voler. Les annales disent que les Aes Sedai savaient voler, dans l’Ère des Légendes, mais rien n’indique comment elles s’y prenaient. Pas de cette façon, en tout cas. Cela ne fonctionne pas. Vous pourriez saisir à bout de bras un coffre aussi pesant que vous ; vous avez l’air forte. Mais prenez-vous entre vos mains, de la manière que vous voudrez, vous ne pourrez pas vous soulever. »
La tête de Nynaeve s’agitait brutalement, mais pas un autre de ses muscles ne frémissait. « Que la Lumière vous brûle, lâchez-moi ! »
Egwene ravala péniblement sa salive et espéra qu’elle ne serait pas soulevée, elle aussi.
« Autant donc, continua l’Amyrlin, pour le colosse velu, etc. Il ne peut rien contre moi, alors que je peux faire de lui n’importe quoi. Voyons, si l’envie m’en venait » – elle se pencha en avant, ses yeux intensément fixés sur Nynaeve ; soudain son sourire ne parut pas très amical – « je pourrai le retourner la tête en bas et lui donner la fessée. Juste comme… » Tout à coup, l’Amyrlin recula si violemment que sa tête rebondit contre la paroi et elle demeura là comme si quelque chose appuyait sur elle.
Egwene regardait, la bouche sèche. Mes yeux me trompent. Ce n’est pas vrai.
« Elles avaient raison », constata l’Amyrlin. Sa voix paraissait étouffée, comme si elle avait du mal à respirer. « Elles disaient que vous appreniez vite. Et aussi qu’il fallait que votre humeur coléreuse se déchaîne pour arriver au maximum de ce que vous êtes capable de faire. » Elle respira à fond avec peine. « Nous relâcherons-nous mutuellement ensemble, mon enfant ? »
Nynaeve, qui planait en l’air, les yeux flamboyants, répliqua : « Laissez-moi aller tout de suite, sinon… » Brusquement, une expression de stupeur se peignit sur son visage, l’air d’être privée de quelque chose. Sa bouche remua sans émettre de sons audibles.
L’Amyrlin pencha les épaules en avant et se redressa en position assise. « Vous ne connaissez pas encore tout, n’est-ce pas, petite ? Pas la centième partie de ce qu’il y a à savoir. Vous ne vous doutiez pas que je pouvais couper le contact entre vous et la Vraie Source. Vous la sentez encore là-bas, mais vous ne pouvez pas plus l’atteindre qu’un poisson ne peut toucher la lune. Quand vous en aurez appris assez pour être admise au sein de la communauté des Sœurs, aucune femme ne sera en mesure de vous faire cela. Plus vous devenez forte, plus il faut d’Aes Sedai pour vous protéger contre votre volonté. Et maintenant pensez-vous avoir envie d’apprendre ? »
Nynaeve pinça sa bouche dont les lèvres formèrent une ligne mince et la regarda droit dans les yeux d’un air inflexible.
L’Amyrlin soupira. « Si vous possédiez un potentiel moindre ne serait-ce que d’un cheveu, ma petite, je vous enverrai à la Maîtresse des Novices et lui ordonnerai de vous garder jusqu’à la fin de vos jours. Mais vous obtiendrez ce qui revient à vos mérites. »
Les yeux de Nynaeve se dilatèrent et elle eut juste le temps de commencer un cri avant de tomber, heurtant sa couchette avec un bruit mat. Egwene tiqua ; les matelas étaient minces et dur le bois qui se trouvait dessous. Le visage de Nynaeve demeura figé tandis qu’elle bougeait légèrement pour modifier son assise, juste d’une fraction.
« Et maintenant, dit l’Amyrlin d’un ton ferme, à moins que vous n’ayez envie d’un supplément de démonstration, nous allons nous mettre à votre leçon. À continuer votre leçon, pourrions-nous dire.
— Mère ? » appela Egwene d’une voix faible. Elle ne pouvait toujours pas bouger au-dessous du menton.
L’Amyrlin la regarda d’un air interrogateur, puis sourit. « Oh, je suis désolée, mon petit. Votre amie absorbait mon attention, je l’avoue. » Soudain, Egwene fut de nouveau capable de remuer ; elle leva les bras juste pour se convaincre qu’elle le pouvait. « Êtes-vous prêtes toutes les deux à apprendre ?
— Oui, Mère », répondit bien vite Egwene. L’Amyrlin leva un sourcil à l’adresse de Nynaeve.
Au bout d’un instant, Nynaeve dit d’un ton crispé : « Oui, Mère. »
Egwene poussa un soupir de soulagement.
« Bien. Donc, allons-y. Chassez toutes vos pensées sauf celle d’un bouton de fleur. »
Egwene transpirait quand l’Amyrlin s’en alla. Elle avait trouvé certaines des autres Aes Sedai de rudes professeurs, mais cette femme souriante au visage banal savait soutirer en douceur jusqu’à la dernière goutte d’effort, la faire sortir et quand il n’en restait plus elle semblait plonger en vous et en retirer encore. Cela s’était bien passé, toutefois. Quand la porte se fut close derrière l’Amyrlin, Egwene leva une main ; une flamme minuscule jaillit, se balança imperceptiblement sur la pointe de son index, puis sauta du bout de ce doigt aux autres. Elle n’était pas censée exécuter cet exercice sans la surveillance d’une institutrice – une des Acceptées à tout le moins, mais elle était trop enthousiasmée par ses progrès pour s’occuper de pareil détail.
Nynaeve se leva d’un bond et lança son oreiller sur le battant qui se refermait. « Quelle… quelle infecte, quelle indigne, quelle abominable vieille sorcière ! Que la Lumière la brûle ! J’aimerais la jeter en pâture aux poissons. J’aimerais lui faire ingurgiter des remèdes qui la rendraient verdâtre jusqu’à la fin de ses jours ! Je me moque qu’elle soit assez âgée pour être ma mère, si je la tenais au Champ d’Emond, elle ne s’assiérait pas sans grimacer pendant… » Ses dents grincèrent si fort qu’Egwene sursauta.
Laissant mourir la flamme, Egwene fixa avec résolution son regard dans son giron. Elle aurait aimé trouver un moyen de se faufiler hors de la cabine sans attirer l’attention de Nynaeve.
La leçon ne s’était pas bien passée pour cette dernière, parce qu’elle avait tenu la bride serrée à son caractère coléreux jusqu’au départ de l’Amyrlin. Elle ne réussissait jamais grand-chose à moins d’être en fureur et, alors, elle explosait. Après échec sur échec, l’Amyrlin avait tenté le maximum en son pouvoir pour la pousser de nouveau à bout. Egwene espérait Nynaeve capable d’oublier qu’elle avait été présente pour voir ou entendre ce qui s’était passé.
Nynaeve se dirigea à grandes enjambées raides vers sa couchette et se planta les yeux fixés sur la paroi qui était derrière, les poings serrés à ses côtés. Egwene regarda la porte avec nostalgie.
« Ce n’était pas ta faute », déclara Nynaeve, et Egwene sursauta.
« Nynaeve, je… »
Nynaeve se retourna, les yeux abaissés sur elle. « Ce n’était pas ta faute, répéta-t-elle d’un ton pas autrement convaincu, mais si jamais tu souffles un mot, je… je…
— Pas un mot, dit vivement Egwene. Je ne me rappelle même rien qui vaille la peine d’en parler. »
Nynaeve la dévisagea pendant encore un instant, puis hocha la tête. Brusquement elle esquissa une grimace. « Par la Lumière, jamais je n’aurais cru qu’il existe un goût pire que celui de la racine de langue-de-mouton crue. Je m’en souviendrai la prochaine fois que tu te conduiras comme une sotte, alors prends garde à toi. »
Egwene sourcilla. Ç’avait été la première tentative de l’Amyrlin pour exciter la colère de Nynaeve. Une boulette sombre de quelque chose qui luisait comme de la graisse et avait une odeur nauséabonde était soudain apparue, pendant que l’Amyrlin immobilisait Nynaeve avec le Pouvoir, et avait été introduite de force dans la bouche de la Sagesse. L’Amyrlin lui avait même pincé le nez pour la contraindre à avaler. Et quand elle avait vu exécuter les choses une fois, Nynaeve se les rappelait. Egwene ne pensait pas qu’il y avait moyen de l’en empêcher si elle se mettait en tête de les reproduire ; elle-même avait réussi à faire danser une flamme, mais jamais elle n’aurait retenu l’Amyrlin plaquée contre un mur. « Au moins naviguer sur ce bateau ne vous rend-il plus malade. »
Nynaeve ronchonna, puis émit un bref éclat de rire, « Je suis trop exaspérée pour songer à la révolte de mon estomac. » Avec un autre rire sans joie, elle secoua la tête. « Je me sens trop mal en point pour avoir envie de vomir. Par la Lumière, j’ai l’impression d’avoir été tirée à reculons à travers le nœud d’un morceau de bois. Si c’est à cela que ressemble le noviciat, tu auras de quoi te stimuler pour apprendre rapidement. »
Egwene regarda ses genoux en fronçant les sourcils. Comparée à Nynaeve, l’Amyrlin n’avait fait que l’encourager, sourire de ses succès, compatir à ses échecs, puis la cajoler pour qu’elle recommence. Cependant, toutes les Aes Sedai avaient dit que les choses se passeraient différemment à la Tour Blanche ; que ce serait plus dur, sans vouloir expliquer en quoi.
Si elle devait en passer par les mêmes épreuves que Nynaeve, jour après jour, elle ne se croyait pas en mesure de le supporter.
Quelque chose changea dans le mouvement du navire. Le balancement cessa et des pieds martelèrent le pont au-dessus de leurs têtes. Un homme cria quelque chose qu’Egwene ne parvint pas à comprendre.
Elle leva les yeux vers Nynaeve. « Croyez-vous… Tar Valon ?
— Il n’y a qu’un moyen de le découvrir », répliqua Nynaeve qui prit son manteau sur la patère d’un geste résolu.
Quand elles arrivèrent sur le pont, des matelots y couraient dans tous les sens, halant des cordages, diminuant la voilure, apprêtant de longues rames. Le vent s’était affaibli en brise et les nuages se dispersaient à présent.
Egwene se précipita vers la rambarde. « C’est bien ça ! C’est Tar Valon ! » Nynaeve la rejoignit avec un visage dépourvu d’expression. L’île était si grande qu’on aurait dit que la rivière se divisait en deux plutôt qu’elle ne contenait une bande de terre. Des ponts qui semblaient faits en dentelle lançaient leur arche depuis chaque berge, surplombant un terrain marécageux en même temps que la rivière. Les murailles d’enceinte de la ville, les Remparts Étincelants de Tar Valon, miroitaient toutes blanches dans le soleil qui perçait à travers les nuages. Et sur la rive gauche, son sommet rompu lâchant une mince volute de fumée, Mont-Dragon se profilait en noir contre le ciel, montagne dressée au milieu de plaines et d’ondulations de collines. Mont-Dragon, où le Dragon était mort. Mont-Dragon créé par l’agonie du Dragon.
Egwene aurait préféré ne pas penser à Rand quand elle regarda la montagne. Un homme qui canalisait. Ô Lumière, viens à son secours.
La Reine de la Rivière franchit une large ouverture dans un haut mur qui s’avançait en cercle dans la rivière. À l’intérieur, un long quai entourait une darse ronde. Des matelots ferlaient les dernières voiles et se servaient seulement de rames pour propulser le navire en culant vers son poste d’amarrage. Tout autour du long quai, les autres navires venus de l’amont du fleuve étaient maintenant au mouillage parmi les bateaux déjà là. La bannière à Flamme Blanche provoqua une ruée supplémentaire de dockers sur le quai encombré.
L’Amyrlin monta sur le pont avant que les aussières soient fixées, mais les dockers installèrent une passerelle dès qu’elle apparut. Leane marchait à sa hauteur, sa crosse surmontée de la Flamme à la main, et les autres Aes Sedai qui étaient à bord débarquèrent derrière elles. Pas une n’adressa ne serait-ce qu’un coup d’œil à Egwene ou à Nynaeve. Sur le quai, une délégation attendait l’Amyrlin – des Aes Sedai drapées dans leur châle rituel, s’inclinant cérémonieusement, baisant l’anneau de l’Amyrlin. Une grande animation régnait sur le port, entre le déchargement des navires et l’arrivée de l’Amyrlin ; des soldats s’alignaient en formations aussitôt à terre, des hommes mettaient en place les mâts de charge pour déposer la cargaison sur le quai ; des sonneries de trompettes retentissaient en haut des remparts, rivalisant avec les acclamations des badauds.
Nynaeve émit un sonore reniflement de dédain. « On dirait qu’elles nous ont oubliées. Viens. Nous nous débrouillerons seules. »
Egwene regrettait de renoncer à son premier aperçu de Tar Valon, mais elle suivit Nynaeve dans l’entrepont pour rassembler leurs affaires. Quand elles remontèrent, soldats et trompettes étaient partis – de même que les Aes Sedai. Des hommes rabattaient les panneaux des écoutilles et affalaient les cordages dans les cales.
Sur le pont, Nynaeve attrapa un docker par le bras, un gaillard robuste vêtu d’une rude chemise brune sans manche. « Nos chevaux… commença-t-elle.
— Je suis occupé, grommela-t-il en se libérant. Les chevaux seront tous conduits à la Tour Blanche. » Il les toisa de la tête aux pieds. « Si vous avez à faire avec la Tour, mieux vaut y aller tout de suite. Les Aes Sedai n’approuvent pas que les nouvelles soient en retard. » Un autre débardeur, qui s’escrimait avec un ballot hissé de la cale au bout d’un cordage, l’appela et il quitta les jeunes femmes sans un coup d’œil en arrière.
Egwene échangea un regard avec Nynaeve. Elles semblaient bien abandonnées à elles-mêmes.
Nynaeve débarqua du navire à grands pas, une expression de détermination rébarbative sur le visage, mais Egwene descendit tristement la passerelle, assaillie par l’odeur de goudron qui régnait sur le quai. Tous ces discours qu’on voulait de nous ici et voilà maintenant qu’elles ont l’air de s’en moquer éperdument.
De larges marches montaient des docks jusqu’à une vaste arche de pierre rouge sombre. En y arrivant, Egwene et Nynaeve s’arrêtèrent pour admirer.
Chaque bâtiment donnait l’impression d’un palais, même si la plupart abritaient des auberges ou des magasins, à en juger par les enseignes au-dessus des portes. Partout la pierre était artistement travaillée et les lignes architecturales d’une construction semblaient dessinées pour compléter et mettre en valeur la suivante, entraînant le regard de l’une à l’autre comme si chacune faisait partie d’un même vaste plan d’ensemble. Certains ouvrages ne ressemblaient pas du tout à des maisons, on aurait dit de gigantesques lames déferlantes, ou d’énormes coquillages, ou encore des falaises sculptées de façon fantastique par le vent. Juste devant l’arche s’étendait une vaste place avec une fontaine et des arbres, et Egwene aperçut plus loin une autre place. Au-dessus de tout cela se dressaient les tours, grandes et gracieuses, certaines reliées par des ponts majestueux, haut dans le ciel. Et toutes étaient dominées par une tour plus élevée et plus massive qu’elles, aussi blanche que les Remparts Étincelants eux-mêmes.
« On en a le souffle carrément coupé à première vue, dit une voix de femme derrière elles. Et aussi bien quand on l’a vu dix fois. Ou cent. »
Egwene se retourna. Cette femme était une Aes Sedai ; Egwene en eut la conviction, même si elle ne portait pas de châle. Personne d’autre n’avait cette apparence sans âge ; et son maintien dénotait une assurance, une confiance en soi qui confirmait cette impression. Un coup d’œil à sa main fit découvrir l’anneau d’or, le serpent qui se mord la queue. L’Aes Sedai était légèrement replète, avec un sourire cordial, et c’était l’une des femmes d’aspect le plus bizarre qu’Egwene avait jamais vu. Son léger embonpoint ne pouvait masquer ses pommettes saillantes, ses yeux se relevaient en biais et étaient du vert le plus clair, le plus transparent qui soit ; quant à ses cheveux ils étaient presque couleur de feu. Egwene eut du mal à s’empêcher de fixer avec ébahissement cette chevelure, ces yeux légèrement bridés.
« De l’architecture ogière, naturellement, poursuivit l’Aes Sedai, et ce que les Ogiers ont réalisé de plus réussi, selon certains. Une des premières villes bâties après la Destruction. À l’époque il n’y avait pas cinq cents personnes au total – pas plus de vingt Sœurs – mais ils ont construit pour ce qui deviendrait nécessaire.
— C’est une ville ravissante, répliqua Nynaeve. Nous sommes censées nous rendre à la Tour Blanche. Nous sommes venues ici pour suivre une formation, mais personne ne paraît se soucier que nous restions ou repartions.
— On s’en soucie, répliqua l’autre en souriant. Je suis venue ici vous accueillir, mais j’ai été retardée parce que je me suis entretenue avec l’Amyrlin. Je suis Sheriam, la Maîtresse des Novices.
— Je ne suis pas destinée à être novice, déclara Nynaeve d’une voix ferme mais un petit peu trop vite. L’Amyrlin en personne a dit que je devais être une Acceptée.
— C’est ce qu’on m’a appris. » Sheriam avait un ton amusé. « À ma connaissance, cela ne s’est jamais fait jusqu’ici, toutefois on déclare que vous êtes exceptionnelle. Rappelez-vous pourtant que même une des Acceptées peut être convoquée à mon bureau. Cela requiert des infractions au règlement plus graves que de la part d’une novice, mais cela s’est produit. » Elle se tourna vers Egwene comme si elle n’avait pas remarqué la mine courroucée de Nynaeve. « Et vous êtes notre nouvelle novice. C’est toujours une joie de voir arriver une novice. Nous n’en avons que trop peu, ces temps-ci. Vous serez la quarantième. Seulement quarante. Et pas plus de huit ou neuf d’entre elles seront élevées au rang des Acceptées. Néanmoins, je ne pense pas que vous aurez trop à vous en inquiéter pour autant que vous y mettrez du cœur et de l’application. La tâche est rude et, même pour quelqu’un qui a le potentiel dont on m’a parlé, elle ne sera pas rendue plus facile. Si vous ne parvenez pas à vous y tenir, quelque dure qu’elle soit, ou si vous cédez sous la pression qu’elle implique, mieux vaut que nous le découvrions maintenant et vous laissions aller, plutôt que d’attendre que vous soyez une Sœur avec d’autres qui comptent sur vous. La vie d’une Aes Sedai n’est pas facile. Ici, nous vous y préparons, en admettant que vous ayez en vous ce qui est requis. »
Egwene ravala sa salive. Céder sous la pression « J’essaierai, Sheriam Sedai », dit-elle d’une voix faible. Et je ne plierai pas.
Nynaeve la regardait avec inquiétude. « Sheriam… » Elle s’arrêta et respira à fond. « Sheriam Sedai » – on aurait dit qu’elle extirpait de force le titre honorifique – « est-ce obligé que ce soit tellement pénible pour elle ? La chair et le sang ne peuvent résister que jusqu’à un certain point. Je sais… quelque chose… de ce que les novices doivent endurer. Il n’y a sûrement pas besoin d’essayer de la briser juste pour vérifier sa force de résistance.
— Vous pensez à ce que l’Amyrlin vous a fait aujourd’hui ? » Le dos de Nynaeve se raidit ; Sheriam eut l’air d’essayer de réprimer son expression amusée. « Je vous avais prévenue que je m’étais entretenue avec l’Amyrlin. Tranquillisez-vous pour votre amie. L’instruction des novices est dure mais pas à ce point-là. Cela, c’est pour les premières semaines quand on devient une des Acceptées. » Nynaeve resta bouche bée ; Egwene crut les yeux de la Sagesse près de lui sortir de la tête. « C’est pour repérer les quelques-unes qui pourraient avoir terminé avec succès leur formation de novices alors qu’elles ne l’auraient pas dû. Nous ne pouvons pas risquer qu’une des nôtres – une Aes Sedai de plein droit – cède au stress du monde extérieur. » L’Aes Sedai les attira à elle en passant un bras autour des épaules de chacune. Nynaeve semblait marcher comme en rêve. « Venez, dit Sheriam, je vais vous installer dans vos chambres. La Tour Blanche vous attend. »