CHAPITRE VIII

TOUT coréen qu’il fût, Kim Chong Woo, avec son visage grêlé et épaté, avait plutôt le type chinois, et le sourire qui planait en permanence sur ses lèvres semblait faire partie intégrante de sa physionomie. Je lui présentai ma requête.

— Sera grand honneur pour moi, mister Carr, s’empressa-t-il de baragouiner.

Il me prit le badge des mains, appliqua la goutte d’huile dans un tube capillaire en verre qu’il plongea ensuite dans une éprouvette cylindrique en acier spécial. Puis il fit glisser le tout sous l’objectif d’un appareil apparemment quelconque, qui ne laissait en tout cas rien deviner des millions qu’il avait coûtés, et il appuya sur un bouton. Des vibrations se firent entendre et la machine se mit à l’œuvre.

— Attendre, sourit-il. Long laps de temps.

— Bien, répondis-je en essuyant le badge et en le refixant sur ma combinaison, je ne suis pas pressé. Mais je ne voudrais pas vous déranger dans votre travail.

— Vous ne me dérangez pas du tout, m’assura Kim précipitamment. (Il hésita tout de même un peu avant de se harnacher à nouveau devant son projet d’expérimentation.) Partie importante de mon doctorat, expliqua-t-il. Vous savez ce qu’est thèse de doctorat ?

J’acquiesçai, cruellement touché. Kim m’aimait bien mais il me prenait lui aussi pour un demeuré.

— Oui, répondis-je. Vous voulez devenir professeur.

Il hocha frénétiquement la tête.

— Professeur métallurgie Université de Séoul. Métallurgie spatiale.

À cet instant, des bruits insolites nous parvinrent de l’extérieur du module. Des raclements durs, comme si quelqu’un avait tapé contre les parois avec une clé à pipe dans l’espoir de déceler une zone fragile. Non, pas une clé à pipe, plusieurs. Six au moins, qui cognaient et grattaient tout le long du fuselage.

— Aha, sourit Kim. C’est Spiderman. Peut-être vous envie de le voir travailler, mister Carr ?

— Excellente idée, répliquai-je.

Je me glissai jusqu’à un hublot et rabattis le cache qui l’obturait.

Spiderman, l’homme-araignée, était le surnom donné au robot de montage qui sans relâche, nuit et jour, année après année, rampait sur la voilure pour parfaire ce qui devait l’être, avec cette patience inépuisable propre aux machines. Il ressemblait à une gigantesque araignée de métal. Son corps était constitué d’une structure effilée, à peu près rectangulaire, d’environ trois mètres de long. En plus d’un ordinateur de guidage et de batteries énergétiques, il était surtout muni de deux pinces conçues pour transporter un par un les rouleaux de pellicule solaire dès leur sortie de la fonderie automatique. À l’une des extrémités, deux caméras pivotantes scrutaient attentivement les alentours, et, pour se déplacer, le robot disposait de part et d’autre de trois pattes articulées aussi longues et fines que celles d’une araignée. D’où son surnom.

Contrairement à notre grande plate-forme de montage télécommandée, Spiderman était incapable de voler librement dans l’espace, d’une part parce qu’il n’était justement pas télécommandé – il devait assurer seul chacune des manœuvres – et d’autre part parce que son système informatique n’était pas suffisamment performant pour ça. Au bout de ses « jambes », différentes pinces et armatures aimantées lui permettaient, avec une élégance exceptionnelle, de longer en suspension la structure renforcée portant le film solaire. Durant toutes ces années, pas une seule fois il n’avait manqué sa cible ni lâché prise, et ce n’était pas rien car, comparé au reste de la station, Spiderman avait quelques heures de vol en plus…

À l’origine, ce n’était pas un mais dix engins de ce type qui travaillaient en autonomie presque totale à l’achèvement de la voilure. Les neuf autres, on les avait renvoyés sur Terre le jour où la plus grosse partie du générateur s’était trouvée en ordre de marche. Spiderman était le dernier de son espèce. On pensait alors le tester pour déterminer combien de temps un robot peut rester opérationnel dans l’espace. Mais, depuis, on commençait sérieusement à se demander si l’un des scientifiques impliqués dans l’opération vivrait assez longtemps pour conclure l’expérience, car l’araignée, infatigable, ne semblait pas pressée de s’arrêter : elle continuait de trimer inlassablement. Au tout début, son corps était recouvert d’une couche de laque d’un blanc argenté, qui, dans l’intervalle, avait viré au marron, littéralement carbonisée par les rayons impitoyables du soleil. Ses lentilles photographiques, autrefois parfaitement nettes, commençaient à se ternir sous l’action des radiations. Mais rien de tout cela ne pouvait l’empêcher de cavaler avec ardeur tout autour de la station, sur cette étendue d’un blanc de neige ; rien ne pouvait l’empêcher d’aller chercher de nouvelles feuilles de pellicule pour combler, d’un geste lent mais habile, les ultimes failles dans la structure de la voilure.

Exactement comme en ce moment. C’était toujours un spectacle fascinant que d’observer le robot en action. Il allait jusqu’à l’extrémité du module de façon à placer son « corps » juste au-dessus de la fente oblongue du sas de sortie. Puis une de ses pinces actionnait une large manette et la vanne s’ouvrait. D’un rapide coup d’œil jeté par l’une ou l’autre de ses caméras, il s’assurait qu’un rouleau se trouvait bien à l’intérieur. Il s’abaissait alors au niveau de l’ouverture, ses bras articulés s’emparaient du cylindre de pellicule, et l’étroite porte se refermait avant même que Spiderman, pourtant monté sur ressorts, ait eu le temps de se redresser. Quant à la machine à film solaire, logée dans une cabine sous vide qui prenait toute la moitié arrière du labo, elle se remettait automatiquement à l’ouvrage. Et l’araignée de métal, perchée majestueusement sur ses longues pattes, refaisait en sens inverse le chemin qu’elle venait de parcourir.

— Silicium, expliqua Kim d’une voix exaltée. Matière première la moins chère. Trouvable partout, sur n’importe quelle planète. Ici on construit grandes grilles en cristal reliées entre elles. Pellicule solaire ne pourrait pas être produite sur Terre, à cause de pesanteur, et elle se désagrégerait dans atmosphère normale. Nous seuls pouvons la produire et l’exploiter. Pas article d’exportation, hein ? ajouta-t-il dans un éclat de rire.

Visiblement, c’était de l’humour. Je hochai donc la tête en souriant. En principe, le film solaire n’était rien d’autre qu’une cellule photovoltaïque perfectionnée, l’aboutissement de ces capteurs traditionnels qui transformaient la lumière en courant électrique. En principe. De même qu’on aurait pu dire de la puce mégabyte qu’elle était, en principe, une version perfectionnée du tube électronique.

— Vous étiez là quand station a été construite, mister Carr ? me demanda Kim.

Je lui répondis que non.

— Ah ! fit-il d’un ton navré. Moi, j’y étais. Travail grandiose. Gros anneau tendu tout autour, rien qu’en petits bouts de plastique. Puis on a tiré câble entre bouts de plastique et clac, anneau stable. Comme corde magique indienne, pas vrai ? Puis haubané à la station, avec beaucoup fils métalliques. Structure légère. Ensuite, pellicule solaire tendue dessus. Avec robots. C’était spectacle grandiose à vivre. Un jour, mister Carr, bâtiments gigantesques seront construits en orbite autour de Terre, souvenez-vous de ça !

Je ne comprenais pas tout ce qu’il disait, mais j’avais étudié des comptes rendus datant de cette période. On avait eu l’occasion d’expérimenter un tas de technologies intéressantes liées à la réalisation rapide de structures volumineuses en apesanteur, et, en vérité, seules cinq expéditions s’étaient révélées nécessaires pour mettre en place la voilure.

— Mais notre station, elle est déjà gigantesque, non ? lançai-je.

— Peuh ! fit-il avec un geste dédaigneux. C’est rien comparé à ce qui est possible. Altitude pas assez élevée pour constructions vraiment importantes. Encore trop de molécules d’air, trop de résistance. Trop souvent besoin de fusées pour corriger trajectoire. Bâtiments plus grands doivent être mis sur orbite plus haute, plus loin de la Terre. Et structures doivent être en métal, pas en plastique.

— En métal ?

Dans la bouche d’un métallurgiste, ce genre de propos n’avait finalement rien de très surprenant.

Kim lança de tous côtés un regard soupçonneux, nous donnant l’allure de deux conspirateurs soucieux de déjouer les oreilles ennemies pour fomenter leur plan. Puis il me fit signe d’approcher.

— Je montre quelque chose à vous, mister Carr. Secret. Vous le gardez dans votre cœur ?

Intrigué, je hochai la tête.

— Je serai muet comme une tombe, lui assurai-je en me glissant jusqu’à sa table de travail.

— Bien.

Le Coréen ouvrit un petit coffre et en sortit un objet long d’environ un mètre, enveloppé dans un linge blanc ficelé par trois cordelettes vertes. Il les dénoua et rabattit le tissu. Ce que je vis à ce moment-là me laissa pantois. Je n’avais pas réfléchi à ce que Kim pouvait bien vouloir me montrer, mais je n’aurais sûrement pas imaginé ça. Pas quelque chose d’aussi… archaïque.

C’était une épée.

Tout en passant la main sur la lame étincelante, le scientifique expliqua d’une voix douce, presque affectueuse :

— C’est une épée. Le monde n’en a encore jamais vu de pareille. Lame en métal monocristallin. Capable de découper en rondelles vieux maîtres samouraïs. Tranche l’acier de Damas comme du beurre. C’est dommage que chevaliers disparus : ça serait meilleure épée de tous les temps – forgée dans l’espace.

Je quittai l’arme des yeux et le regardai.

— Pourquoi avez-vous fabriqué ça ?

Kim eut un haussement d’épaules.

— Pour mon doctorat. Pour exposé à l’Académie de Tokyo. (Il rabattit délicatement le tissu et entreprit de renouer les cordelettes.) Et parce que j’en avais envie. En apesanteur, poursuivit-il comme s’il s’était servi de moi pour roder son discours, quand grilles en cristaux métalliques refroidissent après avoir été fondues, elles grossissent, deviennent plus régulières. Résistance des métaux traditionnels est fonction de compacité entre les différents cristaux. Dans grille de cristal, résistance est beaucoup, beaucoup plus importante. Quand métal casse, il cède le long de ligne de jonction entre les différents cristaux. Quand cette ligne n’existe pas, car ensemble du métal ne forme qu’un seul cristal, alors…

Fasciné par le spectacle, j’observais ce petit bonhomme : en une seconde, son regard s’était envolé par-delà les parois du module pour rejoindre l’infini. Il m’avait oublié, l’esprit peuplé de visions qui me resteraient à jamais étrangères.

— Un jour, annonça-t-il lentement sur le ton de la prophétie, on creusera mines sur la Lune. On trouvera filons, on exploitera et, avec gigantesques catapultes électriques, on lancera minerai brut dans l’espace en soustrayant à faible attraction lunaire. Il sera ensuite récupéré en orbite et traité pour donner métaux d’une qualité inimaginable. Reste à le faire. Matière première est là. Énergie est là. Énergie illimitée. Tellement, dans l’espace, qu’on doit même prendre mesures pour se protéger…

Kim fut interrompu dans son délire visionnaire par un vrombissement électronique assourdissant, destiné à nous signaler que l’analyseur avait terminé. Le scientifique poussa un soupir, replaça son précieux paquet dans le coffre et défit les sangles qui le maintenaient sur son siège. Il étudia quelques instants les résultats qui s’affichaient sur l’écran en une succession extrêmement dense de lignes d’épaisseurs et de couleurs différentes.

— Matière intéressante, fit-il. Composée plusieurs centaines de substances différentes. Beaucoup de carbone. Soufre. Eau. Sous forme de traces, presque tous les métaux qui existent. Silicium. Pyrène benzénique. Sodium.

— Ça pourrait être de l’huile de toilette ?

Kim sourit de ce sourire poli qu’affectionnent les Asiatiques.

— Je ne sais pas. À mon avis, pas très bon pour corps. Mais je suis métallurgiste, mister Carr, pas pharmacien.

Quelle déception ! Nos recherches n’avaient servi à rien : je ne savais toujours pas ce qu’était le liquide.

— Si je vous apporte une goutte d’huile de toilette, vous pourriez l’analyser et comparer les résultats avec ceux que nous venons d’obtenir ?

— Naturellement, confirma Kim, tout disposé à m’aider. Ça marcherait sûrement. Si on obtient même répartition des lignes, c’est que c’est même substance. Si autre répartition, alors substance différente.

Je regardai l’heure. Il était temps de songer à préparer le dîner pour l’équipage.

— Je reviendrai demain avec un échantillon.

J’irais chercher le passe dans la matinée et je ferais une petite visite dans la cabine de Sakai pour récupérer une goutte de son huile.

— Aucun problème.

— Pour le moment, j’aimerais que la chose reste entre nous, d’accord ?

Kim baissa la tête.

— Nous partageons deux secrets.

— O. K. Merci beaucoup.

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