CHAPITRE V

LA STATION consistait en un assemblage de modules de forme cylindrique. Chacun d’entre eux mesurait au maximum treize mètres de long et un peu plus de quatre mètres de diamètre, soit, pour ce type de structures prémontées, les dimensions exactes qui permettaient un transport en navette spatiale suivi d’une mise sur orbite. Au cœur de la station se trouvait ce que l’on appelait le « tunnel nodal », constitué de deux modules fixés l’un à l’autre dans le sens de la longueur. La jointure en était particulièrement renforcée, car c’est sur elle que reposait l’ensemble de la gigantesque voilure des capteurs solaires. Dans un bâtiment réalisé sur Terre, le tunnel nodal serait l’équivalent de la cage d’escalier. Il était presque entièrement vide, à l’exception de quelques petits placards et d’appareils nichés dans les coins. Enfin des poutrelles, trois au total, fichées dans le sens de la largeur, venaient renforcer la structure. Ce tunnel représentait l’axe longitudinal de la station. De là, on pouvait pénétrer dans les différents modules (labos et zones de repos) par des portes sous pression. En temps normal elles étaient fermées, mais elles s’ouvraient automatiquement dès que l’on s’en approchait. Un accès ne se trouvait verrouillé par l’ordinateur central que si les capteurs enregistraient une dépressurisation dans le module concerné.

N’importe quelle station s’appuie sur ce principe fondamental, hérité de la navigation traditionnelle. La collision avec une météorite de grande taille n’est jamais à exclure, et même un simple fragment de roche gros comme la phalange du pouce – ce qui, il faut bien le reconnaître, est extrêmement rare – pourrait entraîner des dégâts considérables compte tenu de la vitesse de croisière de ces projectiles dans l’espace. À la moindre fuite dans le fuselage, l’air respirable s’échappe dans le vide ; fermer les sas permet au moins de sauver le reste de la station.

En apesanteur, on perd presque entièrement le sens de l’équilibre, ce qui se traduit par l’absence de distinction entre le haut et le bas. Mais l’œil, lui, outre le fait que ses performances se trouvent même renforcées par l’absence de pesanteur, continue de chercher à s’orienter sur des repères habituels. Ainsi, à bord de la station Nippon, on avait automatiquement tendance à prendre pour « sol » l’immense étendue des capteurs solaires au-dessus de laquelle se dressait une moitié de la station, tandis que l’autre semblait se dissimuler en dessous. Tout « en haut », c’était pour nous le niveau réservé à l’équipage. C’est là qu’était arrimé le module abritant les commandes centrales (désigné, en règle générale, sous le terme de « pont », comme dans la marine), ainsi que les deux modules de séjour. Il n’y avait pas de quatrième module. Tandis que les deux complexes d’habitation se faisaient directement face, le pont ne se prolongeait que sur un court tronçon où étaient fixés deux bras articulés dirigeables à vue. Le plus souvent, on les utilisait pour décharger les navettes qui accostaient. Le sas d’arrimage requis pour ces manœuvres se situait sur la paroi frontale du tunnel nodal.

Le niveau inférieur était celui des labos. Là, on avait épuisé toutes les possibilités d’extension ; quatre modules pointaient vers chacun des points cardinaux. Celui situé sous les bras articulés était presque entièrement exposé à la lumière solaire, contrairement aux autres qui baignaient dans l’ombre des cylindres placés au-dessus. C’est dans ce module éclairé que se trouvait le labo de biologie où l’on se livrait à des expériences sur des plantes et des animaux. Pour le moment, nous n’avions certes pas d’animal à bord, mais il y avait tout de même bon nombre de cages et d’instruments pour ce type d’expérimentations. Une grande partie des labos restants étaient spécialisés en recherches sur la microgravité.

Autre élément souvent nécessaire à des fins scientifiques : le vide. Dans l’espace, il est de qualité exceptionnelle et disponible à très faible coût. L’extrémité de l’un des modules était donc équipée d’une plate-forme découverte réservée aux expériences dans le vide, munie d’un sas et manipulable grâce à un bras articulé. Par ailleurs, presque toutes les navettes qui accostaient apportaient de nouveaux programmes d’expérimentation ainsi que les appareils nécessaires pour les mener à bien. À chaque fois, cela impliquait d’agrandir les labos, ce qui se soldait bien évidemment par des frictions entre les tenants des différentes disciplines scientifiques. Pour le moment, nous accueillions de petites cellules spécialisées en radiophysique et en recherche atmosphérique.

Le niveau d’en dessous était celui des machines. Il se trouvait déjà « sous » la voilure, « du côté obscur », comme nous avions l’habitude de dire. Depuis le hublot de ces modules, tout était vraiment sombre : aucun rayon solaire ne parvenait jusque-là. On ne voyait pratiquement qu’un hémisphère terrestre, plongé dans la nuit, ainsi que le revers de la gigantesque voilure qui s’étendait, telle une chape de plomb écrasante et oppressante, au-dessus de nos têtes. Là encore les modules étaient au nombre de quatre. Dans l’un se trouvaient consignées les installations permettant d’alimenter la station en eau et en air. De surcroît, chacun d’eux était évidemment pourvu d’équipements de relais d’urgence destinés, le cas échéant, à assurer la survie de l’équipage jusqu’à l’intervention d’une navette de secours. Une deuxième aile renfermait les dispositifs liés à la production d’énergie à partir du rayonnement solaire et à sa transmission sur Terre. Une troisième était réservée aux machines fabriquant la fine pellicule qui servait de capteur. Enfin, un laboratoire d’observation de la Terre et de l’espace venait compléter l’ensemble. Toutefois, la voilure avait pris de telles proportions qu’elle dévorait littéralement, d’où que l’on regarde, la moitié de notre champ de vision ; la station n’offrait donc pas les conditions idéales pour des recherches de ce type. On avait tout de même pris le parti de loger ces postes d’étude du côté obscur, car de l’autre l’éclat des capteurs, d’une blancheur éblouissante, aurait été encore moins favorable à ce genre d’analyses. Pour étudier les profondeurs de l’univers, les scientifiques disposaient d’un radiotélescope téléguidé. Il planait librement dans l’espace à environ dix kilomètres de la station. Mais, pour ce que j’avais pu en entendre, jamais personne n’avait découvert quoi que ce soit de sensationnel avec ça. Pour être franc, tout ce qui touchait à l’observation n’avait pas la cote et jouait plutôt le rôle du parent pauvre.

À l’extrémité inférieure du tunnel nodal était fixé le bras de la tour, c’est-à-dire un fragile tube en acier de la hauteur d’un clocher, au bout duquel se trouvait l’émetteur d’énergie. Il aurait été possible d’installer un quatrième niveau mais on ne l’avait pas encore fait. Tout « en bas », seule une petite trappe était en activité ; tous les autres points de jonction reliés au tunnel étaient encore verrouillés. Dans cette zone, on gardait son scaphandre sur soi, moins pour des considérations d’ordre pratique que pour des problèmes de place. Où que l’on se déplace dans la station – à l’exception du tunnel, relativement spacieux – on avait en permanence l’impression de quitter une caravane archicomble pour se glisser dans une autre.

À mon arrivée dans le module de ravitaillement où je rangeais aussi mes appareils d’entretien, je trouvai Tanaka, le second du commandant. Les yeux rivés sur les écrans de contrôle, il étudiait les données d’alimentation en oxygène avec une intensité qui me parut bizarrement déplacée. Peut-être n’était-ce qu’un prétexte pour feindre d’ignorer ma présence. Sa famille était originaire de Nagasaki, ce qui explique qu’il ait eu une dent contre les Américains. J’ouvris un placard et en sortis mon nettoyeur à vapeur, une pile de torchons ainsi qu’un sac à ordures que je pouvais m’accrocher à la ceinture. Tanaka ne quittait pas les écrans des yeux. Ils l’avaient hypnotisé ou quoi ? Et puis, d’ailleurs, qu’est-ce qu’il fichait là ? Il était opérateur en systèmes énergétiques ; les dispositifs de survie, c’était mon rayon, sacré bon sang !

— Quelque chose ne va pas, sir ? lui demandai-je.

Il détourna le regard des données qui s’inscrivaient devant lui en gros caractères colorés et lumineux et me dévisagea. Il n’avait pas l’air franchement ravi de me voir.

— L’air sur le pont, commença-t-il d’une voix hésitante. Il est… étouffant. Comment vous expliquez ça ?

Étouffant ? Il semblait avoir cherché un autre terme sans être parvenu à le trouver. Je fis mentalement défiler l’enchevêtrement complexe des conduits d’alimentation en air de la station. Il y avait mille et une façons d’expliquer le phénomène.

— Ça circule ? demandai-je.

— Si ça circule ?

— Oui, est-ce que l’air sort des grilles de climatisation ?

Tanaka prit une profonde inspiration qui siffla entre ses dents. C’était le prototype même du Japonais obsédé par sa carrière, maigre, nerveux et toujours tendu.

— Je ne sais pas, avoua-t-il.

Je m’approchai de lui et effleurai du regard les écrans de contrôle. Pression normale partout. Idem pour le débit et la température. Valves transversales ouvertes. Apparemment, il n’y avait aucune raison pour que l’air vicié se focalise exclusivement au niveau des commandes centrales.

— Je m’en occupe, sir, lançai-je enfin. Ici, rien de particulier à signaler. Je vais aller regarder sur le pont.

— Ce serait très aimable à vous, approuva Tanaka.

Puis il glissa devant moi en s’accrochant aux poignées et sortit sans ajouter un mot.

Je restai quelques instants les yeux rivés sur le tableau d’affichage. Les systèmes d’alimentation étaient robustes et bien rodés. Ils avaient atteint un degré de perfection dont les astronautes des premiers vols spatiaux n’auraient jamais osé rêver. Au cours des dernières années, on n’avait plus enregistré aucune défaillance des dispositifs de survie avec des conséquences assez sérieuses pour être signalée. Quel intérêt un saboteur aurait-il eu à trafiquer les circuits de ventilation ? C’eût été insensé… Sa propre vie en dépendait autant que la nôtre.

Je saisis mon nettoyeur à vapeur qui planait toujours près du sas et j’attrapai les torchons qui flottaient. Ça ne servait à rien de se rendre malade. J’activai le bouton qui commandait l’ouverture des panneaux coulissants.

À peine sorti, je me fis intercepter par Yoshiko. En descendant, j’avais déjà remarqué que la porte qui menait au labo d’observation était restée ouverte ; elle devait m’avoir vu passer.

— Alors ? voulut-elle savoir. Qu’a dit Moriyama ?

Je mentis d’une voix sèche :

— Que je dois astiquer plus fort.

Elle me dévisagea d’un air soupçonneux :

— Il n’a pas été question de nous ?

Je soutins son regard. Je suis capable de très bien mentir quand je m’y mets.

— C’est aussi ce que je pensais, au début. Mais il n’a pas dit un mot là-dessus. Par contre, il m’a mis sous le nez une liste longue comme le bras de ce qui ne tourne pas rond à bord.

— So desu ka ? Eh bien, tant mieux.

Je décidai de changer de sujet.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Oh, je travaille sur le radiotélescope Cygnus A et je ne trouve rien que des milliers de gens n’aient déjà trouvé avant moi, répondit-elle d’un ton distrait. Je n’ai pas vraiment la tête à ce que je fais.

— Voilà exactement ce que je ne peux pas me permettre. Mais tu as peut-être envie de m’aider ?

Elle sourit de son doux sourire asiatique.

— Bah, ça ne doit pas être si grave que ça…

Je ne pouvais pas la regarder sans que mon corps ne se souvienne de nos extases partagées. Mais notre relation reposait sur une règle tacite : elle était seule à pouvoir prendre l’initiative.

— Bon, ajoutai-je avec un sourire emprunté. Il faut que je retourne au travail.

— Oui, répondit-elle. Moi aussi. Mata.

Elle aurait pu au moins me donner un baiser. Une caresse du bout des doigts. Mais elle se contenta d’agripper la poignée la plus proche. Elle me lança un dernier regard et s’éloigna en flottant dans les airs, sa magnifique longue chevelure virevoltant derrière elle, telle Ariel, la petite sirène.

D’accord, je savais très bien que Yoshiko ne m’embrassait jamais hors de notre nid d’amour. Et puis, de toute façon, j’avais bien d’autres chats à fouetter pour le moment. J’ouvris le sas qui menait au module d’énergie solaire. Je savais que j’y trouverais Iwabuchi.

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