8 Le Dragon Réincarné

Au début, Rand avançait avec nervosité d’un pas raide à côté du Lige. Affronter quoi qu’il arrive tête haute, c’était aisé à dire pour Lan. Lui n’avait pas été convoqué par la Souveraine d’Amyrlin. Lui ne se demandait pas s’il serait neutralisé avant que le jour s’achève, ou pire. Rand avait l’impression que quelque chose s’était bloqué en travers de sa gorge, il était incapable de déglutir et il en avait follement besoin.

Les couloirs fourmillaient de monde, des serviteurs accomplissant leurs tâches matinales, des guerriers portant une épée sur de longues cottes d’apparat. Quelques jeunes garçons armés de petites épées d’entraînement serraient de près leurs aînés, imitant leur démarche. Aucune trace du combat ne demeurait, mais même les enfants avaient un air de vigilance. Les adultes ressemblaient à des chats attendant une horde de rats.

Ingtar regarda Rand et Lan avec une expression bizarre, presque troublée, ouvrant la bouche puis ne disant rien quand ils passèrent près de lui. Kajin, grand, maigre et olivâtre, brandit et abaissa les poings au-dessus de sa tête dans un mouvement de pompage en criant « Taïshar Malkier ! Tai’shar Manetheren ! » Vrai sang de la Malkier. Vrai sang de Manetheren.

Rand sursauta. Par la Lumière, pourquoi a-t-il dit ça ? Ne sois pas stupide, se dit-il. Ils sont tous au courant pour Manetheren ici. Ils connaissent toutes les vieilles histoires où il est question de combat. Que je sois brûlé, il faut que je me maîtrise.

Lan dressa les poings en réponse. « Tai’shar Shienar ! »

S’il s’enfuyait, pourrait-il se perdre dans la foule assez longtemps pour aller jusqu’à son cheval ? Si elle envoie des traqueurs sur ma piste… À chaque pas, sa tension augmentait.

Comme ils approchaient des appartements des femmes, Lan dit soudain d’un ton sec : « Le Chat-traverse-la-cour ! »

Surpris, Rand adopta instinctivement l’allure de marche qui lui avait été enseignée, le dos droit mais chaque muscle souple, comme s’il était suspendu à un fil de fer attaché en haut de sa tête. C’était une allure détendue de flâneur, presque arrogante. Détendue en apparence ; il ne se sentait nullement tel intérieurement. Il n’eut pas le temps de s’étonner de sa réaction machinale. Ils abordaient du même pas le dernier couloir.

À l’entrée des appartements des femmes, des femmes levèrent la tête calmement quand ils arrivèrent. Certaines étaient assises derrière des tables à plan incliné, des pupitres, consultant de grands registres et parfois y inscrivant une note. D’autres tricotaient ou s’affairaient avec une aiguille et un tambour à broder. Des Dames vêtues de soie montaient cette garde aussi bien que des servantes en livrée. Les battants de la porte en plein cintre étaient ouverts sans autre sentinelle. Point n’était besoin de plus. Aucun homme du Shienar n’entrerait sans y être invité, mais tous les hommes du Shienar étaient prêts à défendre cette porte si besoin était, et ils seraient stupéfaits que ce soit nécessaire.

L’estomac de Rand se souleva dans une violente nausée acide. Elles vont jeter un coup d’œil à nos épées et nous empêcher d’entrer. Eh bien, c’est ce que je souhaite, non ? Si elles nous refoulent, peut-être que je parviendrai encore à m’enfuir. À condition qu’elles ne lancent pas les soldats à nos trousses. Il s’attacha à conserver l’allure que Lan lui avait dit de prendre comme il se serait cramponné à une branche flottant sur les flots d’une inondation ; se concentrer là-dessus était la seule chose qui le retenait de tourner les talons et de fuir.

Une des suivantes de la Dame Amalisa, Nisura, une femme au visage rond, posa sa broderie et se leva quand ils firent halte. Ses yeux se tournèrent brièvement vers leurs épées, sa bouche se pinça, mais elle n’en parla pas. Toutes les femmes interrompirent leurs tâches pour observer, silencieuses et attentives.

« Honneur à vous deux », dit Nisura en inclinant légèrement la tête. Elle jeta un coup d’œil à Rand, si vite qu’il doutait presque de l’avoir vu ; cela lui rappela la remarque de Perrin. « La Souveraine d’Amyrlin vous attend. » Sur un geste d’elle, deux autres dames – pas des servantes ; ils étaient honorés – s’avancèrent pour les escorter. Ces femmes saluèrent à peine un peu plus profondément que Nisura, et leur indiquèrent l’embrasure voûtée en berceau. L’une et l’autre examinèrent Rand du coin de l’œil, puis ne le regardèrent plus.

Croyaient-elles que nous viendrions tous, ou moi seulement ? Pourquoi nous tous ?

À l’intérieur, ils reçurent l’attention à laquelle Rand s’était attendu – deux hommes dans les appartements des femmes où les hommes étaient une rareté – et leurs épées causèrent plus d’un haussement de sourcils, mais aucune des femmes présentes n’ouvrit la bouche. Ils laissèrent dans leur sillage des nœuds de conversation, de légers murmures trop bas pour que Rand distingue les propos qui s’échangeaient. Lan continuait à avancer comme s’il ne s’en apercevait même pas. Rand marchait à sa hauteur derrière leur escorte et regrettait de ne pouvoir entendre ce qui se disait.

Puis ils arrivèrent à l’appartement de l’Amyrlin, avec trois Aes Sedai dans le couloir devant la porte. La plus grande, Leane, avait en main sa crosse à flamme d’or. Rand ne connaissait pas les deux autres, l’une de l’Ajah Blanche et la seconde de l’Ajah Jaune d’après les franges de leurs châles. Toutefois, il se rappelait leurs visages levés vers lui qui courait à travers ces mêmes couloirs. Des visages lisses d’Aes Sedai, au regard clairvoyant. Elles l’examinaient avec des sourcils levés et des lèvres pincées. Les dames qui avaient conduit Lan et Rand s’inclinèrent dans une révérence, les confiant aux Aes Sedai.

Leane toisa Rand avec un léger sourire. En dépit du sourire, sa voix avait quelque chose de mordant. « Qu’amenez-vous donc à l’Amyrlin aujourd’hui, Lan Gaidin ? Un jeune lion ? Veillez donc à ce que les Vertes ne voient celui-ci, sinon l’une d’elles le prendra sous sa coupe avant qu’il ait dit « ouf ». Les Vertes aiment se les attacher jeunes. »

Rand se demanda si c’était réellement possible de transpirer à l’intérieur de sa peau. C’est l’impression qu’il avait. Il avait envie de regarder Lan, mais il se rappela cette partie des instructions du Lige. « Je suis Rand al’Thor, fils de Tam al’Thor, du pays des Deux Rivières qui s’appelait autrefois Manetheren. Puisque j’ai été convoqué par la Souveraine d’Amyrlin, Leane Sedai, me voici. Je suis prêt. » Il fut surpris que sa voix n’ait pas tremblé une seule fois.

Leane cligna des paupières et son sourire se fondit dans une expression pensive. « N’est-il pas censé être berger, celui-ci, Lan Gaidin ? Il n’était pas aussi sûr de lui, ce matin.

— C’est un homme, Leane Sedai, répliqua d’un ton ferme Lan, ni plus ni moins. Nous sommes ce que nous sommes. »

L’Aes Sedai secoua la tête. « Le monde devient plus étrange chaque jour. Je suppose que le forgeron va porter une couronne et s’exprimer sur le mode du Grand Chant. Attendez ici. » Elle disparut à l’intérieur pour les annoncer.

Elle ne resta absente que quelques instants, mais Rand sentait avec malaise peser sur lui les yeux des Aes Sedai restantes. Il s’efforça de soutenir leur regard avec sang-froid, comme le lui avait enseigné Lan, et elles rapprochèrent leurs têtes en chuchotant. Que disent-elles ? Que savent-elles ? Par la Lumière, vont-elles me neutraliser ? Était-ce cela que sous-entendait Lan en parlant d’affronter d’un cœur ferme ce qui pourrait advenir ?

Leane revint et fit signe à Rand d’entrer. Quand Lan se mit en mouvement pour le suivre, elle brandit sa crosse en travers de la poitrine de Lan pour l’arrêter. « Pas vous, Lan Gaidin. Moiraine a une tâche pour vous. Votre lionceau ne risquera pas grand-chose tout seul. »

La porte se rabattit derrière Rand mais pas avant qu’il n’entende la voix de Lan ferme et farouche mais basse pour n’être perçue que par son oreille. « Tai’shar Manetheren ! »

Moiraine était assise d’un côté de la pièce et une des Aes Sedai Brunes qu’il avait vues dans les cachots était placée de l’autre, néanmoins c’est la femme dans le fauteuil à haut dossier derrière la vaste table qui retint son attention. Les rideaux avaient été partiellement tirés devant les meurtrières, par contre leur entrebâillement laissait entrer juste assez de clarté pour rendre son visage difficile à voir nettement à contre-jour. N’empêche qu’il la reconnut. La Souveraine d’Amyrlin.

Il se laissa choir vivement sur un genou, la main gauche sur la poignée de son épée, le poing droit pressé contre le tapis aux multiples dessins, et inclina la tête. « Vous m’avez convoqué, ma Mère, me voici. Je suis prêt. » Il redressa la tête à temps pour voir qu’elle haussait les sourcils.

« Vraiment, jeune homme ? » Elle avait un ton presque amusé. Avec quelque chose d’autre qu’il ne pouvait définir. Elle ne paraissait certes pas amusée. « Relevez-vous, jeune homme, et laissez-moi vous regarder. »

Il se remit debout et essaya de garder l’air à l’aise. Ce fut un effort de ne pas crisper ses mains. Trois Aes Sedai. Combien en faut-il pour neutraliser un homme ? On en avait envoyé une douzaine ou plus pour Logain. Moiraine me ferait-elle cela ? Il fixa l’Amyrlin droit dans les yeux. Elle ne cilla pas.

« Asseyez-vous, jeune homme, finit-elle par dire avec un geste vers une chaise au dossier fait de barres horizontales qui avait été placée carrément devant la table. Ceci ne sera pas bref, je le crains.

— Merci, ma Mère. » Il salua alors de la tête comme Lan le lui avait recommandé et toucha son épée. « Avec votre permission, ma Mère, je resterai debout. La veille n’est pas finie. »

L’Amyrlin émit un son d’exaspération et regarda Moiraine. « Avez-vous chargé Lan de s’en occuper spécialement, ma Fille ? Ceci sera assez difficile sans qu’il prenne les habitudes des Liges.

— Lan a donné des leçons à tous les garçons, ma mère, répliqua calmement Moiraine. Il a passé un peu plus de temps avec celui-ci qu’avec les autres parce qu’il porte une épée. »

L’Aes Sedai Brune s’agita sur son siège. « Les Gaidins sont hautains et fiers mais utiles, ma Mère. Je ne pourrais pas me passer de Tomas, de même que vous ne voudriez pas perdre Alric. J’ai même entendu quelques Rouges dire qu’elles auraient aimé parfois avoir un Lige. Quant aux Vertes, bien sûr… »

Les trois Aes Sedai ne s’occupaient plus de lui, à présent, ni les unes ni les autres. « Cette épée, reprit l’Amyrlin. Elle est apparemment marquée au signe du héron. Comment l’a-t-il acquise, Moiraine ?

— Tam al’Thor a quitté les Deux Rivières dans sa jeunesse, ma Mère. Il a rejoint l’armée d’Illian et a servi pendant la guerre des Blancs Manteaux et les deux dernières guerres contre le Tear. Avec le temps, il est passé maître dans le maniement des armes et Capitaine en second des Compagnons. Après la Guerre contre les Aiels, Tam al’Thor est retourné dans les Deux Rivières avec une épouse originaire de Caemlyn et un nourrisson. Beaucoup aurait été sauvé si j’avais appris cela plus tôt, mais maintenant je le sais. »

Rand regardait attentivement Moiraine. Il savait que Tam avait quitté les Deux Rivières et était revenu avec une épouse étrangère et l’épée, mais le reste… Où avez-vous glané tout cela ? Pas au Champ d’Emond. À moins que Nynaeve ne vous en ait dit plus qu’à moi. Un nourrisson. Elle n’a pas employé le mot fils. Mais je suis SON fils.

« Contre le Tear. » L’Amyrlin fronça légèrement les sourcils. « Ah, il y avait faute des deux côtés dans ces guerres. Des hommes déraisonnables qui préféraient se battre plutôt que discuter. Pouvez-vous dire si la lame est authentique, Vérine ?

— Il y a des tests, ma Mère.

— Eh bien, prenez-la et vérifiez, ma Fille. »

Les trois femmes ne le regardaient même pas. Rand recula d’un pas, la main fermement serrée sur la poignée. « Mon père m’a donné cette épée, s’écria-t-il avec colère. Personne ne me la prendra. » C’est alors seulement qu’il s’aperçut que Vérine n’avait pas quitté son siège. Il les regarda avec confusion, essayant de recouvrer son aplomb.

« Ainsi donc vous avez en vous un peu de feu en dehors de ce que Lan y a mis. Bien. Vous en aurez besoin.

— Je suis comme je suis, ma Mère, réussit-il à dire d’une voix assez neutre. Je suis prêt pour ce qui vient. »

L’Amyrlin tiqua. « Lan vous a donc bien fait la leçon. Écoutez-moi, jeune homme. Dans quelques heures, Ingtar partira à la recherche du Cor volé. Votre ami, Mat, s’en ira avec lui. Je pense que votre autre ami – Perrin ? – ira également. Désirez-vous les accompagner ?

— Mat et Perrin s’en vont ? Pourquoi ? » Il se rappela tardivement d’ajouter un respectueux « ma Mère ».

« Vous êtes au courant pour le poignard que portait votre ami ? » Un plissement de lèvres montra ce qu’elle pensait de ce poignard. « Il a été volé aussi. À moins de le retrouver, le lien entre votre ami et cette lame ne peut être complètement tranché et Mat mourra. Vous pouvez chevaucher avec eux si vous voulez. Ou vous pouvez rester ici. Nul doute que le Seigneur Agelmar vous gardera comme son hôte autant que vous le souhaiterez. Moi aussi, je vais m’en aller aujourd’hui. Moiraine Sedai m’accompagne, de même Egwene et Nynaeve, vous resterez donc seul si vous restez. À vous de choisir. »

Rand la regarda avec stupeur. Elle dit que je peux partir quand je veux. Est-ce pour cela qu’elle m’a convoqué ici ? Mat va mourir ! Il jeta un coup d’œil à Moiraine, assise impassible, les mains croisées dans son giron. On aurait cru à la voir que rien au monde ne la concernait moins que l’endroit où il se rendrait. De quel côté essayez-vous de me pousser, Aes Sedai ? Que je sois brûlé, j’irai d’un autre. Toutefois, si Mat se meurt… je ne peux pas l’abandonner. Par la Lumière, comment retrouverons-nous ce poignard !

« Vous n’êtes pas obligé de vous décider tout de suite », reprit l’Amyrlin. Elle ne paraissait pas non plus s’y intéresser outre mesure. « Mais il vous faudra choisir avant qu’Ingtar parte.

— Je me joindrai aux cavaliers d’Ingtar, ma Mère. »

L’Amyrlin hocha la tête distraitement. « Maintenant que ce détail est réglé, passons à des questions importantes. Je suis au courant que vous pouvez canaliser, jeune homme. Qu’est-ce que vous savez ? »

La bouche de Rand béa. Surpris en pleine réflexion inquiète pour Mat, les paroles de l’Amyrlin dites d’un ton détaché l’avaient frappé comme une porte de grange qui se rabat à toute volée. Les conseils et instructions de Lan furent pour ainsi dire balayés. Il dévisagea l’Amyrlin avec stupeur, en s’humectant les lèvres. C’était une chose de supposer qu’elle était renseignée sur son compte et une autre bien différente d’en avoir la certitude. La sueur perla finement au-dehors sur son front.

Elle se pencha en avant sur son siège, attendant sa réponse, mais il eut l’impression qu’elle avait envie de se reculer. Il se rappela ce que Lan avait dit. Si elle a peur de toi… Il eut envie de rire. Si elle avait peur de lui.

« Non, je ne le peux pas… je ne l’ai pas fait à dessein. C’est arrivé, simplement. Je ne veux pas… canaliser le Pouvoir. Je ne recommencerai jamais. Je le jure.

— Vous ne le voulez pas, dit l’Amyrlin. Ma foi, c’est sage de votre part. Et ridicule, aussi. Certains peuvent apprendre à canaliser ; la plupart ne le peuvent pas. Quelques-uns, toutefois, ont cette faculté implantée en eux à la naissance. Tôt ou tard, ils exercent le Pouvoir Unique, qu’ils le veuillent ou non, aussi sûrement que les œufs de poisson produisent des poissons. Vous continuerez à canaliser, mon garçon. Vous ne pouvez pas vous en empêcher. Et mieux vaut que vous appreniez à le canaliser, à le maîtriser, sinon vous ne vivrez pas assez longtemps pour devenir fou. Le Pouvoir Unique tue qui n’est pas capable de maîtriser son flot.

— Comment suis-je censé apprendre ? » s’exclama-t-il avec humeur. Moiraine et Vérine se contentaient de rester assises là, imperturbables, à l’observer. Comme des araignées. « Comment ? Moiraine affirme qu’elle ne peut rien m’enseigner et je ne sais pas comment apprendre. Je ne veux pas, de toute façon. Je veux cesser. Ne le comprenez-vous pas ? Cesser !

— Je t’ai dit la vérité, Rand », répliqua Moiraine. Elles parlaient comme s’ils avaient une conversation plaisante. « Ceux qui seraient en mesure de te former, les hommes Aes Sedai, sont morts depuis trois mille ans. Et une Aes Sedai de notre temps ne serait pas plus capable de t’enseigner à atteindre le saidin que toi d’apprendre à capter la saidar. Un oiseau ne peut pas plus apprendre à voler à un poisson qu’un poisson à nager à un oiseau.

— J’ai toujours pensé que ce dicton était faux, dit soudain Vérine. Il y a des oiseaux qui plongent et qui nagent. Et dans la Mer des Tempêtes il y a des poissons volants dont les longues nageoires se déploient aussi largement que vos bras étendus et des becs pareils à des épées qui peuvent transpercer… » Les mots s’éteignirent dans sa gorge et elle rougit. Moiraine et l’Amyrlin la regardaient sans expression.

Rand profita de l’interruption pour tenter de se ressaisir. Comme Tam le lui avait enseigné il y a longtemps, il créa dans son esprit une flamme unique qu’il alimenta de ses peurs, cherchant le néant, le calme du vide. La flamme parut s’enfler jusqu’à tout envelopper, jusqu’à être trop grande pour qu’il puisse encore la contenir ou l’imaginer. Alors elle disparut, laissant à sa place une sensation de paix. Sur son pourtour, des émotions papillotaient, peur et colère comme des taches noires, mais le vide tint bon. Les pensées glissaient à sa surface comme des cailloux sur la glace. L’attention des Aes Sedai ne s’était détournée qu’un instant mais, quand elles la reportèrent sur lui, son visage était calme.

« Pourquoi me parlez-vous ainsi, ma Mère ? demanda-t-il. Vous devriez être en train de me neutraliser. »

L’Amyrlin fronça les sourcils et se tourna vers Moiraine. « C’est Lan qui le lui a appris ?

— Non, ma Mère. Il l’a su par Tam al’Thor.

— Pourquoi ? » répéta Rand avec insistance. L’Amyrlin le regarda droit dans les yeux et dit :

« Parce que vous êtes le Dragon Réincarné. »

Le vide oscilla. Le monde vacilla. Tout semblait tourner autour de lui. Il se concentra sur le néant et le vide se rétablit, le monde s’immobilisa.

« Non, ma Mère. Je peux canaliser, que la Lumière m’assiste, mais je ne suis ni Raolin Fléau-du-Ténébreux, ni Guaire Amalasin, ni Yurian Arc-de-Pierre. Vous pouvez me neutraliser ou me tuer ou me laisser aller, mais je ne serai jamais un faux Dragon docile au bout de la laisse de Tar Valon. »

Il entendit Vérine reprendre convulsivement son souffle, et les yeux de l’Amyrlin s’agrandirent, leur regard aussi dur qu’un roc bleu. Rand n’en fut pas troublé ; cela glissa sur son vide intérieur.

« Où avez-vous entendu ces noms ? s’exclama l’Amyrlin d’une voix autoritaire. Qui vous a dit que Tar Valon tire les ficelles de n’importe quel faux Dragon ?

— Un ami, ma Mère, répliqua-t-il. Un ménestrel. Son nom était Thom Merrilin. Il est mort, maintenant. »

Moiraine émit un son et il lui jeta un coup d’œil. Elle avait soutenu que Thom n’était pas mort, mais elle n’en avait offert aucune preuve et il ne voyait pas comment un homme pouvait survivre dans un corps à corps avec un Évanescent. Cette pensée n’avait pas de rapport avec la situation présente et elle s’effaça de son esprit. Où seuls demeurèrent le vide et l’unité intérieure.

« Vous n’êtes pas un faux Dragon, déclara fermement l’Amyrlin. Vous êtes le vrai Dragon Réincarné.

— Je suis un berger des Deux Rivières, ma Mère.

— Ma fille, racontez-lui l’histoire. Une histoire vraie, jeune homme. Écoutez bien. »

Moiraine se mit à parler. Rand gardait les yeux fixés sur l’Amyrlin, mais il entendait.

« Il y a près de vingt ans, les Aiels ont franchi l’Échine du Monde, le Rempart du Dragon, la seule fois où ils aient agi de la sorte. Ils ont dévasté le Cairhien, anéanti toutes les armées envoyées contre eux, brûlé la ville même de Cairhien et se sont battus tout le long du chemin jusqu’à Tar Valon. C’était l’hiver et il neigeait, mais le froid ou la chaleur importe peu à un Aiel. La bataille finale, la dernière qui comptait, a été livrée devant les Remparts Étincelants, dans l’ombre du Mont-Dragon. Au bout de trois jours et trois nuits de combat, les Aiels ont été repoussés. Ou plutôt ils ont tourné d’eux-mêmes les talons, car ils avaient accompli ce qu’ils étaient venus faire, c’est-à-dire tuer le Roi Laman de Cairhien, pour le péché qu’il avait commis contre l’Arbre. C’est ici que commencent mon histoire et la tienne. »

Ils ont déferlé par-dessus le Rempart du Dragon comme une lame de fond. Tout le long du chemin jusqu’aux Remparts Étincelants. Rand attendit que s’effacent ses souvenirs, mais c’est la voix de Tam qui résonnait à ses oreilles, Tam malade qui délirait, qui ramenait au jour des secrets de son passé. La voix se pressait à l’extérieur du vide, réclamant d’entrer.

« J’étais à l’époque une des Acceptées, poursuivit Moiraine, comme notre Mère, l’Amyrlin. Nous devions bientôt être élevées au rang de Sœurs et, ce soir-là, nous étions de service auprès de l’Amyrlin de l’époque. Sa Gardienne des Chroniques, Gitara Moroso, était présente. Une sur deux des autres Sœurs de Tar Valon était sortie pour Guérir autant de blessés qu’elle pouvait trouver, même les Rouges. C’était l’aube. Le feu dans l’âtre ne parvenait pas à refouler le froid. La neige avait finalement cessé de tomber et dans les appartements de l’Amyrlin, dans la Tour Blanche, nous pouvions sentir la fumée des villages des alentours incendiés au cours des combats. »

Les batailles sont toujours ardentes même s’il neige. Il me fallait échapper à l’odeur de la mort. La voix de Tam en proie au délire s’attaquait à la sérénité intérieure de Rand. Le vide trembla et se rétracta, se raffermit, puis recommença à vaciller. Les yeux de l’Amyrlin le transperçaient. De nouveau, il sentit de la sueur sur son visage. « Ce n’était qu’un rêve dû à la fièvre, dit-il. Il était malade. » Il força la voix. « Mon nom est Rand al’Thor. Je suis un berger. Mon père est Tam al’Thor et ma mère était… »

Moiraine s’était arrêtée pour le laisser parler mais, maintenant, sa voix qui n’avait pas changé, douce et implacable, lui coupa la parole. « Le Cycle de Karaethon, les Prophéties du Dragon, annonce que le Dragon renaîtra sur les pentes du Mont-Dragon où il est mort pendant la Destruction du Monde. Gitara Sedai était saisie parfois par le Don de Prédire. Elle était âgée, ses cheveux étaient aussi blancs que la neige au-dehors mais, quand le Don se manifestait en elle, il était puissant. La clarté matinale entrant par les fenêtres s’amplifiait quand je lui ai présenté une tasse de thé. L’Amyrlin m’a demandé quelles étaient les nouvelles du champ de bataille. Et Gitara Sedai s’est levée brusquement de son siège pour se dresser, les bras et les jambes rigides, secouée de frémissements, avec la même expression que si elle regardait dans le Gouffre du Destin au Shayol Ghul, et elle s’est écriée : « Il est né de nouveau ! Je le sens ! Le Dragon a respiré son premier souffle sur la pente du Mont-Dragon ! Il vient ! Il vient ! Que la Lumière nous assiste ! Que la Lumière assiste le monde ! Il gît dans la neige et crie comme le tonnerre ! Il brûle comme le soleil ! » Et elle est tombée en avant dans mes bras, morte. »

Le flanc de la montagne. Entendu pleurer un bébé. Accouché là toute seule, avant de mourir. Un enfant bleu de froid. Rand essaya de chasser la voix de Tam. Le vide se rétrécit. « Un rêve dû à la fièvre », s’exclama-t-il, oppressé. Je ne pouvais pas abandonner un enfant. « Je suis né dans les Deux Rivières. » Toujours su que tu voulais un enfant, Kari. Il détourna son regard de celui de l’Amyrlin. Il tenta de forcer le vide à tenir. Il savait que ce n’était pas ce qu’il fallait, mais le vide diminuait en lui. Oui, ma douce, Rand est un nom parfait. « Je… suis… Rand… al’Thor ! » Ses jambes tremblaient.

« C’est ainsi que nous avons connu que le Dragon était né de nouveau, poursuivit Moiraine. L’Amyrlin nous a fait jurer le secret, à nous deux, car elle savait que toutes les Sœurs ne verraient pas cette Renaissance comme elle doit être considérée. Elle nous a mises à sa recherche. Il y avait eu de nombreux orphelins de père après cette bataille. Trop nombreux. Mais nous avons découvert une rumeur parlant d’un homme qui avait trouvé un nourrisson dans la montagne. C’était tout. Un homme et un garçon nouveau-né. Alors nous avons continué notre quête. Nous avons cherché pendant des années, trouvant d’autres indices, méditant les prophéties. « Il sera de l’antique sang, et élevé par le vieux sang. » En voilà une ; il y en avait d’autres. Cependant nombreux sont les endroits où le vieux sang, descendant de l’Ère des Légendes, demeure vigoureux. Puis, dans les Deux Rivières où le vieux sang de Manetheren bouillonne toujours comme un fleuve en crue, au Champ d’Emond, j’ai trouvé trois garçons dont les jours de naissance se situaient à quelques semaines de la bataille sur le Mont-Dragon. Et l’un d’eux était capable de canaliser. Croyais-tu que les Trollocs te pourchassaient simplement parce que tu es Ta’veren ? Tu es le Dragon Réincarné. »

Les genoux de Rand cédèrent ; il s’affaissa, accroupi, les mains plaquées sur le tapis pour s’empêcher de tomber sur le nez. Le vide avait disparu, la paix intérieure avait volé en éclats. Il leva la tête et elles le regardaient, les trois Aes Sedai. Leurs visages étaient sereins, lisses comme un étang tranquille, mais leurs yeux ne cillaient pas. « Mon père est Tam al’Thor et je suis né… » Elles le fixaient sans bouger. Elles mentent. Je ne suis pas… ce qu’elles disent ! D’une façon ou d’une autre, je ne sais trop comment, elles mentent, elles essaient de se servir de moi. « Je ne veux pas être utilisé par vous.

— Une ancre n’est pas avilie parce qu’on l’utilise pour retenir un bateau, dit l’Amyrlin. Vous avez été conçu en vue d’un dessein, Rand al’Thor. Quand les tourbillons de la Tarmon Gai’don parcourront la terre, il affrontera l’Ombre et ramènera la Lumière dans le monde. Les Prophéties doivent s’accomplir, sinon le Ténébreux s’évadera de sa prison et reconstruira le monde à son image. La Dernière Bataille approche et vous êtes né pour unir les hommes et les conduire au combat contre le Ténébreux.

— Ba’alzamon est mort », dit Rand d’une voix étranglée, et l’Amyrlin renifla comme un garçon d’écurie.

« Si vous croyez cela, vous êtes aussi stupide que les Domani. Ils sont nombreux là-bas à le croire mort, ou le disent, mais j’ai remarqué qu’ils n’osent pas prononcer son nom. Le Ténébreux est vivant et il est en train de se libérer. Vous affronterez le Ténébreux. C’est votre destinée. »

C’est votre destinée. Il avait déjà entendu cela, dans un rêve qui n’était peut-être pas entièrement un rêve. Il se demanda ce que dirait l’Amyrlin si elle savait que Ba’alzamon lui avait parlé dans des rêves. Ça, c’est fini. Ba’alzamon est mort. Je l’ai vu mourir.

Soudain il s’avisa qu’il était accroupi comme un crapaud, courbant le dos sous leurs yeux. Il essaya de nouveau de faire en lui le vide, mais des voix lui traversaient la tête comme un ouragan, balayant toutes ses tentatives. C’est ta destinée. Un bébé couché dans la neige. Vous êtes le Dragon Réincarné. Ba’alzamon est mort. Rand est un nom parfait, Kari. Je ne veux pas être utilisé ! Il puisa dans sa ténacité native l’énergie pour se forcer à se redresser. Affronte les choses debout. Tu pourras au moins conserver intact ton amour-propre. Les trois Aes Sedai l’observaient sans expression.

« Qu’est-ce… » Il se contraignit à raffermir sa voix. « Qu’est-ce que vous allez me faire ?

— Rien », dit l’Amyrlin, et il battit des paupières. Ce n’était pas la réponse qu’il attendait, celle qu’il redoutait. « Vous dites que vous voulez accompagner votre ami avec Ingtar, cela vous est possible. Je ne vous ai distingué par aucune marque particulière. Quelques Sœurs savent peut-être que vous êtes Ta’veren, mais sans plus. Il n’y a que nous trois qui connaissions qui vous êtes réellement. Votre ami Perrin me sera amené comme vous l’avez été, et je rendrai visite à votre autre ami dans l’infirmerie. Il vous est loisible de vous rendre où vous voudrez sans craindre que nous lâchions les Sœurs Rouges sur vous. »

Qui vous êtes réellement. La colère flamba en lui, brûlante et corrosive. Il l’obligea à rester à l’intérieur, cachée. « Pourquoi ?

— Les Prophéties doivent s’accomplir. Nous vous laissons aller libre, sachant qui vous êtes, parce que, sinon, le monde que nous connaissons mourra et le Ténébreux mettra la terre à feu et à sang. Attention, toutes les Aes Sedai ne partagent pas ce point de vue. Il y en a ici à Fal Dara qui, seraient-elles au courant du dixième de ce que vous êtes, vous foudroieraient sans plus de remords que si elles vidaient un poisson. Mais aussi des hommes qui ont sans doute ri avec vous agiraient de même s’ils étaient au courant. Prenez garde, Rand al’Thor, Dragon Réincarné. »

Il jeta un coup d’œil à chacune d’elles, tour à tour. Vos Prophéties ne me concernent pas. Elles rendirent son regard avec tant de calme que c’était difficile de croire qu’elles tentaient de le convaincre qu’il était l’être le plus redouté, le plus exécré de l’histoire du monde. Il avait dépassé le stade de la peur et abouti dans un endroit glacé. La colère était tout ce qui lui tenait chaud. Elles pouvaient le neutraliser ou le rôtir sur place jusqu’à ce qu’il soit réduit en braises craquantes, cela lui était devenu complètement égal.

Une partie des instructions de Lan lui revinrent. La main gauche sur la poignée de son épée, il fit pivoter celle-ci derrière lui pour en attraper le fourreau dans la main droite, puis s’inclina, bras raidis. « Avec votre permission, ma Mère, puis-je quitter cette salle ?

— Je vous y autorise, mon fils. »

Se redressant, il s’attarda encore une minute. « Je ne veux pas être utilisé », leur déclara-t-il. Un long silence s’établit quand il se détourna et sortit.

Le silence perdura dans la salle après le départ de Rand jusqu’à ce qu’il soit rompu par un long soupir de l’Amyrlin. « Je ne parviens pas à me réjouir de ce que nous venons de faire, dit-elle. C’était nécessaire, mais… Cela a-t-il été efficace, mes Filles ? »

Moiraine secoua la tête, d’un mouvement tout juste perceptible. « Je ne sais pas, mais c’était effectivement nécessaire et cela le reste.

— Nécessaire », acquiesça à son tour Vérine. Elle porta la main à son front, puis examina ses doigts humides. « Il est fort. Et aussi entêté que vous le disiez, Moiraine. Beaucoup plus fort que je ne m’y attendais. Nous devrons peut-être finir par le neutraliser avant que… » Ses yeux se dilatèrent. « Mais c’est impossible, n’est-ce pas ? Les Prophéties. La Lumière nous pardonne ce que nous déchaînons sur le monde.

— Les Prophéties, répéta Moiraine avec un hochement de tête. Ensuite, nous agirons comme nous le devons. De même que maintenant.

— Comme nous le devons, dit l’Amyrlin. Oui. Mais quand il aura appris à canaliser, que la Lumière nous vienne en aide à tous. »

Le silence retomba.

* * *

*..*

Une tempête approchait, Nynaeve en avait la conviction. Une grosse tempête, pire qu’elle n’en avait jamais vue. Elle savait écouter le vent et entendre comment le temps tournerait. Toutes les Sagesses prétendaient être en mesure de le faire, encore que nombreuses fussent celles qui en étaient incapables. Nynaeve avait été plus à l’aise de posséder ce don avant d’apprendre que c’était une manifestation du Pouvoir. Toute femme sachant écouter le vent avait le don de canaliser, bien que la plupart soient comme elle, ignorantes de la faculté qu’elles exerçaient et ne la maîtrisant que par à-coups.

Cette fois, pourtant, quelque chose clochait. Au-dehors, le soleil matinal était une boule dorée dans un ciel bleu dégagé et les oiseaux chantaient dans les jardins, mais cela ne voulait rien dire. Écouter le vent n’aurait servi à rien si elle n’avait pas su prévoir le temps avant que les signes soient visibles. L’intuition qui l’habitait avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose ne ressemblant pas tout à fait à ce qu’elle était d’habitude. La tempête semblait lointaine, beaucoup trop pour qu’elle décèle sa présence. Néanmoins, elle avait l’impression que le ciel au-dessus de sa tête aurait dû déverser des tonnes de pluie, de neige et de grêlons, tout à la fois, avec des vents hurlant à ébranler les pierres de la citadelle. Et elle percevait également que le joli temps durerait encore pendant des jours, mais cette intuition-là était estompée sous l’autre.

Un chardonneret bleu vint se poser dans une meurtrière comme une moquerie de son sens divinatoire du temps, et regarda dans le couloir. Quand il la vit, il s’envola dans un éclair de plumes blanches et bleues.

Elle contempla l’endroit où s’était trouvé l’oiseau. Il y a une tempête, et il n’y en a pas. Cela signifie quelque chose, mais quoi ?

Au fond du couloir rempli de femmes et d’enfants, elle aperçut Rand qui s’éloignait à grands pas, son escorte de femmes courant à moitié pour arriver à le suivre. Nynaeve hocha la tête avec fermeté. S’il y avait une tempête qui n’était pas une tempête, Rand devait en être le centre. Rassemblant ses jupes, elle se hâta pour le rattraper.

Des femmes avec qui elle s’était liée d’amitié depuis son arrivée à Fal Dara essayèrent de lui parler ; elles savaient que Rand était venu avec elle et qu’ils étaient tous deux natifs des Deux Rivières, et elles voulaient apprendre d’elle pourquoi l’Amyrlin l’avait convoqué. L’Amyrlin ! Un poids de glace au creux du ventre, elle se mit à courir mais, avant d’être sortie des appartements des femmes, elle l’avait perdu de vue au détour de trop nombreux tournants et derrière une trop grande foule.

« Quel chemin a-t-il pris ? » demanda-t-elle à Nisura. Inutile de préciser qui. Elle avait entendu le nom de Rand dans les conversations des autres femmes groupées autour des portes rondes.

« Je l’ignore, Nynaeve. Il est sorti aussi vite que s’il avait eu le Tue-Cœurs en personne à ses trousses. Rien d’étonnant, étant venu ici avec une épée à la ceinture. Le Ténébreux devrait être le moindre de ses soucis après ça. Où va donc le monde ? Et lui présenté à l’Amyrlin dans ses appartements, pas moins. Dites-moi, Nynaeve, est-il réellement un prince dans votre pays ? » Les autres femmes cessèrent de parler entre elles et se rapprochèrent pour écouter.

Nynaeve ne savait pas trop ce qu’elle avait répondu. Quelque chose qui les avait incitées à la laisser poursuivre son chemin. Elle se hâta, de sortir des appartements des femmes, la tête pivotant à chaque intersection avec d’autres couloirs pour trouver Rand, les poings serrés. Par la Lumière, que lui ont-elles fait ? J’aurais dû m’arranger pour l’arracher à Moiraine, que la Lumière aveugle cette Aes Sedai. Je suis la Sagesse de Rand.

Ah, oui ? ironisa une petite voix. Tu as abandonné le Champ d’Emond à lui-même. Peux-tu encore te dire la Sagesse des gens de là-bas ?

Je ne les ai pas abandonnés, se dit-elle avec véhémence. J’ai fait venir Mavra Malien de la Tranchée-de-Deven pour veiller à tout jusqu’à mon retour. Elle saura avoir raison du Maire et du Conseil du Village, et elle s’entend bien avec le Cercle des Femmes.

Mavra sera obligée de retourner chez elle. Aucun village ne peut se passer longtemps de sa Sagesse. Nynaeve se contracta intérieurement. Elle avait quitté le Champ d’Emond depuis des mois.

« Je suis la Sagesse du Champ d’Emond ! » s’exclama-t-elle à haute voix.

Un serviteur en livrée qui passait avec un rouleau d’étoffe dans les bras battit des paupières en la regardant, puis s’inclina profondément avant de s’éloigner précipitamment. À voir son expression, il avait hâte de se trouver ailleurs.

Nynaeve rougit et jeta un coup d’œil autour d’elle pour voir si elle avait attiré l’attention. Il n’y avait que quelques hommes dans le couloir, absorbés par leurs conversations, et des servantes en livrée noir et or qui s’affairaient à leurs tâches et inclinaient la tête ou plongeaient dans une révérence à son passage. Elle avait eu cette discussion avec elle-même cent fois déjà, mais c’était la première où cela l’amenait à parler à haute voix. Elle marmonna entre ses dents, puis serra fermement les lèvres quand elle s’en rendit compte.

Elle commençait finalement à comprendre que ses recherches étaient vaines quand elle tomba sur Lan qui, le dos tourné de son côté, regardait par une meurtrière dans la cour extérieure. Le vacarme qui montait de la cour était un mélange de hennissements de chevaux et de cris d’hommes. Lan était tellement absorbé que, pour une fois, il ne paraissait pas l’avoir entendue arriver. Le fait qu’elle ne parvenait jamais à le surprendre, si léger que fût son pas, avait exaspéré Nynaeve. Elle était considérée au Champ d’Emond comme bonne traqueuse en forêt, bien que ce ne fût pas une compétence qui intéressait beaucoup de femmes.

Elle s’arrêta net, les mains pressées sur son estomac pour apaiser ses palpitations. Je devrais m’administrer de la crémaillère et de la racine de langue-de-mouton, songea-t-elle avec aigreur. C’était la mixture qu’elle donnait à quiconque avait des idées noires et prétendait être malade, ou se conduisait bêtement. La crémaillère et la racine de langue-de-mouton étaient un léger remontant et ne faisaient pas de mal, mais surtout le goût en était infect et ce goût restait dans la bouche toute la journée. C’était le remède parfait pour qui agissait en imbécile.

Invisible de Lan qui, appuyé à la pierre, se frottait le menton en observant ce qui se passait en bas, elle l’examina de la tête aux pieds. D’abord, il est trop grand et ensuite il est assez âgé pour être mon père. Quelqu’un avec un visage pareil doit être cruel. Non, ça, il ne l’est pas. Jamais. Et il était roi. Son pays avait été anéanti quand il était enfant et il ne revendiquait pas de couronne, n’empêche qu’il était quand même un roi. Qu’est-ce qu’un roi a à faire avec une paysanne ? C’est un Lige aussi. Attaché à Moiraine. Elle a sa fidélité jusqu’à la mort, avec des liens plus étroits que ceux d’aucun amant, et elle le tient. Elle a tout ce que je voudrais avoir, que la Lumière la brûle !

Il se détourna de la meurtrière et Nynaeve pivota sur ses talons pour s’en aller.

« Nynaeve. » Sa voix la saisit et la retint comme un nœud coulant. « Je désirais m’entretenir seul à seule avec vous. Vous semblez être toujours dans les appartements des femmes ou en compagnie. »

Elle dut se forcer pour lui faire face, mais elle était sûre d’avoir un air calme quand elle leva les yeux vers lui. « Je cherche Rand. » Elle n’avait nullement l’intention d’admettre qu’elle tenait à l’éviter. « Nous nous sommes dit tout ce qui était nécessaire il y a longtemps, vous et moi. Je me suis couverte de ridicule, ce que je suis décidée à ne pas recommencer, et vous m’avez dit de m’en aller.

— Je n’ai jamais dit… » Il prit une profonde aspiration. « Je vous ai expliqué que je n’avais rien à offrir comme tribut de fiançailles en dehors d’un costume de veuve. Ce n’est pas le genre de cadeau qu’un homme peut donner à une femme. Pas un homme qui mérite de s’appeler un homme.

— Je comprends, répliqua-t-elle froidement. D’ailleurs, un roi ne donne pas de cadeaux à des paysannes. Et cette paysanne-ci ne les accepterait pas. Avez-vous vu Rand ? J’ai besoin de lui parler. Il devait voir l’Amyrlin. Savez-vous ce qu’elle lui voulait ? »

Les yeux de Lan étincelèrent comme de la glace bleue au soleil. Elle se raidit les jambes pour s’empêcher de reculer et l’affronta, regard irrité contre regard de même.

« Que le Ténébreux les emporte tous les deux, Rand al’Thor et l’Amyrlin, s’écria-t-il d’une voix rude en lui mettant de force quelque chose dans la main. Je vais vous donner un cadeau et vous l’accepterez quand bien même il faudrait que je vous l’enchaîne autour du cou. »

Elle détourna les yeux. Il avait le regard d’un aigle aux yeux bleus quand il était en colère. Sur la paume de Nynaeve il y avait une chevalière, en or massif usé par l’âge, presque assez grande pour que ses deux pouces y entrent. Sur le dessus en plateau, une grue volait au-dessus d’une lance et d’une couronne, le tout gravé minutieusement en détail. Elle en eut le souffle coupé. L’anneau des rois malkieri. Oubliant d’affecter la colère, elle releva son visage. « Je ne peux pas accepter cela, Lan. »

Il haussa les épaules avec indifférence. « Ce n’est rien. Vieux et inutile, à présent. Toutefois, il y en a qui le reconnaîtraient en le voyant. Montrez-le et vous obtiendrez de n’importe quel seigneur des Marches le droit de l’hôte, c’est-à-dire son hospitalité et aussi sa protection si vous en avez besoin. Montrez-le à un Lige, et il vous assistera ou m’apportera un message. Envoyez-moi cet anneau, ou un message marqué de son sceau, et je viendrai vous rejoindre sans faute et sans délai. Ceci, je le jure. »

La vue de Nynaeve se brouilla légèrement. Si je pleure maintenant, je me tuerai. « Je ne peux pas… Je ne veux pas de cadeau de vous, al’Lan Mandragoran. Tenez, reprenez-le. »

Il repoussa ses tentatives pour lui rendre l’anneau. Sa main se referma autour de la sienne, douce mais aussi ferme qu’une entrave d’acier. « Alors gardez-le par égard pour moi, comme une grâce que vous m’accordez. Ou jetez-le s’il vous déplaît. Je n’ai pas de meilleur usage pour lui. » D’un doigt, il lui effleura la joue et elle sursauta. « Je dois m’en aller, maintenant, Nynaeve mashiara. L’Amyrlin désire partir avant midi et il y a encore beaucoup à faire. Peut-être aurons-nous le temps de parler pendant le trajet jusqu’à Tar Valon. » Il se détourna et s’éloigna, longeant à grands pas le couloir.

Nynaeve se toucha la joue. Elle sentait encore l’endroit qu’il avait caressé. Mashiara. Bien-aimée de cœur et d’âme, voilà ce que cela signifiait, mais un amour perdu aussi. Perdu au-delà de toute espérance. Espèce de folle ! Cesse donc de te conduire comme une gamine aux cheveux pas encore nattés. À quoi bon le laisser t’inciter à croire…

Serrant fortement l’anneau, elle pivota sur ses talons et sursauta en se trouvant face à face avec Moiraine. « Depuis combien de temps êtes-vous là ? s’exclama-t-elle d’un ton agressif.

— Pas assez longtemps pour entendre ce qui ne me concerne pas, répliqua l’Aes Sedai avec aisance. Nous allons partir bientôt. Voilà ce que j’ai entendu. Il faut que vous vous occupiez de préparer vos bagages. »

Partir. Elle n’y avait pas prêté attention quand Lan en avait parlé. « Il faudra que je dise au revoir aux garçons », murmura-t-elle, puis elle adressa à Moiraine un regard scrutateur. « Qu’avez-vous fait à Rand ? Il a été conduit à l’Amyrlin. Pourquoi ? Avez-vous averti l’Amyrlin que… que… » Elle était incapable de l’énoncer à haute voix. Il était de son village, et elle avait juste assez d’années de plus que lui pour s’en être occupée une ou deux fois quand il était petit, mais elle ne pouvait pas penser à ce qu’il était devenu sans que son estomac se noue.

« L’Amyrlin les verra tous les trois, Nynaeve. Il n’existe pas tellement de Ta’veren qu’elle laisse passer la chance d’en voir trois à la fois au même endroit. Peut-être leur adressera-t-elle quelques paroles d’encouragement, puisqu’ils partent avec Ingtar à la poursuite de ceux qui ont volé le Cor. Ils s’en iront à peu près en même temps que nous, mieux vaudrait donc vous dépêcher d’en finir avec vos adieux. »

Nynaeve se précipita vers la meurtrière la plus proche et regarda en bas dans la cour extérieure. Il y avait des chevaux partout, des bêtes de somme et des chevaux de selle, ainsi que des hommes qui s’affairaient autour en s’interpellant. Un seul espace était dégagé, celui où se trouvait la litière de l’Amyrlin, ses chevaux assortis attendant patiemment sans que personne s’en occupe. Il y avait quelques Liges là-bas, qui examinaient leur monture et Ingtar se tenait de l’autre côté de la cour entouré d’un groupe de guerriers du Shienar en armure. De temps en temps, un Lige ou un des hommes d’Ingtar traversait la cour dallée pour échanger un mot avec les autres.

« J’aurais dû vous enlever les garçons », dit-elle en regardant toujours dehors. « Et aussi Egwene, si je le pouvais sans que cela risque de la tuer. » Ô Lumière, pourquoi a-t-il fallu qu’elle naisse avec ce don maudit ? « J’aurais dû les ramener chez nous.

— Ils ont largement dépassé l’âge d’être tenus en laisse, répliqua ironiquement Moiraine. Et vous savez très bien pourquoi vous ne le pouviez pas. Pour l’un d’eux au moins. D’autre part, cela impliquerait de laisser Egwene se rendre seule à Tar Valon. Ou bien avez-vous décidé de renoncer vous-même à Tar Valon ? Si votre usage du Pouvoir n’est pas discipliné, vous ne serez jamais en mesure de vous en servir contre moi. »

Nynaeve se retourna d’un bond face à l’Aes Sedai, bouche béante. Elle n’avait pu empêcher sa mâchoire de tomber. « Je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Croyez-vous donc que je n’étais pas au courant, mon enfant ? Eh bien, comme vous voudrez. J’en déduis que vous venez bien à Tar Valon ? Oui, c’est ce que je pensais. »

Nynaeve avait envie de la frapper, d’effacer par des coups le sourire qui passa comme un éclair sur le visage de l’Aes Sedai. Les Aes Sedai n’avaient pas pu exercer leur pouvoir ouvertement depuis la destruction, et moins encore le Pouvoir Unique, mais elles complotaient et manipulaient, tiraient des ficelles telles des marionnettistes, se servaient des trônes et des nations comme de palets de pierre sur un échiquier à mérelles. Elle veut se servir de moi aussi, d’une manière ou d’une autre. Si c’est le cas pour un roi ou une reine, pourquoi pas pour une Sagesse ? Exactement comme elle utilise Rand. Je ne suis pas une gamine, Aes Sedai.

« Quels projets avez-vous pour Rand, à présent ? Vous ne l’avez pas assez utilisé ? Je ne comprends pas pourquoi vous ne l’avez pas fait neutraliser, alors que l’Amyrlin est ici avec toutes ces autres Aes Sedai, mais vous devez avoir une raison. Ce doit être je ne sais quelle machination que vous êtes en train d’ourdir. Si l’Amyrlin savait ce que vous mijotez, je parie qu’elle… »

Moiraine lui coupa la parole. « En quoi un berger intéresserait-il l’Amyrlin ? Certes, si son attention était attirée sur lui dans un sens défavorable, il risquerait d’être neutralisé ou même tué. Il est ce qu’il est, en somme. Et la nuit dernière a suscité une forte colère. Tout le monde cherche sur qui rejeter le blâme. » L’Aes Sedai se tut et laissa le silence se prolonger. Nynaeve l’observait en serrant les dents.

« Oui, finit par dire Moiraine. Il est bien préférable de ne pas réveiller un lion qui dort. Mieux vaut vous occuper d’emballer vos affaires, à présent. » Elle s’éloigna dans la direction prise par Lan, d’un pas qui semblait glisser à la surface du sol.

Avec une grimace, Nynaeve frappa du poing contre le mur ; l’anneau s’enfonça dans sa paume. Elle ouvrit la main pour le regarder. L’anneau eut l’effet d’attiser sa colère, de donner une cible à sa détestation. J’apprendrai. Vous croyez que parce que vous avez l’expérience vous réussirez à m’échapper, mais j’apprendrai mieux que vous ne le pensez et je vous anéantirai pour vos agissements. Pour ce que vous avez fait à Mat et à Perrin. À Rand, que la Lumière l’assiste et que le Créateur le protège. À lui, en particulier. Ses doigts se replièrent autour du massif anneau d’or. Et à moi.

Egwene regardait la camériste en livrée qui pliait ses robes dans un coffre de voyage couvert de cuir, encore un peu mal à l’aise, même au bout de près d’un mois de cette expérience, en voyant quelqu’un d’autre se charger de ce qu’elle aurait aussi bien pu exécuter elle-même. C’étaient de très belles robes, toutes des cadeaux de la Dame Amalisa, comme la tenue de cheval en soie grise qu’elle portait, à part que cette robe-là était sans autre ornement que quelques étoiles-du-matin brodées sur le corsage. La plupart des robes étaient beaucoup plus travaillées. N’importe laquelle aurait fait sensation le dimanche ou à Bel Tine. Elle soupira, se rappelant qu’elle serait à Tar Valon le prochain dimanche, et non pas au Champ d’Emond. D’après le peu que lui avait raconté Moiraine concernant le noviciat – presque rien en réalité – elle s’attendait à ne pas être de retour chez elle pour la fête de Bel Tine, au printemps, ni même le dimanche suivant.

Nynaeve passa la tête dans la chambre. « Es-tu prête ? » Elle acheva d’entrer. « Il faut que nous descendions bientôt dans la cour. » Elle aussi portait une tenue de cheval, une robe en soie bleue avec des lacs-d’amour rouge sur le corsage. Encore un cadeau d’Amalisa.

« À peu près, Nynaeve. Je regrette presque de partir. Je ne crois pas que nous aurons beaucoup d’occasions de porter à Tar Valon les jolies robes que nous a données Amalisa. » Elle eut un rire brusque. « N’empêche, Sagesse, que je ne serai pas fâchée de pouvoir prendre un bain sans regarder constamment par-dessus mon épaule.

— Mieux vaut se baigner seule », répliqua rondement Nynaeve. Son expression ne changea pas mais, au bout d’un instant, ses joues s’empourprèrent.

Egwene sourit. Elle pense à Lan. Elle avait encore du mal à imaginer Nynaeve, la Sagesse, soupirant après un homme. Elle ne jugeait pas prudent d’en parler à Nynaeve en pareils termes mais, ces derniers temps, la Sagesse se conduisait parfois aussi bizarrement que n’importe quelle jeune fille qui s’entiche d’un homme. Et un qui n’a même pas le bon sens de la conquérir, par-dessus le marché. Elle l’aime, et je vois bien qu’il l’aime, alors pourquoi n’est-il pas assez raisonnable pour se déclarer ?

« J’estime que tu ne devrais plus m’appeler Sagesse », dit soudain Nynaeve.

Egwene cligna des paupières. Ce n’était pas obligatoire, à vrai dire, et Nynaeve n’insistait jamais là-dessus à moins d’être en colère ou de se montrer cérémonieuse, mais ceci… « Pourquoi donc ?

— Tu es adulte, à présent. » Nynaeve jeta un coup d’œil à ses cheveux qui flottaient librement et Egwene résista à l’envie de les tresser précipitamment en un semblant de natte. Les Aes Sedai coiffaient leur chevelure selon leur fantaisie, mais avoir la sienne libre était devenu le symbole d’un départ pour une vie nouvelle. « Tu es adulte, répéta Nynaeve d’un ton ferme.

Nous sommes deux femmes, loin du Champ d’Emond, et bien du temps s’écoulera encore avant que nous revoyions notre chez nous. Ce sera mieux si tu m’appelles simplement Nynaeve.

— Nous rentrerons chez nous, Nynaeve. Nous rentrerons.

— N’essaie pas de consoler la Sagesse, jeune fille », dit Nynaeve d’un ton bourru, pourtant elle souriait.

Un coup résonna à la porte mais, avant qu’Egwene ait eu le temps de l’ouvrir, Nisura entra, dans un état d’agitation qui se lisait sur son visage. « Egwene, votre jeune ami essaie de venir dans les appartements des femmes. » Elle avait un ton scandalisé. « Et il est armé d’une épée. Ce n’est pas parce que l’Amyrlin l’a admis comme ça… Le Seigneur Rand devrait être plus raisonnable. Il provoque un scandale. Egwene, il faut que vous lui parliez.

— Le Seigneur Rand, dit sardoniquement Nynaeve. Ce jeune homme ne se prend pas pour de la roupie de sansonnet. Quand je l’aurai à ma portée, je lui rabattrai le caquet. »

Egwene lui posa la main sur le bras. « Laissez-moi lui parler, Nynaeve. Seule.

— Oh, d’accord. Les meilleurs des hommes sont tout juste dressés à se bien conduire dans une maison comme les chiens et les chats. » Nynaeve marqua une pause, puis ajouta à moitié pour elle-même : « Mais aussi les meilleurs valent la peine de l’être. »

Egwene secoua la tête en suivant Nisura dans le couloir. Même six mois plus tôt, Nynaeve n’aurait jamais ajouté ce commentaire. Mais elle ne dressera jamais Lan. Ses pensées se tournèrent vers Rand. Il provoque du scandale, hein ? « Le dresser ? murmura-t-elle. Si, depuis le temps, il n’a pas encore appris les bonnes manières, je vais l’écorcher vif.

— Parfois, il n’en faut pas moins, commenta Nisura qui marchait d’un pas rapide. Les hommes ne sont jamais guère plus qu’à demi civilisés avant qu’ils se marient. » Elle jeta à Egwene un regard de biais. « Avez-vous l’intention d’épouser le Seigneur Rand ? Je ne voudrais pas être indiscrète, mais vous allez à la Tour Blanche, et les Aes Sedai se marient rarement – aucune à part certaines de l’Ajah verte, d’après ce que je sais et elles ne sont pas nombreuses – et… »

Egwene pouvait compléter le reste. Elle avait entendu les conversations dans les appartements des femmes à propos de l’épouse qui conviendrait à Rand. Au début, ces propos avaient suscité chez elle des accès de jalousie et de colère. Il était pratiquement fiancé avec elle depuis leur enfance. Mais elle allait devenir une Aes Sedai, et il était ce qu’il était. Un homme qui avait le don de canaliser. Elle pouvait l’épouser. Et le regarder devenir fou, le regarder mourir. La seule façon d’empêcher cela serait qu’il soit neutralisé. Je ne peux pas lui infliger une chose pareille. Je ne peux pas ! « Je ne sais pas », dit-elle tristement.

Nisura hocha la tête. « Personne n’ira braconner dans votre chasse réservée, mais vous allez à la Tour, et il fera un bon mari. Une fois qu’il aura été civilisé. Le voici. »

Les femmes rassemblées à l’entrée des appartements, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, regardaient toutes trois hommes qui se trouvaient au-dehors dans le couloir. Rand, avec son épée attachée par-dessus son bliaud rouge, se tenait face à Agelmar et à Kajin. Aucun des deux n’avait d’épée ; en dépit de ce qui était arrivé au cours de la nuit, c’était toujours les appartements des femmes. Egwene s’arrêta juste derrière l’attroupement.

« Vous comprenez pourquoi vous ne pouvez pas entrer, disait Agelmar. Je sais que les usages sont différents en Andor, mais vous le comprenez, n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas voulu entrer. » Le ton de Rand donnait l’impression qu’il l’avait déjà expliqué plus d’une fois. « J’ai prévenu Dame Nisura que je désirais voir Egwene et elle a répondu qu’Egwene était occupée et que je devais attendre. Je me suis contenté de l’appeler depuis le seuil. Je n’ai pas essayé d’entrer. On aurait cru que j’avais prononcé le nom du Ténébreux, à la façon dont elles m’ont toutes sauté dessus.

— Les femmes sont comme ça », dit Kajin. Il était grand pour un natif du Shienar, presque autant que Rand, grand et sec, avec un teint olivâtre. Son chignon était noir comme poix. « Elles établissent le règlement concernant les appartements des femmes et nous nous y conformons même s’il est ridicule. » Un certain nombre de sourcils se haussèrent parmi les femmes, et il s’éclaircit précipitamment la gorge. « Vous devez envoyer un message si vous désirez parler à l’une d’elles, mais il sera transmis quand elles le voudront et, jusqu’à ce moment-là, vous devez attendre. Telle est notre coutume.

— Il faut que je la voie, répéta Rand avec obstination. Nous partons bientôt. Pas encore assez tôt pour mon goût ; néanmoins j’ai besoin de voir Egwene tout de même. Nous récupérerons le Cor de Valère et le poignard, et ce sera fini. Fini. Mais je désire la voir avant de partir. » Egwene fronça les sourcils ; il s’exprimait bizarrement.

« Voilà bien de la fougue inutile, commenta Kajin. Ingtar et vous trouverez ou ne trouverez pas le Cor. Et dans ce dernier cas, alors quelqu’un d’autre le rapportera. La Roue tisse selon Son bon vouloir, et nous ne sommes que des fils dans la tapisserie du Dessin.

— Ne vous laissez pas passionner par le Cor, conseilla Agelmar. Il peut vous envoûter – je sais à quel point – et ce n’est pas ainsi que cela doit être. Il faut rechercher l’accomplissement de son devoir et non la gloire. Ce qui doit arriver arrivera. Si le Cor de Valère est destiné à être embouché pour la Lumière, alors il le sera.

— Voilà votre Egwene », s’écria Kajin en l’apercevant.

Agelmar jeta un coup d’œil et hocha la tête en la voyant avec Nisura. « Je vous laisse entre ses mains, Rand al’Thor. Rappelez-vous qu’ici sa parole fait loi, pas la vôtre. Dame Nisura, ne soyez pas trop dur avec lui. Il souhaite seulement voir sa jeune amie et il n’est pas au courant de nos coutumes. »

Egwene suivit Nisura qui se frayait un chemin parmi les femmes rassemblées là en spectatrices.

Nisura inclina brièvement la tête à l’adresse d’Agelmar et de Kajin ; elle s’abstint délibérément d’inclure Rand dans ce salut. Sa voix était sévère. « Seigneur Agelmar. Seigneur Kajin. Ce jeune homme devrait connaître maintenant au moins cette partie de nos coutumes, mais il est trop âgé pour recevoir la fessée, aussi abandonnerai-je à Egwene le soin de prendre les mesures qui s’imposent. »

Agelmar tapota l’épaule de Rand d’un geste paternel. « Vous voyez, vous aurez votre entretien avec elle, encore que ce ne soit pas exactement comme vous le souhaitiez. Venez, Kajin. Nous avons encore beaucoup de questions à régler. L’Amyrlin tient toujours à ce que… » Sa voix se perdit à mesure qu’il s’éloignait avec son compagnon. Rand resta sur place, le regard fixé sur Egwene.

Les femmes continuaient à les observer, Egwene s’en aperçut. Elle, aussi bien que Rand. Attendant de voir comment elle allait réagir. Je suis donc censée le réprimander, vraiment ? Elle ressentait pourtant un élan de compassion pour lui. Ses cheveux avaient besoin d’un bon coup de brosse. Sur son visage se lisaient de la colère, du défi et de la lassitude. « Accompagne-moi », ordonna-t-elle. Un murmure s’éleva derrière eux quand il s’enfonça dans le couloir avec elle, s’éloignant des appartements des femmes. Rand paraissait en proie à un débat intérieur, chercher que dire.

« J’ai entendu parler de tes… exploits, finit par déclarer Egwene. Traverser en courant, une épée à la main, les appartements des femmes. Venir armé à une audience de l’Amyrlin. » Il ne prononçait toujours pas un mot, il marchait les yeux à terre, les sourcils froncés. « Elle ne… t’a pas fait de mal, hein ? » Elle se sentait incapable de demander s’il avait été neutralisé ; il semblait rien moins que doux, mais elle n’avait aucune idée de l’apparence qu’avait un homme, après.

Il eut un mouvement brusque. « Non, elle ne m’a pas… Egwene, l’Amyrlin… » Il secoua la tête. « Elle ne m’a fait aucun mal. »

Elle eut l’impression qu’il s’était apprêté à dire quelque chose d’entièrement différent. D’ordinaire, elle savait lui extirper ce qu’il avait envie de lui cacher mais, quand il était décidé à s’entêter, elle aurait aussi aisément arraché d’un mur une brique avec ses ongles. D’après la façon dont il serrait les mâchoires, il était en ce moment dans son humeur la plus obstinée.

« Que te voulait-elle, Rand ?

— Rien d’important. Ta’veren. Elle souhaitait voir un Ta’veren. » Il la regarda et son expression s’adoucit. « Et toi, Egwene ? Tu vas bien ? Moiraine l’avait dit, mais tu étais si immobile. À première vue, je t’ai crue morte.

— Ma foi, je ne le suis pas. » Elle rit. Elle ne parvenait à se rappeler rien de ce qui s’était passé après qu’elle avait demandé à Mat de l’accompagner en bas dans les cachots, rien jusqu’à son réveil dans son propre lit ce matin. D’après ce qu’elle avait entendu raconter de la nuit, elle était contente d’être incapable de s’en souvenir. « Moiraine a dit qu’elle m’aurait laissé un mal de tête pour m’être montrée aussi stupide si elle avait pu guérir le reste et pas ça, mais elle ne pouvait pas.

— Je t’avais prévenue que Fain était dangereux, murmura-t-il. Je t’avais prévenue, mais tu n’as pas voulu écouter.

— Si tu veux mettre la discussion sur ce pied-là, répliqua-t-elle avec fermeté, je te ramène à Nisura. Elle ne te parlera pas comme moi. Le dernier homme qui a essayé de s’introduire dans les appartements des femmes a passé un mois les bras dans l’eau savonneuse jusqu’au coude, à aider à faire la lessive, et il désirait seulement voir sa fiancée pour se réconcilier après une dispute. Au moins avait-il eu assez de bon sens pour ne pas porter son épée. La Lumière sait ce qu’elles vont t’imposer.

— Tout le monde cherche à m’imposer quelque chose, riposta Rand avec rage. Tout le monde veut m’utiliser pour quelque chose. Eh bien, je ne veux pas l’être. Une fois que nous aurons retrouvé le Cor et le poignard de Mat, je ne me laisserai plus jamais utiliser. »

Avec une exclamation exaspérée, elle le saisit aux épaules et l’obligea à se tourner vers elle. Elle darda sur lui des yeux furieux. « Si tu ne te décides pas à parler raison, Rand Al’Thor, je jure que je te gifle.

— Maintenant, à t’entendre, on dirait Nynaeve. » Il rit. Cependant, en la regardant, son rire s’éteignit. « Je suppose… je suppose que je ne te reverrai jamais. Je sais que tu dois aller à Tar Valon. Je le sais. Et tu deviendras une Aes Sedai. J’en ai assez des Aes Sedai, Egwene. Je ne veux pas être leur marionnette, ni pour Moiraine ni pour une autre. »

Il avait l’air tellement désemparé qu’elle eut envie de lui attirer la tête pour la poser sur son épaule, et si obstiné qu’elle lui aurait vraiment volontiers asséné des claques. « Écoute-moi, grosse bête. Je vais devenir une Aes Sedai et je trouverai un moyen de t’aider. Je le trouverai.

— La prochaine fois que tu me verras, il y a des chances que tu voudras me neutraliser. »

Elle examina précipitamment les alentours ; ils étaient seuls dans cette partie du couloir. « Si tu ne surveilles pas ta langue, je ne pourrai rien pour t’aider. Veux-tu donc que tout le monde soit au courant ?

— Trop de gens le sont déjà, répliqua-t-il. Egwene, je souhaiterais que les choses soient différentes, mais ce n’est pas le cas. Je souhaiterais… Prends soin de toi. Et promets-moi de ne pas choisir l’Ajah Rouge. »

Des larmes brouillèrent la vision d’Egwene tandis qu’elle l’enserrait de ses bras. « Fais attention à toi, dit-elle d’un ton farouche, le nez pressé contre la poitrine de Rand. Sinon, je… je… » Elle crut l’entendre murmurer Je t’aime, puis il dénoua son étreinte avec fermeté et l’écarta doucement de lui. Il se détourna et s’éloigna à grands pas, presque en courant.

Elle sursauta quand Nisura lui effleura le bras. « On dirait que vous l’avez chargé d’une tâche qui ne l’enchante pas. Mais vous ne devez pas lui laisser voir que vous en pleurez. Cela annule votre intention. Venez. Nynaeve vous réclame. »

S’essuyant les joues avec vigueur, Egwene suivit l’autre femme. Prends soin de toi, espèce de grand dadais sans cervelle. Ô Lumière, prends soin de lui.

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