CHAPITRE X

À LA VITESSE à laquelle les hommes se retrouvèrent au mess, on aurait pu croire qu’ils avaient attendu mon signal pour s’y ruer. Chacun reçut un plateau qui, grâce à sa surface aimantée, adhérait bien au revêtement métallique de la table. Les pousses de soja délicieusement craquantes préparées par Oba remportèrent un franc succès.

— Je suis très sérieux, déclara Jayakar avec une mine de conspirateur. J’ai graissé la patte à un employé de la base pour qu’il retienne la navette. Comme ça, on pourra encore profiter de vos petits plats pendant quelques jours.

En apesanteur, manger n’a rien d’évident non plus. Le problème majeur consiste à éviter que les bonnes choses que vous avez sous le nez ne se soulèvent de l’assiette et prennent la clé des champs. Pour y remédier, chaque plat est équipé d’un couvercle solide et étanche. Et, en guise de couverts, les astronautes disposent d’une sorte de pince effilée, proche de ces pinces à sucre qui étaient du dernier chic au temps de nos parents. Le procédé est le suivant : de la main gauche, soulever légèrement le couvercle et, de l’autre, piocher un bon morceau.

Pour les débutants, il est conseillé de commencer par un plat en sauce bien gélatineux. Ainsi, les morceaux adhéreront à l’assiette et le néophyte pourra se concentrer pleinement sur le maniement de la pince. Enfin, il lui faudra apprendre à déglutir : l’attraction terrestre n’étant plus là pour l’y aider, il aura au début l’impression de manger couché, ou la tête en bas, et de devoir forcer une résistance pour avaler. Question d’habitude.

À la satisfaction générale, Sakai sortit une bouteille de vin de prune grand cru et offrit une tournée. Pour fêter un anniversaire personnel.

— Il y a dix ans jour pour jour, j’ai eu à repasser un examen important. Si j’avais échoué, j’aurais dû quitter l’Aérospatiale. Mais… j’ai réussi.

— Quel coup de veine pour nous !… ajouta Moriyama, nous laissant la libre interprétation de cette remarque à double sens.

— Apportez les verres ! s’écria Jay.

En fait de verres, il s’agissait de petites poches transparentes en plastique souple, pourvues d’un goulot refermable et d’une courte pipette. Pour boire, il suffisait de presser le liquide entre ses lèvres comme si on suçait un tube de dentifrice.

Quant à extraire le vin de la bouteille, c’était encore une autre paire de manches. La manœuvre était délicate et extrêmement rare, car le transport des boissons ne se faisait pratiquement jamais dans ce conditionnement. Sauf, précisément, quand un astronaute dissimulait ce genre de petite gâterie dans ses propres bagages. Mais, cela s’étant déjà produit, on avait la technique. Dans le fin fond des placards de la cuisine, je dénichai ce qu’il nous fallait : un instrument à mi-chemin entre le siphon à crème et l’appareil respiratoire. Une fois que Sakai eut retiré le bouchon – et que le vin, comme il fallait s’y attendre, n’eut montré aucun empressement à quitter la bouteille – j’introduisis l’objet dans le goulot. Le principe en était très simple : à l’extrémité du tube étroit se trouvait un ballon non gonflé. En activant un levier de compression, la poche de caoutchouc se remplissait d’air. Le liquide remontait ainsi jusqu’au col et s’écoulait par une sorte de gicleur incorporé.

Yoshiko déclina l’offre de Sakai :

— Je suis de premier tour de garde ce soir. Donc rien pour moi, merci.

— Et moi de deuxième tour, lança Jay. Donc de première tournée !

Moriyama suivait cette joyeuse agitation avec un sourire patient.

Naturellement, le règlement de l’administration spatiale n’autorisait pas la moindre goutte d’alcool à bord de la station. Mais, tout aussi naturellement, il était impossible de respecter en permanence les consignes. Et le commandant ne refusa pas le verre que Sakai lui tendait.

Quelques gorgées suffirent à réchauffer l’atmosphère. Les langues se délièrent et le volume sonore monta d’un cran. Pour ma part, je me tenais en retrait, sanglé sur mon siège, me contentant d’écouter ce qui se disait tout en sirotant cet excellent vin.

Mon regard glissa à nouveau sur la grande mappemonde qui recouvrait un mur de la salle. C’était une de ces cartes à la nouvelle mode : le monde n’y était plus centré sur l’Atlantique mais sur le Pacifique. Donc Amérique du Nord et du Sud à droite, Asie, Afrique et Europe à gauche.

J’avais lu un jour qu’à l’origine ce type de planisphère n’était rien d’autre qu’un canular publicitaire lancé par le syndicat d’initiative d’Honolulu : une carte sur laquelle Hawaii se retrouvait placée exactement au milieu. Mais, après l’organisation des Jeux olympiques à Sydney en l’an 2000, l’expansion qu’avait connue la ville en avait fait une sorte de capitale culturelle et économique de la zone non asiatique du Pacifique. Un éditeur local avait alors repris l’idée et, cette fois, ça n’avait plus rien d’une blague. Il fit établir des projections exactes, publia des posters, des cartes murales et des atlas entiers basés sur ce modèle, et, depuis, cette forme de représentation du monde rencontrait une popularité croissante.

Tanaka s’adressa à Jayakar par-dessus la table :

— Alors, vos compatriotes européens ont à nouveau de grands projets, à ce qu’il paraît ?

— Mes compatriotes européens ? rétorqua Jay, surpris.

Tanaka eut un haussement de sourcils.

— Vous êtes bien britannique, non ?

— Ah oui, acquiesça-t-il. Aussi. Et qu’est-ce qu’ils ont en tête ?

— Une fusée Ariane devrait décoller cette nuit pour placer un satellite d’observation en orbite autour des pôles, rapporta Tanaka. La nouvelle nous est parvenue cet après-midi, peu après que j’ai pris mon tour de garde sur le pont.

— Un satellite d’observation ? s’étonna Iwabuchi.

— Oui. Un appareil baptisé Transgéo 1. Et pas des moins chers : le message précisait combien de millions il a coûtés, en francs, en marks ou en dollars, mais je ne m’en souviens plus. J’ai seulement trouvé étonnant que l’Europe continue de s’intéresser tellement au reste du monde…

Jay leva les bras en signe de défense.

— Vous ne pouvez pas me coller sur le dos tout ce que font les Européens. D’ailleurs, je suis à moitié indien.

— Mais vous aviez plutôt la belle vie à Cambridge, non ? demanda Moriyama.

— Ah ça, on peut le dire ! répliqua Jay d’un ton sec. Deux fois, des nazillons ont saccagé mon appartement en barbouillant les murs de slogans franchement raides.

— J’ai toujours cru que, si vous étiez venu au Japon, c’était à cause de l’argent, le taquina Yoshiko.

Jay ricana :

— Si c’était ça, je n’aurais plus aucun crédit en tant que mathématicien… Certes, je gagne aujourd’hui cinq fois plus, mais dans un pays où les prix sont multipliés par dix.

Mon regard tomba une fois encore sur la mappemonde et je bus une autre gorgée. Si ce type de carte avait connu un succès aussi fulgurant, c’est sans doute parce qu’il rendait parfaitement compte des rapports de forces du vingt et unième siècle. Comparées à ce que j’avais connu dans mon enfance, les zones d’influence s’étaient radicalement déplacées. Le Pacifique constituait l’espace économique le plus important. Le Japon, largement en tête des nations industrialisées, occupait sur ce planisphère la place qui lui revenait de droit : celle du milieu. À ses côtés, la Corée, son concurrent direct. Et la Chine, gigantesque puissance économique – ne serait-ce que par sa masse – sur le point de donner le coup de grâce à la couche d’ozone de l’hémisphère nord par une campagne de mobilisation aussi obstinée qu’incompréhensible. L’Australie. Et, de l’autre côté du Pacifique, on trouvait les pays du littoral sud-américain, toujours à la traîne, et les États-Unis : Los Angeles, qui se remettait difficilement des conséquences des deux derniers grands séismes, et Seattle. Le reste du God’s Own Country était tombé entre les mains de fous religieux et de fanatiques qui se prenaient pour des ultra-écologistes, mais dont le principal souci était de ruiner l’économie nationale en la ravalant au niveau de celle d’un pays en voie de développement. Seuls deux Américains sur trois étaient encore capables d’écrire autre chose que leur propre nom, et il était redevenu illicite d’enseigner à l’école les théories de l’évolution de Darwin.

Quant à l’Europe, dont on avait redouté un temps la puissance que lui aurait donnée l’unification de son économie, elle avait précisément commis l’erreur de ne pas jouer cette carte. Elle s’était disloquée en une multitude de petits États et restait essentiellement focalisée sur ses propres problèmes. Quand les gens s’étaient rendu compte que l’union ne faisait pas le bonheur, un grand nombre de mini-conflits et d’obscures escarmouches avaient éclaté un peu partout, et, au final, l’Europe offrait au reste du monde l’image d’un hospice peuplé de vieillards séniles et querelleurs. Quand on demandait aux gens, dans les rues de Tokyo, de Séoul ou de Melbourne, ce qu’ils pensaient du vieux continent, on obtenait une réponse qui aurait pu tout aussi bien s’appliquer aux Aztèques ou aux Babyloniens : « Une civilisation grandiose… mais pourquoi diable a-t-elle sombré ? »

Au Proche-Orient et en Afrique du Nord, en revanche, le monde arabe était le théâtre des guerres de religion les plus démentielles que l’histoire avait jamais connues. Vers le tournant du millénaire, une secte de fanatiques islamistes s’était formée autour d’un soi-disant prophète répondant au nom évocateur d’Abu Mohammed et dont un théologien musulman avait résumé les doctrines en ces termes : « Assimiler cela à l’islam, c’est comme dire que les procès en sorcellerie et les bûchers forment le cœur du christianisme. » Mais, manifestement, un tas de gens trouvaient en Abu la voix de l’islam, voire sa quintessence absolue. Les « Djihadis », comme ils s’appelaient eux-mêmes, les « combattants de la guerre sainte », avaient conquis l’Iran de l’intérieur, envahi l’Irak et finalement réussi à déclencher dans toute la région du Golfe un conflit qui faisait rage depuis des années, offrant aux innombrables adeptes du nouveau prophète l’occasion de connaître la mort du juste avant de rejoindre le paradis promis.

Pour le reste… L’Afrique mourait du sida. Quant à la Russie, qualifier sa situation de chaotique aurait été insultant pour le chaos.

— Le satellite européen va suivre à peu près notre trajectoire, mais à mille sept cent quatre-vingt-dix kilomètres d’altitude, précisa Tanaka. Sa période de révolution sera de deux heures, ce qui lui permettra de survoler chaque jour tous les points du globe.

— Si tant est qu’ils réussissent à le lancer, ajouta Iwabuchi d’un ton condescendant.

Yoshiko s’éclipsa pour aller sur le pont supérieur prendre le premier tour de garde de la nuit. Sans me lancer un regard. D’humeur morose, je constatai que je n’avais déjà plus rien à boire, et je vis Sakai répartir les dernières gouttes de la bouteille entre le verre d’Iwabuchi et celui de Moriyama. Je n’étais pas des leurs. Ils me toléraient, j’avais de bons rapports avec la plupart d’entre eux, mais je n’étais pas des leurs. Si j’avais décidé de rendre mon tablier, pas un ne m’aurait regretté.

À présent, les conversations se faisaient surtout en japonais, ce japonais confus, au débit trop rapide, dont je comprenais un mot sur dix. Je quittai mon siège, rapportai mon plateau à la cuisine et mis dans la machine la vaisselle sale qui se trouvait déjà là. Je refis une brève apparition pour prendre congé, mais Moriyama fut le seul à me souhaiter bonne nuit.

L’alcool y était peut-être pour quelque chose. J’ai tendance à avoir le vin triste. Je me lavai sommairement et me brossai les dents sans grande conviction. Revenu dans ma cabine, je me déshabillai et enfilai rapidement un pyjama souple, puis je me faufilai tant bien que mal dans mon sac de couchage. Héritage européen, pensai-je. Nos sacs de couchage actuels reposaient sur un principe inventé par un spationaute allemand, Reinhard Furrer : il suffisait de les gonfler légèrement et on avait la sensation, comme sur Terre, d’être entièrement couvert, bien au chaud sous la couette. Nos prédécesseurs, eux, avaient dû se contenter pour dormir d’un simple sac censé les maintenir immobiles, mais, comme leurs bras flottaient librement, il arrivait souvent qu’ils se réveillent en sursaut après avoir heurté quelque chose. Héritage européen, pensai-je une fois encore. Une civilisation grandiose… mais pourquoi diable a-t-elle sombré ?

Puis je me mis à penser à ma propre vie, à toutes les erreurs que j’avais commises, et je compris confusément que peu importe où l’on va, que ce soit au bout du monde, dans les profondeurs de l’océan ou dans la solitude de l’espace, on s’emporte toujours dans ses bagages. Or c’est justement ça le problème. Là-dessus, je m’endormis.

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