CHAPITRE XIII

ILS ne restèrent pas longtemps plongés dans leurs manuels. L’heure n’était plus au respect scrupuleux des consignes. Ils allèrent chercher des outils, démontèrent les panneaux de protection.

Et ce que l’on découvrit justifiait pleinement le procédé employé.

Dans un cas pareil, les mesures de sécurité ne s’imposaient plus. Inutile en effet de songer à un remontage méticuleux, pour la bonne et simple raison qu’il n’y avait plus rien à remonter. L’intérieur des appareils était entièrement fondu, leurs composants imbriqués les uns dans les autres et totalement détruits, et les résidus de la charge thermique remplissaient la salle des commandes de leur puanteur lourde et âcre.

Tanaka trouva trois paires de minces fils métalliques qu’on avait fichés dans une batterie située à l’intérieur du boîtier, tirés ensuite vers l’extérieur en les dissimulant sous le pupitre de communication, à un endroit où ils auraient pu rester des années sans que nul ne les remarque, et finalement reliés à la charge. Pour déclencher la destruction de l’émetteur, le saboteur n’avait eu qu’à entrecroiser les extrémités dénudées des fils, créant ainsi le contact.

— Quelqu’un a été plus rapide que nous, constata Tanaka, furibond.

— Oui, acquiesça Moriyama. Plus rapide et plus malin. Il est évident que l’opération a été préparée de longue main.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Tanaka.

Moriyama nous dévisagea les uns après les autres.

— Le meurtrier d’Iwabuchi a détruit toutes nos installations émettrices régulières. Mais ce qu’il ne savait peut-être pas, ou, s’il le savait, peut-être cela lui a-t-il échappé, c’est que les dispositifs de secours de chaque module sont équipés d’un générateur émetteur de forte puissance. D’accord, il ne peut diffuser que sur une fréquence d’urgence internationale et son utilisation déclenche une alarme automatique, mais, vu notre situation, ça ne peut pas nuire. Essayez d’en trouver un et rapportez-le ici.

Nous nous regardâmes, mal à l’aise et méfiants.

— On devrait peut-être faire groupes ou aller tous ensemble, proposa Kim. Pas quelqu’un seul.

— Très juste, approuva Moriyama, à présent commandant en chef des opérations. N’oublions pas que l’assassin se cache parmi nous, qu’il est forcément dans cette pièce en ce moment. À partir de maintenant, il est clair que plus personne n’a le droit de se déplacer sans être accompagné. Deux par groupe, ce n’est pas assez non plus, car cela impliquerait obligatoirement que l’un d’entre nous se retrouve seul avec le meurtrier. Nous allons donc faire deux groupes de trois. Yoshiko, Sakai et Kim, vous formerez le premier groupe, Jayakar, Oba et Tanaka le second. Mister Carr restera avec moi ici. Encore une fois, surveillez-vous mutuellement en permanence, ne faites confiance à personne. Ça n’a rien d’agréable mais c’est malheureusement la seule solution. Toute tentative pour fausser compagnie aux autres fera peser sur vous de lourds soupçons. Et, si vous remarquez quelque chose de douteux ou d’anormal, faites-m’en part immédiatement.

Les équipes se constituèrent suivant les directives de Moriyama. L’atmosphère s’était soudain chargée d’une rigueur toute militaire, et chacun s’empressa d’obéir comme si sa tête en dépendait.

— Le premier groupe se chargera d’inspecter le pont des machines et le second celui des labos. Jusqu’à nouvel ordre, je ne veux voir personne pénétrer dans le module de séjour n°1. Votre mission consiste à me rapporter la première radio en ordre de marche que vous pourrez trouver. D’autres questions ?

Pas de questions.

— Alors allez-y.

Le sas s’était à peine refermé sur les deux escouades que Moriyama s’effondra littéralement sur lui-même, et le masque sévère du commandant en chef céda la place à une expression douloureuse. Il me regarda.

— Vous pensez qu’il aura oublié les émetteurs de secours ?

— Non.

— Et les appareils intégrés aux scaphandres, on peut en faire quelque chose ?

— Ils ne sont pas assez puissants pour atteindre qui que ce soit.

— Et pourquoi pas ? Après tout, nous sommes juste à quatre cents kilomètres de la Terre, ce n’est pas beaucoup…

— Nous ne sommes pas seuls dans l’espace. Les radios dont vous parlez reçoivent très bien, mais elles disposent d’une capacité d’émission très faible. Sans ça, nos échanges lors des sorties extra-véhiculaires risqueraient d’être captés par des millions de téléspectateurs.

Moriyama poussa un soupir.

— C’est l’œuvre du saboteur, n’est-ce pas ?

— Vraisemblablement.

— Qu’est-ce qu’on peut faire pour le démasquer ?

— On pourrait chercher l’arme.

— L’arme ?

Manifestement, Moriyama était encore sous le choc comme tous les autres. Tous… à l’exception du meurtrier.

— Apparemment Iwabuchi a été tué par balles, expliquai-je patiemment. L’arme du crime existe donc bel et bien et, puisque nous n’avons enregistré aucune activité des sas extérieurs, elle doit forcément être encore là, quelque part. Si on la retrouve, elle pourra peut-être nous éclairer.

— Oui, répondit-il.

Mais j’eus l’impression qu’il ne m’avait pas écouté. Il avait l’air ailleurs, perdu dans ses pensées. Des pensées visiblement peu réjouissantes. Un éclair dur et rageur brilla dans ses yeux, cinglant comme une lame de fer. J’en eus des frissons dans le dos. Je ne pus m’empêcher de penser aux légendaires ninjas, ces guerriers qui combattaient sans souci de leur propre vie. Et à l’esprit de décision, ferme et implacable, des pilotes kamikazes pendant la Seconde Guerre mondiale. Évidemment que le meurtrier avait pensé aux appareils de secours ! Il ne semblait pas homme à oublier quelque chose d’aussi important.

Nos deux patrouilles revinrent bredouilles. Nous étions coupés de ce monde autour duquel nous tournions sans relâche à une vitesse vingt fois supérieure à celle du son. Il ne restait plus qu’à espérer que la base, en n’entendant plus parler de nous et en voyant tous les messages de routine rester sans réponse, commencerait à trouver cela louche et finirait par lancer une navette qui viendrait nous accoster.

Mais qui savait comment la situation à bord aurait évolué d’ici là ? Qu’est-ce que le meurtrier pouvait bien avoir en tête ? À voir les précautions qu’il avait prises avant d’agir et la minutie avec laquelle il avait préparé son coup, il était loin d’être idiot – ça allait d’ailleurs de soi, l’Aérospatiale japonaise ayant pour habitude de ne recruter que des intelligences supérieures à la normale. Il devait donc se dire que la destruction des émetteurs ne lui donnait qu’une très légère avance, rien de plus. Il devait avoir d’autres plans. Rien qu’à tenter de les imaginer, j’en avais froid dans le dos.

— Mister Jayakar évoquait à l’instant les vieux romans policiers anglais, commença Moriyama lorsque chacun eut regagné sa place. Si je me rappelle bien, ils finissent tous de la même manière : les suspects sont réunis dans une pièce et le coupable est démasqué.

— Comme nous en ce moment, lança Jay avec une moue grimaçante. Tous les suspects réunis dans une pièce. Il ne manque plus que le commissaire.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’essayerai moi-même d’endosser ce rôle, rétorqua le commandant avec un calme peu naturel. Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons eu ces quatre dernières semaines de très gros problèmes de transfert d’énergie, et nous ignorons à quoi cela tient. Ce que vous ne savez pas en revanche, c’est que depuis quelque temps déjà nous pensons qu’il pourrait s’agir de sabotage. « Nous », c’est-à-dire Akihiro-san de la base et moi-même. D’après nos suppositions, un agent commandité par des puissances étrangères aurait réussi à s’infiltrer dans l’équipe pour faire échouer ces expérimentations. Les derniers événements nous montrent que nos soupçons étaient fondés. Le saboteur est parmi nous. Et il y a toutes les raisons de croire que cet individu et le meurtrier d’Iwabuchi ne font qu’une seule et même personne.

On aurait pu entendre voler une mouche. Rarement personne n’avait eu auditoire plus attentif que Moriyama en cet instant. On percevait le souffle régulier de la climatisation et même, au loin, la démarche cliquetante de Spiderman, guettant sans doute la sortie d’un nouveau cylindre de pellicule solaire.

— Je dois avouer qu’avant aujourd’hui Iwabuchi faisait à mes yeux un suspect idéal, poursuivit le commandant. Outre le fait que c’était un technicien de génie, c’est peu après son arrivée à bord que ces pannes et ces défaillances étranges sont apparues dans le système de pointage de l’émetteur, jusque-là tout à fait satisfaisant. Pour lui, ç’aurait été un jeu d’enfant que de provoquer ce genre de dysfonctionnements sans nous mettre la puce à l’oreille, puisque de toute façon, les trois quarts du temps, on ne comprenait absolument rien à ce qu’il faisait.

— Je suppose, lança Jay d’une voix sèche, que son assassinat l’aura blanchi, dans tous les sens du terme…

— Exact, approuva Moriyama. Ça ne peut pas être lui. Mais il y avait un autre moyen de saboter la station. En s’attaquant à un autre point tout aussi sensible. Comme le système informatique, par exemple : omniprésent, relié à tous les appareils et permettant des manipulations à peine détectables. Surtout quand elles sont effectuées par un programmeur de talent, un homme qui connaît suffisamment le dispositif pour pouvoir les dissimuler habilement, n’est-ce pas, mister Jayakar ?

Jay ouvrit de grands yeux.

— Mister Carr m’a rapporté une conversation que vous avez eue hier avec Iwabuchi et dont il a par hasard été témoin. Notre regretté collègue souhaitait procéder avec vous à une analyse du système et des logiciels ligne par ligne pour dépister d’éventuelles erreurs. Mais vous avez refusé et l’avez fait lanterner jusqu’à ce matin. Or, pas de chance, ce matin Iwabuchi est mort et dans l’incapacité de vous admirer à l’œuvre…

Je levai timidement la main, mais Moriyama me demanda de ne pas m’en mêler.

— Laissez, Léonard, c’est mon problème à présent. Mister Jayakar, qu’avez-vous à répondre ?

Le cybernéticien était blême. Durant toute la matinée déjà, il n’avait pas paru dans son assiette ; maintenant, il avait l’air franchement mal.

— Dites-moi si je me trompe, mais j’ai comme l’impression que vous êtes en train de m’accuser…

— Ah ? Vous avez cette impression ? demanda Moriyama avec une pointe de sarcasme. (Dans la bouche d’un justicier sadique du Far West, elle n’aurait rien eu de surprenant, mais, venant d’un Japonais, elle était carrément effrayante.) Pourquoi l’avez-vous envoyé promener ?

Jay leva les mains en signe d’impuissance.

— Parce que… parce que c’est un travail colossal et qu’on n’y fonce pas comme ça, tête baissée. Ça demande de la préparation. Vous avez une idée du nombre de codes que cela représente ? Des centaines de milliers de lignes ? Avant de me lancer, je voulais reprendre tous les enregistrements pour trouver un indice permettant de limiter le champ d’investigation…

— Et c’est ce que vous avez fait cette nuit ?

— Oui.

— Mais vous avez prétendu qu’au moment où vous avez pris rendez-vous avec Iwabuchi vous ne vous souveniez plus que vous étiez de garde. Cette analyse de données, vous y auriez travaillé jusqu’au matin s’il avait fallu ?

— Oui, sans doute.

— Et quand aviez-vous prévu de dormir ? demanda le commandant d’une voix soudain aussi acérée que la lame d’un couperet. Pour être en état de travailler avec Iwabuchi, vous deviez bien savoir que vous ne pourriez pas travailler toute la nuit ?

Jay se tortilla sur son siège, visiblement mal à l’aise.

— Eh bien… Peut-être que j’aurais remis les analyses à plus tard… Je voulais juste me préparer un peu à la vérification des programmes…

— D’après ce que vous m’avez raconté, cela fait des semaines que vous passez les enregistrements au crible. Je crois que vous aviez plus urgent à faire. Votre garde a duré sept heures. Sept longues heures pendant lesquelles vous étiez le seul à veiller à bord. Cela vous donnait le temps de tout préparer, de miner les radios, de détruire les appareils de secours…

— Ça ne tient pas debout ! se défendit Jay. Je ne suis pas technicien, je… j’en serais totalement incapable !

— Le temps de tuer Iwabuchi…

— Je ne l’ai pas tué ! (À présent, Jayakar hurlait.) C’est complètement tiré par les cheveux ! Commandant, sir… ce ne sont que des coïncidences sans importance. À ce compte-là, tout le monde ici peut se retrouver suspect. Tenez, Carr par exemple : il a le loisir de se rendre n’importe où dans la station sans que ça ait l’air louche. Il aurait pu détruire les appareils de secours bien plus discrètement qu’aucun d’entre nous. Et c’est lui qui a trouvé Iwabuchi. Pourquoi vous ne le soupçonnez pas ?

Le cybernéticien gesticulait comme un beau diable. Moriyama ne le quittait pas des yeux, le regard menaçant, tel un fauve prêt à bondir sur sa proie pour lui asséner le coup fatal. Il déclara finalement d’un air sombre :

— J’ai demandé au service de sécurité d’effectuer des recherches sur chacun d’entre vous. Les résultats m’ont été communiqués dans un document codé, et il se trouve que la partie la plus volumineuse vous concerne, professeur Jayakar.

C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi. Jusque-là, le summum de la mauvaise humeur se traduisait chez le commandant par un recours au « mister ».

— Ce dossier ne serait pas aussi épais si, lors de votre recrutement, vous aviez fourni toutes les informations exigées sur vous-même et sur votre passé. Mais il y a un tas de choses que vous avez passées sous silence. Par exemple cette autorisation de port d’arme sollicitée en 1997 auprès de l’administration de la Ville de Cambridge.

— Je venais de faire l’objet de plusieurs agressions xénophobes et je ne me sentais plus en sécurité.

— Et vous avez également oublié de mentionner que vous avez travaillé pour la British Petroleum Company avant de recevoir votre offre de nomination à Cambridge en 1996.

— J’étais employé par la Géoscope Inc. pour développer des algorithmes permettant d’effectuer certaines analyses géologiques, rien de plus.

— Mais vous saviez que la Géoscope était une filiale directe de British Petroleum. Vous auriez dû le signaler.

— Bon sang ! éclata Jay. Mais arrêtez donc avec vos soupçons ridicules, ça ne tient pas debout ! C’est une insulte à mon intelligence : si j’avais voulu descendre Iwabuchi, vous pensez vraiment que je n’aurais rien trouvé de plus relevé que d’aller lui tirer dessus dans sa cabine ?

— Oh si. Mais vous n’aviez que très peu de temps.

— Je ne me laisserai pas insulter davantage, mister Moriyama. Et, d’ailleurs, je ne dépends pas de la NASDA mais de l’ISAS et, si je suis votre subordonné pour ce qui concerne l’organisation, je ne vous dois rien à titre disciplinaire.

Le Japonais se pencha en avant pour ajouter, d’une voix si basse qu’elle en était menaçante :

— Vous n’avez pas compris, mister Jayakar. J’ai l’intention de vous arrêter, car je vous soupçonne de sabotage ainsi que du meurtre de Taka Iwabuchi. Par ailleurs, je me permets de vous rappeler que le contact avec la base est coupé. Selon la jurisprudence en vigueur, en ma qualité de commandant, j’ai donc droit de vie et de mort sur toutes les personnes présentes à bord. Et je vous conseille vivement de ne pas chercher à me mettre à l’épreuve sur ce point.

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