CHAPITRE XVI

QUATRE CENTS KILOMÈTRES au-dessus de la Terre, à la verticale d’un point du globe où le soleil venait de se lever, planait un gigantesque disque d’un éclat argenté. La structure qui en formait le centre, minuscule en comparaison, était constituée d’une douzaine de cylindres blancs couverts d’inscriptions en japonais et en anglais. À un mince bras métallique qui aurait paru ridiculement frêle à des yeux seulement accoutumés aux lois physiques terrestres était accroché un drapeau japonais, caractérisé – choix ô combien judicieux de la part du pays du Soleil levant – par une balle rouge sur fond blanc. Un cadre léger en fibre de verre venait en renforcer la structure, car il n’y avait là pas le moindre souffle de vent auquel il aurait pu flotter. L’assemblage de cylindres fixé perpendiculairement au disque était surmonté d’un tube sombre, à l’aspect étrangement brut et mal dégrossi, qui se rapprochait imperceptiblement, en dardant les trois pales de son train d’arrimage pour s’accoupler à la station telle une ventouse obscène. Un observateur extérieur aurait eu l’impression de voir une méduse noire fondant sur une étoile de mer blanche pour sucer sa substance.

Mais il n’y avait pas d’observateur extérieur. Sur la somptueuse voûte terrestre aux reflets opalins déployée sous nos pieds, nul ne se doutait de ce que nous étions en train de vivre.

— Des pirates, constata Moriyama avec aigreur. Des pirates de l’espace.

— Une pratique qui se répand fortement ces derniers temps, murmurai-je d’un air distrait en me parlant à moi-même.

Peu avant mon entrée en fonction à bord de la station, j’avais lu des statistiques indiquant qu’on avait enregistré durant les cinq premières années de ce vingt et unième siècle plus d’actes de piraterie que dans l’ensemble du siècle précédent. Des agressions essentiellement répertoriées, il est vrai, en mer de Chine méridionale, dans les Caraïbes et le long des voies commerciales de l’archipel pacifique.

Contrarié, je levai les yeux sur l’écran. Quelque chose m’avait échappé. Quelque chose d’important. Je sentais dans ma tête une zone d’ombre autour de laquelle mon esprit ne cessait de tourner comme la langue autour d’une dent creuse.

— Yoshiko, est-ce que les types de l’ESA auraient la bonté de nous fournir un semblant d’explication ? demanda le commandant.

La jeune femme se glissa jusqu’au pupitre de communication et coiffa le casque. Elle secoua la tête.

— Non. Rien.

Moriyama souffla bruyamment, fou de rage.

— Si j’avais un canon, ils verraient de quel bois je me chauffe ! Quelqu’un a une idée de la façon dont on pourrait les empêcher de s’arrimer ?

Dans l’espace, les serrures et les clés ne couraient pas les rues. Mais, devant ce spectacle, j’eus le sentiment que les choses seraient peut-être amenées à évoluer. Jusque-là, quiconque s’approchait d’un vaisseau était également en mesure d’y pénétrer. Cela répondait à des accords internationaux en vigueur depuis des décennies, prévoyant une assistance réciproque en cas d’avarie. Tous les sas étaient susceptibles d’être actionnés de l’extérieur et tout engin disposant du système de couplage standard pouvait s’amarrer à un autre. Les astronautes étaient autorisés à pénétrer dans la navette sans demander ni l’autorisation ni le concours de son équipage : celui-ci pouvait en effet fort bien être mort ou inconscient et avoir besoin qu’on lui porte secours.

— Les bras articulés ! m’écriai-je. Si on les croise devant la porte, ils ne pourront pas accoster. Et, s’ils ne peuvent pas accoster, ils ne pourront pas monter à bord non plus. Alors peut-être que l’ESA condescendra enfin à nous dire à quoi on joue.

Le sinistre cylindre mal dégrossi continuait de se rapprocher. Il était grand temps de faire quelque chose.

— Rappelez-moi de vous obtenir une augmentation, lança Moriyama d’un air féroce. En route, qu’est-ce qu’on attend ?

Nous nous précipitâmes vers la porte et, après avoir traversé le tunnel nodal, nous atteignîmes une légère saillie située face au pont supérieur : c’est là que se trouvaient les commandes des bras robotisés. J’empoignai les manettes et mis en mouvement les longues pinces articulées normalement utilisées pour décharger la cargaison des vaisseaux qui venaient s’amarrer. Leurs tiges étaient assez effilées pour se glisser dans l’angle le plus reculé des cales, assez puissantes pour attraper et déplacer des caisses lourdes et assez maniables pour les déposer dans le sas qui leur était réservé, sur la partie frontale du labo de microgravité à l’étage inférieur, légèrement décalé par rapport à nous. Lorsqu’on retira le cache des hublots, on vit l’engin étranger au-dessus de nos têtes. Il était déjà proche et imposant. Menaçant.

— S’ils ne freinent pas, ils vont nous les bousiller, lançai-je en repliant les bras articulés et en les croisant sur l’adaptateur d’amarrage. Mais, d’un autre côté, il y a aussi toutes les chances pour qu’ils y laissent leur propre train d’arrimage.

Les assaillants freinèrent. Les réacteurs directionnels de l’appareil s’embrasèrent pendant quelques secondes, stoppant la progression du monstre en acier noir informe qui s’immobilisa, indécis, à une dizaine de mètres de nous. J’échangeai avec Moriyama un signe de tête triomphant. Ils pouvaient bien crever, ils y resteraient.

— Je me demande comment on peut oser faire ça, fit le commandant en observant l’engin. (Il n’en revenait pas.) Si nos émetteurs n’étaient pas fichus, ça fait longtemps qu’on aurait envoyé un SOS et le monde entier serait au courant de ce qui se passe ici. Je n’ose pas imaginer le scandale et les répercussions internationales que cela provoquerait…

— Peut-être qu’ils le savent.

— Quoi ?

— Que nos émetteurs sont fichus.

Il me dévisagea, surpris.

— Comment pourraient-ils le savoir ?

Dans ma tête, les dominos se mirent à tomber, clic-clic-clic, le premier culbutant le deuxième et ainsi de suite. Tout à coup, les morceaux du puzzle s’assemblèrent.

— Mon Dieu, m’écriai-je, saisi par l’horreur de l’idée qui venait de me frapper. Vous vous rappelez ce que vous avez dit au sujet d’Iwabuchi ? Que ça fait belle lurette qu’il nous aurait bricolé un émetteur de fortune avec deux fourchettes et un bout de fil métallique ? Nous n’avons cessé de croire que l’assassin avait détruit les appareils pour qu’on ne puisse pas informer les autorités du meurtre. Mais c’est exactement l’inverse. En réalité, le nœud du problème, c’étaient les émetteurs. Si on les a détruits, c’est pour que l’attaque passe inaperçue. Et on a assassiné Iwabuchi parce qu’on craignait, sans doute à juste titre, qu’il ne réussisse trop vite à les réparer.

Moriyama ne me quittait pas des yeux. Un mélange d’aversion et de peur se lisait sur son visage. Je ne devais pas valoir beaucoup mieux, alors que les dominos continuaient de tomber, clic-clic-clic, les uns à la suite des autres. Des images fusèrent dans mon esprit… L’odeur de la charge thermique sur le pont. Le vin de prune. L’huile pour le corps.

— Où est passé Sakai ? demandai-je, mû par un sombre pressentiment.

Sa voix nous fit sursauter.

— Ici, mister Carr.

On se retourna d’un geste brusque. Sakai flottait en face de nous, accroché à la paroi du tunnel, tout près de la porte qui menait à la salle de contrôle. Il avait la poignée dans une main, et dans l’autre un objet que l’on identifia aussitôt et de manière certaine comme un revolver.

Un revolver pointé sur nous.

— Vous ? s’exclama Moriyama.

Sakai avait perdu l’air impassible et borné qu’il arborait d’habitude.

— Je n’ai ni le temps ni l’envie de me lancer dans de grandes explications. Carr, retirez les bras articulés de la porte !

Je ne bougeai pas.

— Sakai, vous vous rendez compte qu’en brandissant une arme à feu vous vous mettez vous-même en danger ? Si le projectile rate sa cible et transperce la paroi, c’est la catastrophe assurée.

— Ne me prenez pas pour un idiot, mister Carr, rétorqua froidement le Japonais.

Il leva légèrement le revolver pour nous faire admirer le silencieux long comme l’avant-bras vissé sur la bouche du canon.

— Nous avons pensé à tout. Ce silencieux réduit la vitesse des balles : elles restent mortelles mais sont sans danger pour le reste. En admettant que l’une d’elles perfore la paroi, elle causerait à peine plus de dégâts qu’une micrométéorite. Vous connaissez comme moi le principe de construction des modules : à la moindre fuite d’air, les deux enduits synthétiques superposés dans le revêtement se combinent pour former une pâte solide et imperméable.

Il me braquait toujours l’arme sur le ventre.

— Et maintenant dégagez les pinces articulées. Croyez-moi, je n’hésiterai pas à vous descendre et à le faire moi-même.

Je me contentai de le regarder. Si j’avais eu des pistolets à la place des yeux, il serait tombé raide mort.

— Oh, vous voulez jouer les héros ? Et si j’allais chercher votre jolie petite copine pour lui refaire le portait ?

— Faites ce qu’il vous dit, Léonard, ordonna Moriyama à mi-voix.

Je saisis à contrecœur les commandes des bras mécaniques et les replaçai en position normale. Le module étranger se remit aussitôt en mouvement.

— À quoi ça rime, tout ça ? demandai-je avec irritation. Qui est là-dedans, Sakai ?

— Patience, mister Carr, me répondit-il d’un air impassible. Vous le saurez bien assez tôt.

On attendit. Une éternité, à ce qu’il nous sembla. Les secondes s’égrenaient avec une lenteur insupportable. Du coin de l’œil, je vis la carapace éclatante du colosse noir grossir et se rapprocher de plus en plus…

Puis un coup de tonnerre parcourut la station et toutes les parois, tous les étrésillons se mirent à trembler.

Nos oreilles bourdonnèrent pendant quelques instants, comme si nous étions coincés dans le ventre d’une gigantesque cloche sonnant à toute volée. Enfin les secousses extérieures s’atténuèrent, mais au fond de nous les vibrations étaient toujours là. L’odeur du danger ne nous avait pas trompés. Le nuage de poussière à l’horizon recouvrait à présent l’ensemble du ciel.

De la porte frontale nous parvinrent des raclements.

Le vaisseau pirate s’était amarré.

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