CHAPITRE XXXV
JE RECULAI et Khalid se lança à ma poursuite avec des mouvements saccadés et patauds. Il abattit son arme à plusieurs reprises, et chaque fois je ne pus m’empêcher de tressaillir, redoutant le coup fatal. Mais il me manqua systématiquement et je repris de plus belle ma fuite éperdue, de poutrelle en poutrelle. Une douleur lancinante me broyait le bras droit et mon index était tout engourdi, mais je tâchais de l’ignorer pour ne pas freiner ma course. Une vision obsédante embrasait mes pensées : celle de ma fin prochaine, de la mort inéluctable qui m’attendait si Khalid parvenait à faire la moindre entaille dans mon scaphandre.
Un scaphandre n’est rien d’autre qu’une grosse baudruche de forme complexe et confortablement aménagée. Un simple accroc, et l’air s’en échapperait instantanément. La mort surviendrait en l’espace de quelques secondes. L’asphyxie n’en serait pas la cause, non. Je ne vivrais pas assez longtemps pour me mettre à étouffer : la dépressurisation aurait déjà eu raison de moi.
Le sang se mettrait à bouillir dans mes veines, il jaillirait à flots dans mes poumons, mes globes oculaires éclateraient. Ma seule consolation, c’était que j’aurais succombé à une embolie cérébrale foudroyante bien avant que ce carnage survienne. Gagné par le désespoir, j’avais les yeux rivés sur la Terre.
Nous n’étions pas assez loin : nous nous rapprochions tout juste de la mer Rouge, La Mecque n’était même pas en vue. Il fallait que je tienne encore au moins cinq minutes. Cinq minutes qui seraient du même coup, je le compris, le souffle court, les dernières et les plus longues de toute mon existence.
J’essayai d’attirer Khalid à l’écart de la plate-forme, mais il me coupa la route. Brutalement, il apparut au-dessus de ma tête et m’asséna un violent coup de couteau sur le casque. Mais les casques de fabrication japonaise sont eux aussi réputés pour leur solidité : le métal glissa et ne laissa rien d’autre qu’une large éraflure dans laquelle vint se réfracter la lumière des étoiles qui contemplaient la scène avec indifférence.
Je réussis à m’esquiver, et le coup suivant n’atteignit qu’une traverse. Malheureusement, la lame étant également d’excellente qualité, elle ne se brisa pas. Haletant, je me mis à couvert derrière un étrésillon en tôle et vis Khalid se rapprocher à nouveau. Le temps aurait dû jouer dans mon camp mais, à en juger par la lenteur infinie avec laquelle les secondes s’égrenaient, il semblait avoir conclu un pacte avec l’ennemi. J’observai les mouvements du pirate, ce qui me permit d’estimer l’endroit où il pensait me voir attaquer. Alors, d’un bond, je me précipitai de l’autre côté.
Brusquement, un obstacle surgi du néant me stoppa net dans mon élan. Je devais avoir percuté un élément très fin, presque invisible dans l’obscurité, un câble tendeur ou quelque chose de ce genre. Je vacillai sous le choc, cherchant dans ma détresse un appui auquel me raccrocher. Mais Khalid était déjà là, l’arme étincelante brandie au-dessus de la tête. Estomaqué, figé par la surprise, je vis ma propre image se refléter dans la visière sombre de son casque.
Mû par une réaction de défense, je tendis les jambes et les lui enfonçai dans la poitrine, ce qui était totalement idiot de ma part : qu’il perce le scaphandre à la cuisse ou à la poitrine, au bout du compte le résultat serait le même. Incapable de détacher mon regard de cette silhouette sans visage, je retins ma respiration – second réflexe idiot –, pleinement conscient que seul un infime mouvement de la lame me séparait encore de la mort.
Mais Khalid, lui, ne paraissait pas en avoir pris conscience, soit qu’il n’ait eu aucune notion des principes physiques en vigueur dans l’espace – ce que je ne pouvais concevoir –, soit qu’il débordât d’une rage si véhémente, si féroce qu’elle déterminait chacun de ses actes en occultant tout savoir raisonnable. Quelle qu’en fût la raison, il s’acharnait à vouloir me planter son couteau directement dans le cœur ou dans la gorge, comme si c’était là l’unique garantie d’efficacité. On reprit donc notre corps à corps, mais ce fut cette fois une pure épreuve de force, un combat dont l’issue serait fatale à l’un de nous. Je tenais sa main fermement enserrée dans la mienne et tentai de la repousser en puisant désespérément en moi les quelques forces qui me restaient, tandis qu’il essayait pour sa part de me porter l’estocade avec toute la vigueur dont il était capable. Une puissance semblait-il inépuisable, celle d’un géant, d’une machine sanguinaire et sans âme. Cramponné des deux mains à son poignet, je hurlais de douleur : mon bras droit me donnait l’impression d’être littéralement déchiqueté, broyé. Mais autant vouloir résister à mains nues contre la poussée d’une presse hydraulique… Le couteau s’abaissait inexorablement, centimètre après centimètre, pointé fixement sur sa cible, au milieu de ma poitrine.
Voilà, c’était la fin. J’ignorais si j’avais tenu assez longtemps. Je n’eus pas une pensée pour La Mecque, pas même pour Neil. Mon esprit était entièrement vide. Je ne voyais que ce casque penché au-dessus de moi, d’un éclat miroitant, d’une noirceur impénétrable, où je ne voyais que l’image de mon propre casque, d’un éclat tout aussi miroitant, d’une noirceur tout aussi impénétrable. Et cette puissante main gantée de sombre qui se rapprochait lentement, irrésistiblement. Dans cette main, le couteau. Une longue lame étincelante où brillaient les étoiles et la mer Rouge sur laquelle l’aube venait de se lever, en prologue à une journée qui sèmerait sur la Terre une pluie invisible de désolation. Le reflet étrangement déformé du soleil levant glissait sur le tranchant de l’arme en une bande claire et étroite, de plus en plus vive et ténue à mesure que l’on se rapprochait de la pointe. À l’instant précis où la pique acérée s’enfoncerait dans mon scaphandre, la lumière tout entière s’y serait concentrée.
Rompant les gémissements et les cris, j’entendis soudain dans mes écouteurs la voix de Khalid. Une voix rauque, hors d’haleine, tremblante de rage.
— Djihad…
Et il frappa.
Dans un ultime soubresaut, je réussis de justesse à dévier le coup pointé sur mon cœur. Mais ce ne fut pas suffisant. Le métal s’enfonça dans mon épaule droite avec un craquement horrible, semblable à celui d’un tissu qu’on lacère.
Une douleur inouïe me traversa le corps comme une décharge électrique, un raz de marée brûlant, incandescent, impossible à maîtriser. Tout mon être n’était plus que souffrance, hurlement, révolte sauvage et autodestructrice. C’est alors que le bruit s’abattit sur moi.
Ce ne fut d’abord qu’un sifflement sonore et caverneux, un chuintement de fuite de gaz sous haute pression. Puis l’alarme du scaphandre se déclencha automatiquement, un signal strident, assourdissant, d’une régularité qui prenait aux tripes. Une vraie sirène de porte-avions. Je vacillai sous le choc et lâchai prise. Mon bras droit, gourd et meurtri, heurta une résistance et j’eus le réflexe de m’y agripper. Comme si cela pouvait me sauver.
Et ce feulement qui n’en finissait pas…
Des voiles rougeâtres se mirent à danser devant mes yeux et je crus voir Khalid flotter librement dans le vide. Je clignai des paupières, ce qui dissipa l’espace d’un instant le brouillard qui ondulait sous mon nez : pas de doute, c’était bien lui. Culbute après culbute, il s’éloignait lentement en direction de la gigantesque voilure d’un gris d’acier.
Je pressai ma main gauche sur la plaie, sur le trou béant dans la veste, mais cela ne servit à rien. Je voyais l’air s’échapper, propulsé dans le vide insatiable sous la forme d’une nappe brumeuse, légère et éclatante. J’assistais à la scène tandis que mes pensées tournaient péniblement en rond comme des baleines échouées sur le sable, à demi mortes. Khalid. J’ignore comment je m’y étais pris, mais j’avais réussi à balancer Khalid dans l’espace. Peut-être avait-il commis une imprudence. Peut-être au dernier moment mon corps éreinté avait-il puisé en soi une énergie insoupçonnée. En tout cas, il dérivait bel et bien dans le vide avec son couteau.
Le signal d’alerte continuait de résonner, toujours soutenu par le même grésillement froid et angoissant. Alors seulement je compris que ce sifflement ne provenait pas de la fuite d’air – elle, je ne l’aurais pas entendue – mais de l’afflux d’oxygène enclenché par le système de survie dans l’espoir de compenser la dépressurisation. En vain, bien sûr, puisque ces bouffées gazeuses s’échappaient elles aussi dans le néant. À l’intérieur du casque, juste au-dessus de mes yeux, cinq voyants lumineux rouge vif matérialisaient la jauge des réserves en oxygène. Le premier d’entre eux se mit à clignoter furieusement.
J’avais pensé à quelque chose… Ah oui ! Je serrai les dents et tentai de reprendre le contrôle de ma main droite, ce bout de chair morte et écrabouillée. Je ne fus pas long à déchanter. La blessure dans mon épaule était comme l’épicentre d’un séisme qui me secoua de la tête aux pieds, à cette différence prés qu’il ne s’agissait pas de secousses telluriques mais de vagues de douleur paralysantes et fulgurantes.
Mais je n’avais pas le choix. Dans ma situation, cela avait au moins le mérite de ressembler à une dernière chance, à une étroite planche de salut. Et, même si ce n’était qu’une illusion, je pouvais bien y consacrer mes derniers instants. Ça ou autre chose… La mâchoire crispée – un traitement que mon dentiste n’aurait sans doute pas approuvé –, je réussis à approcher la main de ma cuisse droite en m’agrippant à la poutrelle de mon seul avant-bras, sur le point d’exploser. Je parvins malgré tout à bouger quelques doigts et à saisir l’extrémité d’une des bandes collantes toujours fixées sur mon pantalon.
J’avais cru avoir mal ? La douleur, la vraie, j’appris à la connaître lorsque j’entrepris de plier le coude pour ramener vers mon épaule le premier morceau de sparadrap. Subitement, un cordon gros comme le pouce de protoplasma pur et brûlant – aussi brûlant que la matière solaire – parcourut mon bras droit en grillant tout sur son passage, me traversa l’épaule et explosa dans ma tête. Je poussai un hurlement, quatre cents kilomètres au-dessus de la Terre, mais je fus le seul à m’entendre crier. Ce qui ne m’empêcha pas de saisir le ruban adhésif de la main gauche et de l’appliquer à l’endroit où mon scaphandre était déchiré. Le deuxième voyant rouge se mit à clignoter.
Redescendre la main pour aller pêcher la bande suivante fut une vraie partie de plaisir. Puis nouvel épisode plasma, mais cette fois je pris mieux garde à recouvrir parfaitement le trou. J’eus l’impression que le sifflement s’estompait peu à peu, mais la sirène d’alerte était tellement assourdissante qu’elle pouvait fort bien m’avoir induit en erreur.
Tandis que je dégageais le troisième et dernier sparadrap, un brouillard sombre apparut devant mes yeux. Il avait l’air plus réel que les autres voiles qui brouillaient ma vue, et cela m’inquiéta. J’appliquai le ruban perpendiculairement aux deux autres, et alors le brouillard se déposa sur la visière, à l’intérieur du casque. C’était du sang. Mon sang.
Il était grand temps de songer à redescendre. Dans l’intervalle, le troisième voyant s’était allumé et il me restait cent cinquante mètres avant d’atteindre la première porte. Une paille… Je ne réussirais pas. Mon corps me le disait. Mon instinct le savait. Et le peu de bon sens qui me restait le savait également. Mais j’étais trop épuisé pour me lancer dans de grandes réflexions et je me mis simplement en route.
Le plus dur fut de parvenir à dégager mon bras droit de la poutrelle. L’arracher n’aurait pas été plus douloureux. Mais, une fois libéré, les choses se passèrent beaucoup mieux. Car l’exercice n’avait finalement rien d’une descente au sens classique du terme et, au bout de quelques mètres, je réussis à manœuvrer d’une seule main en me glissant d’une barre à l’autre.
Je ne pus m’empêcher de tressaillir en entendant à nouveau la voix de Khalid dans mes écouteurs. Je m’arrêtai un moment pour le chercher des yeux. Entre-temps, il avait parcouru la moitié de la distance qui séparait la plate-forme de la voilure. Il continuait de tourner sur lui-même et me menaçait du poing.
— Je n’en ai pas encore fini avec toi, Carr ! hurlait-il assez fort pour couvrir le bruit de l’alarme. Attends que je revienne, tu me le paieras… !
Il ne m’impressionna pas particulièrement. Un court instant, je me demandai vaguement comment il comptait réussir cet exploit, puis je poursuivis mon chemin en concentrant ce qui me restait d’attention sur les minces montants métalliques de la tour.
Tout aussi vaguement, je pris conscience que nous survolions La Mecque. J’étais trop faible, trop épuisé pour éprouver quoi que ce soit. Je me contentai d’enregistrer ce que je voyais. À l’idée d’avoir définitivement contrecarré les plans perfides de Khalid et de son prophète, j’aurais pu ressentir de la joie, ou au moins de la satisfaction, mais je ne percevais en moi qu’un grand vide, une hébétude absolue.
Le quatrième voyant s’alluma. Et le chemin était encore long jusqu’au sas. Tout mon côté droit était comme paralysé et mes pensées s’embrouillaient chaque seconde un peu plus. C’était la fin.
Cinquième et dernière lumière rouge. Incroyable mais vrai, le sifflement strident de l’alarme trouva encore le moyen de s’amplifier. Je sursautai comme quelqu’un qui s’est légèrement assoupi et constatai que j’avais effectivement dû rester un moment planté sans bouger. Ma respiration était faible et rapide, je suffoquais en happant goulûment l’air qui ne semblait plus contenir aucune molécule d’oxygène. Je sentis sur mes lèvres un goût salé de sueur. Je regardai autour de moi, trop affaibli pour me traîner plus loin. Peut-être était-il temps de faire mes adieux. À la vaste planète bleue qui s’étendait au loin, sous mes pieds. Aux étoiles. À la vie étrange que j’avais menée.
Je scrutai l’horizon à la recherche de cette ville dans le désert où, à cet instant précis, s’éveillait le seul être à qui j’aurais aimé pouvoir dire adieu et qui ignorait tout de ce qui venait de se dérouler dans l’espace. Mais La Mecque avait déjà disparu du côté éclairé, elle n’était plus visible. Mon regard glissa sur la gigantesque étendue grise des capteurs et s’arrêta sur un minuscule point éclatant. Khalid. Il avait presque rejoint la voilure. Sa voix couvrit une fois encore le piaillement de la sirène :
— Léonard ! J’arrive… !
Baignant dans un état second, mon cerveau enregistra vaguement que le pirate avait l’intention de revenir m’achever. Son projet de destruction de la Ville sainte ayant échoué, il se consolerait avec moi. Je le vis ouvrir les bras, plein d’espoir, au moment où il atteignit le miroir solaire.
Autant essayer de s’accrocher à une toile d’araignée. Vue de loin, la voilure avait l’air aussi solide et imposante qu’un char d’assaut en acier, mais en réalité elle était constituée d’une pellicule dont l’épaisseur n’excédait pas celle d’un cheveu. L’homme passa au travers comme s’il s’était agi d’un mirage, probablement sans même sentir la moindre résistance.
Le film déchiré s’enroula sur lui-même, lentement, presque au ralenti, et la lumière jaillit depuis le côté clair et se mit à danser sur les lambeaux. J’entendis Khalid se mettre à hurler sans comprendre ce qui lui arrivait. Et je sentis un sourire se dessiner sur mes lèvres. La lumière m’attirait et m’appelait comme une délivrance, comme la réponse à toutes les questions, la fin de tous les maux…
Mais brutalement quelqu’un passa ses bras autour de moi. Des bras qui m’agrippaient, me tenaient étroitement serré et me tiraient en arrière pour me ramener dans l’obscurité.
Je poussai un cri, mais j’étais trop faible pour résister, et les bras m’emportèrent avec eux dans les ténèbres.