CHAPITRE XXX
SANS RÉFLÉCHIR une seconde, je me laissai guider par un réflexe extrêmement ancien, exercé et rodé depuis des millénaires : je pris la fuite. Je me glissai promptement hors de ma cachette devenue inutile et me précipitai dans l’ouverture béante en me raccrochant au passage à la première poignée venue. La porte, servile et indifférente, se referma derrière moi. Alors seulement je me mis à réfléchir. Et à trembler.
C’était fini. Fini, terminé, liquidé. J’avais tout foutu en l’air. Dans une grande ville, très loin, un petit garçon ne verrait pas le jour à venir. J’avais abattu ma dernière carte : la partie était perdue. Ralf m’avait repéré. Même lui n’était pas assez abruti pour ne pas faire la différence entre une hallucination et les mouvements d’une porte. Je n’avais plus aucune chance. J’étais pris au piège, enfermé ici, dans le labo de recherches en matériaux de la station solaire Nippon. Il n’y avait pas d’autre sortie, juste ce seul et unique accès qui donnait sur le tunnel et ne pouvait se verrouiller de l’intérieur. J’avais voulu contrarier les plans du prophète Abu Mohammed, mais j’avais échoué. J’entendais Ralf se rapprocher, irrésistiblement. Ralf le tueur. Et je n’avais pas d’arme, pas même un simple bâton…
Une arme… Mais si ! Je me souvins brutalement de l’épée de Kim pour sa thèse de doctorat. Il devait bien l’avoir fourrée quelque part, cette lame en acier monocristallin.
De l’extérieur me parvinrent des claquements sourds. Ralf serait bientôt là. Il semblait avoir quelques difficultés à longer le couloir en se suspendant aux poignées tout en gardant en main son inévitable revolver.
J’ouvris fébrilement chacun des tiroirs, libérant un flot de papiers, de chemises, de classeurs, de spécimens métalliques étranges. Mais pas d’épée. Je n’osais imaginer que Kim ait pu la ranger ailleurs après me l’avoir montrée. Combien d’autres tiroirs, placards et casiers faudrait-il encore que j’ouvre…
— Coucou… roucoula Ralf.
Il avait presque atteint la porte et, à sa voix, on l’aurait cru en plein trip.
— Coucou, fantôme de l’espace, j’arrive… je viens te chercher !
Là. Un objet long, enveloppé dans une épaisse étoffe blanche et ficelé avec de nombreuses, de trop nombreuses cordelettes. Poussé par une peur panique, je les arrachai précipitamment, déchirai le tissu et réussis finalement à dégager l’arme…
Les panneaux coulissants s’écartèrent majestueusement avec un sifflement lugubre. Le silence se fit. Je ne vis rien d’autre que le tunnel désert ainsi que les portes closes des labos situés au même niveau. Puis un bras jaillit dans la large embrasure. Un bras qui tenait un revolver d’un éclat sombre au bout duquel était vissé un silencieux proprement monstrueux, semblable à un énorme phallus. Ralf avait beau être une bête sanguinaire, un tueur psychopathe, il n’en restait pas moins un pro absolu dans son domaine. Il braqua son revolver vers la droite, sur l’angle mort près de l’entrée. Ensuite, lorsqu’il fut évident que personne ne s’y tenait caché, le bras armé fit lentement le tour de la pièce en décrivant un ample arc de cercle, à la recherche d’autres cibles.
Chaque mouvement témoignait de l’expérience infinie d’un homme dont le métier était de tuer. D’un homme qui n’avait vraisemblablement jamais rien fait d’autre dans sa vie que de traquer ses semblables, de les mettre en joue et de les abattre. N’ayant pas réussi à repérer sa prochaine victime, il se glissa dans le labo avec une rapidité que j’eus du mal à suivre, le canon pointé cette fois sur l’angle mort à gauche de la porte.
Là non plus il n’y avait personne. Le bras armé s’écarta et balaya les lieux pendant quelques instants, indécis, sans trouver de cible concrète où se braquer. L’arrière du module était meublé d’une rangée d’armoires en fer, suffisamment grandes pour dissimuler un homme. Ralf se dirigea lentement vers elles, revolver en joue, tendu comme un tigre sur le point de bondir et en permanence prêt à se mettre à couvert.
Cela faisait déjà un bon moment qu’il séjournait dans l’espace, mais son expérience ne serait pas suffisante. Son organisme s’était adapté aux conditions de l’apesanteur, mais son esprit, lui, n’en avait pas eu le temps. Et c’était trop tard pour une formation accélérée.
Je m’étais caché au-dessus des panneaux coulissants. Cette idée ne l’avait pas effleuré, mais en réalité il est tout aussi facile, en apesanteur, de se dissimuler au-dessus d’une porte qu’à côté. Seulement Ralf continuait de raisonner en fonction de l’attraction terrestre. Par ailleurs, la disposition des lieux – sol à claire-voie, tables et appareils à droite et à gauche, tubes au néon – lui avait elle-même paru tellement familière et conforme aux schémas classiques qu’elle lui avait fait oublier que nous étions dans l’espace et que cela offrait certaines possibilités. De ma position, j’avais observé ses manœuvres d’approche en retenant ma respiration, et je fus sidéré de voir que, contre toute attente, mon plan avait apparemment de bonnes chances de réussir. Alors, l’épée prête à frapper, je fondis sur lui tel un rapace sur sa proie : il fut totalement pris de court et n’eut même pas le temps de dire ouf.
Mon plan était simple : profiter de l’effet de surprise et, avant même qu’il se rende compte de rien, éteindre la radio qu’il portait toujours dans le cou comme un gros boudin noir. La priorité absolue, c’était de fracasser cet engin sans que passe aucun bruit pour éveiller les soupçons de ses complices restés dans la salle de contrôle. Je levai mon arme, les yeux rivés sur le volumineux appareil, et je frappai de toutes mes forces. Le scaphandre que j’avais endossé pour mon come-back dans la station étant équipé de la même radio, je me souvenais que le boîtier était extrêmement dur et résistant. Du bon vieux matériel russe, suffisamment costaud pour encaisser sans broncher une chute depuis l’espace dans la toundra sibérienne. Mais le coup porté avec l’épée de Kim eut des effets surprenants : la lame s’enfonça dans l’acier comme dans du beurre, trancha net la colonne vertébrale du colosse, son cou, sa gorge, et ressortit de l’autre côté en dessinant un large arc de cercle. Elle eut encore le temps de débiter un coin de table avant que je parvienne à la maîtriser.
La porte se referma avec son sifflement impassible. Totalement déconcerté, j’admirai mon œuvre.
Ralf n’avait effectivement pas eu le temps de prévenir ses petits copains. Je l’avais décapité comme une fleur. La scène avait quelque chose de surnaturel : le crâne blafard et émacié, surmonté d’une touffe ébouriffée de cheveux gras et noirs, tournoyait dans les airs tandis que le tronc culbutait lentement en avant. Le sang giclait des carotides comme deux fontaines sous pression, se dispersant en un nuage rougeâtre, de plus en plus opaque et étendu, dans lequel la tête tranchée semblait vouloir se dissimuler.
Je regardai l’épée : pas une goutte sur la lame. Plus surprenant encore, elle ne présentait pas la moindre ébréchure. Kim aurait été aux anges.
Les derniers spasmes d’agonie secouèrent le corps décapité. Le débit du liquide qui s’échappait des artères ne tarda pas à se relâcher. Le visage de Ralf était complètement barbouillé de sang ; on ne voyait plus que ses grands yeux bovins qui jetaient un dernier regard, livide et accusateur. Du reste, même de son vivant, ils ne m’avaient pas semblé franchement plus expressifs.
Je dois avouer que je n’éprouvai pas une once de remords. Bien au contraire, j’en ressentis une satisfaction profonde et régénératrice. Suspendu au-dessus de la porte, agrippé à un conduit d’alimentation, j’admirai le gigantesque nuage rougeoyant et le cadavre sans tête. J’aurais pu composer une symphonie immortelle, écrire un poème poignant ou encore repeindre la chapelle Sixtine sous les applaudissements du monde entier, mon contentement n’aurait pas été plus grand. Il vit tout ce qu’il avait fait, et voici que cela était très bon. Tel était exactement mon état d’esprit.
Évidemment, le résultat final de l’opération risquait quand même d’être bien peu ragoûtant. Le voile de vapeur pourpre dérivait lentement vers les dispositifs du système d’aération. Les premières gouttelettes furent aspirées dans les fentes, et de joyeux tourbillons sanguinolents se formèrent au niveau de l’arrivée d’air.
Je souhaitais d’avance bien du plaisir au factotum chargé de remettre un semblant d’ordre dans ce décor apocalyptique…
Je fis mon possible pour m’emparer du revolver sans passer dans la nappe de sang. Comme de bien entendu, mort ou pas, Ralf restait cramponné à son arme. Je tirai le corps dans une zone relativement propre et j’entrepris de décrisper les doigts un par un. Une question surgit dans mon esprit : le liquide visqueux risquait-il de se propager dans les autres modules par les conduits de ventilation ? J’imaginai la tête de Khalid si les grilles se mettaient soudain à vomir des traînées rougeâtres… Peut-être bien qu’il en perdrait la boule, lui aussi.
Mais c’était peu probable. Pour gagner de la place, les canalisations étaient extrêmement étroites, donc l’air y affluait en tournoyant très rapidement. Le sang ne tarderait pas à s’agglutiner sur les parois. Là encore, bon courage à celui qui aurait à décaper cette saloperie.
Je regardai l’heure. Jusqu’ici, je n’avais pas été pressé par le temps, ma seule contrainte étant de mettre mon plan à exécution avant que la station atteigne La Mecque. Mais à présent mieux valait faire vite, car Khalid ne serait pas long à remarquer l’absence de son tueur. Il s’était écoulé quelques minutes tout au plus depuis son malencontreux accident, mais ses complices finiraient bientôt par s’étonner de ce silence prolongé. L’un d’entre eux chercherait à le joindre par radio, et Ralf ne répondrait pas. Alors ils partiraient à sa recherche, le trouveraient et auraient vite fait de comprendre que quelque chose clochait à bord.
Je n’avais donc pas intérêt à traîner. Je me coinçai le gros revolver dans la ceinture, embarquai l’épée et quittai le labo en ayant pris soin d’éteindre la lumière, histoire de ménager la surprise pour le prochain visiteur.
Le tunnel était toujours désert et silencieux. Je me glissai furtivement jusqu’à la porte en face. Elle s’ouvrit instantanément, je me faufilai à l’intérieur et j’attendis que les panneaux se referment derrière moi.
Là encore, les lampes étaient allumées. L’électricité était la seule chose à bord sur laquelle on n’était pas obligé de rogner. Je regardai autour de moi. J’eus l’impression que la conversation que j’avais surprise ici même entre Jayakar et Iwabuchi remontait à des siècles. C’est dans cette salle que se trouvaient rassemblées toutes les installations relatives à l’alimentation énergétique : les transformateurs pour le courant produit par la voilure, ainsi que les appareils de guidage et de transfert pour l’émetteur. Un ronflement léger et nerveux flottait dans l’air. Un son aigu à peine audible. Comparées à la station, la plupart des centrales terrestres ressemblaient aux éoliennes des fermes de nos ancêtres. Quand on touchait à main nue les longs câbles tendus, on ressentait leurs violentes vibrations, comme si le gigantesque potentiel de la voilure se communiquait à votre propre corps.
En débarquant à bord, mon plan était déjà très simple. Désormais, il l’était encore davantage. Deux minutes et demie environ, et je serais fin prêt.
Deux minutes et demie plus tard – une poignée de secondes qui avaient coûté aux contribuables japonais la bagatelle d’un milliard de yens – je regagnai le tunnel nodal. À présent, je me sentais nettement mieux. Je m’étais débarrassé de l’épée et j’avais juste gardé le revolver. Plus un tournevis que j’avais déniché et pris avec moi.
Voilà l’équipement ridicule avec lequel je comptais coincer les trois autres fripouilles.
Mais je disposais de l’effet de surprise. Si je me dépêchais, je pouvais réussir. Si j’avais de la chance. Et si, comme je l’espérais, ils étaient encore tous sur le pont supérieur. Et si les caméras de surveillance étaient débranchées. La liste des « si » était longue, mais je décidai simplement de l’ignorer.
Ça pouvait marcher. Peut-être que ça ne marcherait pas, mais, d’une certaine façon, ce n’était plus aussi important à mes yeux.