CHAPITRE XXXIV
J’AVAIS rarement eu l’occasion d’effectuer des sorties dans l’espace. Mon travail ne l’exigeait pas et, les quelques fois où cela s’était produit, je m’étais toujours retrouvé du côté éclairé. Lorsque la porte extérieure s’ouvrit devant moi, je pris soudain conscience que je n’étais encore jamais allé du côté obscur.
Le spectacle qui s’offrit à mes yeux était à couper le souffle. Sous mes pieds – spontanément et sans que je puisse rien changer à ma perception des choses, mon œil et mon esprit attribuèrent au tableau des directions et un cadre dont l’immense voilure constituait la base – sous mes pieds, donc, la voilure s’étirait de toutes parts, telle une immense cloison de fonte grise. Et, là où son pourtour venait fendre le globe terrestre, se dessinait une ligne extrêmement fine, d’un éclat argenté, seule lueur dans ce paysage de nuit, comme le pressentiment d’un lever de soleil qui ne se produirait jamais. La Terre elle-même paraissait gigantesque, obscure et gigantesque – un hémisphère d’une proximité inquiétante, oppressante, drapé dans les ténèbres bleutées qui en noyaient les contours. Je vis de l’eau à perte de vue, de l’eau noire et lourde. L’océan Indien. Bientôt ce serait la péninsule Arabique. Et La Mecque. Dans quelques minutes seulement se jouerait la bataille décisive autour de la Ville sainte.
Je me glissai hors du sas et le regardai se refermer sans bruit derrière moi, surpris de ne pas me sentir irrésistiblement attiré par ce vaste désert de plomb formé par les capteurs. Puis je me retournai et contemplai la tour.
J’avais oublié à quel point elle était impressionnante. Aussi élevée qu’un immense clocher, sa structure métallique effilée se dressait au-dessus de ma tête et, en la parcourant des yeux, elle me parut interminable. Cent cinquante mètres. Je surveillai l’heure : encore vingt minutes.
Je me mis en mouvement, avançai jusqu’à l’extrémité du module nodal avant de me faufiler entre les tiges de fer à l’intérieur de la flèche. Vue d’ici, elle ressemblait à un derrick, à une drôle de tour Eiffel.
Le scaphandre japonais, à la pointe du progrès, me permettait bien sûr de me déplacer avec beaucoup plus d’aisance que son ancêtre russe. Doté de toutes les acquisitions de l’astronautique moderne, il était sensiblement plus léger, plus facile à manier et de facture plus élégante. Et bien évidemment, n’oublions pas l’essentiel, il était aussi meilleur marché.
Je pris mon élan et commençai mon ascension comme dans un tunnel. Le long des poutrelles de maintien s’étiraient les conduits d’alimentation électrique, des câbles gros comme le pouce et réunis en écheveaux de l’épaisseur d’un bras. De temps à autre, je passais devant de petits boîtiers sombres où clignotaient des voyants lumineux menaçants : même si la charge n’était pas encore maximale, les fils étaient déjà sous tension. Quand ils seraient à plein régime, l’ensemble de la voilure se teinterait d’un noir de jais.
J’avais branché la radio en mode réception et je me mis bientôt à capter des grésillements qui s’amplifièrent à mesure que je me rapprochais de la pointe. Cela avait quelque chose d’inquiétant, exactement comme si j’étais en train de pénétrer dans un champ de puissances invisibles susceptibles de m’anéantir – ce qu’elles feraient peut-être. Finalement, j’atteignis le sommet.
Ici, le diamètre du tube se rétrécissait légèrement, rendant difficile toute tentative pour s’extraire du puits. Je jetai un bref coup d’œil à la dérobée, mais je ne vis personne. Au-dessus de la tour était fixé un gros volume cylindrique ressemblant à une gigantesque canette de coca peinte en blanc et enveloppée dans une toile métallique, lui-même surplombé d’une plate-forme ronde comme la paume de la main. C’est là que se trouvait l’émetteur énergétique – je le savais, bien que n’ayant aucun moyen de le voir directement –, sorte d’immense antenne radar inclinable dans toutes les directions. Seule particularité : sa conception ne lui permettait pas de recevoir mais juste d’émettre, sous la forme d’un flux de micro-ondes d’une intensité inimaginable. Un rayon invisible et dévastateur qui d’ici quelques minutes s’enfoncerait dans le sable gorgé de sang du désert arabique pour y tracer un sillon de désolation.
Où était Khalid ? Sans doute sur la plate-forme. Il était hors de mon champ de vision, ainsi que tout ce qui se trouvait sur la partie supérieure de ce disque qui servait à protéger la station. Et qu’il échappe à mon contrôle signifiait sans doute que j’échappais moi-même au sien – on pouvait l’espérer, du moins. L’espace d’un instant, une idée folle germa dans mon esprit : et s’il n’y était pas ? S’il se dissimulait ailleurs pour mettre au point un méfait plus diabolique encore ? Mais j’écartai immédiatement cette hypothèse. C’était bien là, au-dessus de ma tête, que se trouvait l’arme diabolique par excellence, d’une capacité destructrice à nulle autre pareille.
De surcroît je savais qu’il était là. Je percevais presque physiquement sa présence.
Je me glissai plus haut, contournai l’énorme transformateur en m’agrippant à son enveloppe grillagée et me hissai jusque sous la plate-forme. Paradoxalement, je devais désormais me déplacer aussi doucement que possible. Le vide empêchait tous les bruits, mais ce n’était sûrement pas le cas des barres métalliques sur lesquelles je prenais appui. Si je heurtais quoi que ce soit, si je produisais la moindre vibration, Khalid me sentirait venir.
Le disque était assujetti au cylindre par de grosses poutrelles d’acier fixées de biais. Je calai mon genou gauche dans l’une d’elles avant de retirer précautionneusement les bandes de sparadrap qui maintenaient le revolver collé contre ma cuisse.
Tout le monde sait qu’il n’y a pas d’oxygène dans l’espace et que c’est la raison pour laquelle il est impossible, par exemple, de s’allumer tranquillement une cigarette avec un briquet ou une allumette. Mais ce que tout le monde ne sait pas et qui sidère bon nombre de gens, c’est que les explosifs, eux, fonctionnent impeccablement. La poudre à canon ne fait pas exception à la règle, dans la mesure où elle contient déjà en soi l’oxygène nécessaire à l’explosion. Il est donc parfaitement possible, dans le vide, de se servir de revolvers ou d’armes de toutes sortes, à condition bien sûr de réussir, malgré le gant, à glisser son index sur la gâchette. Seule différence : le coup de feu est absolument insonore.
Je perdis quelques précieuses secondes avant de parvenir à introduire mon doigt sur la détente sans la presser malencontreusement. Puis, revolver au poing, je tendis mon autre main, agrippai le bord de la plate-forme, libérai mon genou et me hissai prudemment de façon à avoir un aperçu de la situation.
Mon plan était extrêmement simple : repérer Khalid et faire feu aussitôt, sans aucune sommation, en tirant toutes les balles de mon chargeur. Bien sûr, c’était un acte déloyal, indigne et inconvenant, contraire à toutes les règles et à toute morale. Mais c’est justement cette idée qui m’excitait. Le tuer en commettant un acte déloyal, indigne et inconvenant. Le descendre en contrevenant à toutes les règles, à toute morale. L’abattre comme on saigne un porc.
Toujours suspendu dans le vide, je fis le tour de la plateforme, sondant du regard les installations techniques, d’une complexité affolante, noyées dans une pénombre incertaine. Au-dessus de moi se dressait la gigantesque vasque en treillis métallique, fixée sur son support à cardan et déjà pointée sur sa cible. Je vis l’énorme capteur cylindrique du centreur laser, je vis des moteurs, des antennes, de sombres appareils. Mais je ne vis pas Khalid.
Le trouble s’empara de mon esprit. Une peur obscure et corrosive monta en moi, la peur d’avoir oublié quelque chose, quelque chose de très, très important. Où était-il passé ? J’étais absolument certain de le débusquer ici, et maintenant il était introuvable.
Mais il était là. Brusquement, il apparut devant moi, surgi comme par enchantement, grandiose et écrasant dans son scaphandre d’un blanc de neige. Je vis le coup partir du coin de l’œil, mais il était déjà trop tard : une frappe puissante et enragée faucha ma main droite. Je crus entendre les os voler en éclats. Mon bras endolori se réveilla, enflammé par une douleur inouïe, et mon arme disparut dans les tréfonds obscurs de l’univers.
Je dois avoir poussé un hurlement, mais je n’en suis pas sûr. Mon autre main faillit lâcher prise. Je fis une manœuvre désespérée pour reculer, essayant de me rabattre sous la plate-forme et de trouver un appui plus stable. Pas une seconde je ne quittai Khalid des yeux : agrippé à une barre métallique, il tentait d’ouvrir la poche intérieure de son scaphandre. Je ne voyais pas son visage, juste la surface réfléchissante de son casque, d’un noir étincelant, mais je compris qu’il cherchait son propre revolver. Il l’avait pris avec lui mais, ayant estimé qu’il n’en aurait pas besoin, il l’avait fourré dans sa combinaison.
En apesanteur, se mettre à couvert n’est pas aussi simple. Toujours cramponné au rebord, je remuais les jambes dans tous les sens en espérant rencontrer une poutrelle à laquelle me raccrocher. Je n’avais pas assez de force dans le poignet pour réussir à me plaquer contre la plate-forme. Et Khalid avait fini par trouver son petit revolver noir, cette fois sans silencieux, mais toujours aussi menaçant. Et pointé sur moi. Je crus voir l’orifice du canon briller dans l’obscurité. Je n’entendrais même pas le coup de feu.
C’est alors que mon pied droit heurta enfin un appui stable. J’y pliai une jambe et me mis à l’abri.
Une fraction de seconde avant de disparaître, j’eus encore le temps de voir la bouche du revolver s’embraser. Surpris par la violence du recul, Khalid fut projeté en arriére. Mais il n’y eut pas de détonation, pas de balle sifflant à mon oreille, rien de tel. Tout se passa dans un silence lugubre.
Le souffle court, je m’agrippai à la première poignée à ma portée et me glissai de l’autre côté du transformateur. Khalid allait se lancer à ma poursuite et je n’avais plus d’arme.
Je tâtai ma main droite. La douleur avait fait place à une sorte de torpeur. J’eus l’impression de pouvoir bouger presque tous mes doigts à peu près normalement ; seul l’index échappait à mon contrôle et restait insensible.
Comment avait-il su que j’arrivais ? Malgré toutes les précautions que j’avais prises, j’avais dû me trahir. À l’évidence, on voyait depuis la plate-forme beaucoup plus de choses que je ne l’avais cru.
Je m’arrêtai, cramponné à une poutrelle transversale, guettant les vibrations. Et je le sentis bouger, évoluer lentement, sans pouvoir toutefois déterminer où il se trouvait exactement.
C’est donc ainsi qu’il avait procédé : il m’avait épié. Je tâchai de rester immobile, m’efforçant de ne remuer que la tête. Mais, de là où j’étais, je ne voyais qu’un amas confus de métal luisant faiblement et, perçant les ténèbres, des myriades d’étoiles d’un éclat morne et froid.
Mon regard tomba sur le transformateur. Peut-être qu’en le sabotant… ? Je secouai machinalement la tête. Je n’avais rien sur moi, pas même un tournevis.
Madagascar défilait sous nos pieds, sombre, endormie. Le temps s’écoulait inexorablement. Je n’avais pas le choix : il fallait que je remonte sur la plate-forme. Les vibrations cessèrent brusquement. Khalid avait vraisemblablement repris place aux commandes manuelles, bien décidé à ne pas me laisser perturber l’exécution de son projet destructeur. Suivant une impulsion subite, je me mis à marteler sauvagement les portants métalliques autour de moi.
La sensation de brûlure était insoutenable, mais je parvins à me hisser à nouveau jusqu’au bord du disque, en continuant d’exercer mes talents de percussionniste, avec les pieds cette fois. Pour ne pas le sentir, il aurait vraiment fallu qu’il le fasse exprès – la tour tout entière s’était mise à trembler – et j’étais certain que ça finirait par lui taper sur les nerfs.
Je gardai les yeux rivés sur la plate-forme. Et effectivement, peu de temps après, il refit son apparition, revolver au poing. Il se trouvait légèrement décalé sur ma gauche. À cet instant précis, je saisis des deux mains le rebord et pris mon élan pour me propulser vers le haut, hurlant de douleur.
Je réussis à m’emparer d’une poignée digne de ce nom. Elle me freina dans ma course et j’essayai en toute hâte de m’orienter. Point d’appui suivant : une canalisation. Je sentais mon bras partir en lambeaux, mais je serrais les dents. Je n’abandonnerais pas.
Il fallait que je trouve Khalid, il fallait que je lui fasse payer d’une façon ou d’une autre…
Mais, avant même que j’aie contourné la moitié du cardan soutenant la vasque de l’émetteur, le pirate s’était ressaisi et avait repris ses recherches. Là où nous nous trouvions, un scaphandre blanc offrait une cible parfaite. Avec mon drapeau japonais fixé sur la poitrine, le soleil levant au-dessus du cœur, j’avais de quoi me faire tirer comme un lapin. Il savait que je n’avais plus d’arme, et il se savait libre d’évoluer en toute quiétude alors que je devais rester à couvert. Peut-être même savait-il que j’étais blessé.
Mon cœur battait comme un marteau-piqueur, j’étais à bout de souffle et le climatiseur de ma combinaison vrombissait à plein régime. J’étais en eau, je baignais littéralement dans ma sueur et chaque fibre de mon corps attendait avec impatience l’instant où je pourrais enfin retirer cette étuve caoutchouteuse.
Mais ce dont mon corps ne se doutait pas, c’est que les chances de voir cet instant arriver étaient plutôt minces. Car là, dehors, dans les ténèbres percées d’étoiles, rôdait un fanatique décidé à ce que cela ne se produise pas.
Et, pour couronner le tout, la visière de mon casque commençait à se couvrir de buée. Son concepteur certifiait que ce type d’incident était « strictement impossible », quel que soit le degré d’hygrométrie. Je porterais plainte.
Brusquement, la radio se mit à crépiter, et aussitôt après j’entendis Khalid. Dangereusement calme. Menaçant.
— Léonard ? Je sais que c’est vous. Je sais que vous êtes là et que vous n’avez plus d’arme.
Il ne cessait de parler, comme s’il avait cherché à m’endormir en me chantant une jolie berceuse de sa voix douce et profonde – qui lui avait sans doute valu beaucoup de succès auprès des femmes – mais où je sentais poindre, de manière presque imperceptible, l’ombre de la folie.
— Et vous savez bien que vous n’avez plus aucune chance. Je vais vous descendre, rien ne pourra m’en empêcher…
Il se rapprochait.
— Je sais pourquoi vous êtes venu jusqu’ici, Léonard. Je sais que vous avez deviné mes véritables intentions, mais j’ai moi aussi deviné les vôtres. C’est à cause de votre fils. La station, la guerre sainte, tout cela vous importe peu : seul votre fils vous intéresse, n’est-ce pas ?
Oui, Khalid. Et c’est une raison suffisante.
— Cela doit vous faire comme si vous aviez la certitude que quelqu’un de proche se trouve à Hiroshima ou à Nagasaki cinq minutes avant que les bombes soient larguées. Vous croyez pouvoir l’empêcher, Léonard, mais vous vous trompez.
Par la visière embuée et laiteuse, j’aperçus le verre sombre de son casque où se réfléchissaient les étoiles et la voilure d’un gris métallique. Il s’arrêtait à chaque cabine de distribution, à chaque transformateur, restant un moment aux aguets, prêt à tirer sur tout ce qui bougeait.
Il s’attendait à voir un homme en scaphandre blanc essayer de le prendre par surprise. Mais il ne s’attendait certainement pas à ce que l’immense vasque en acier de l’émetteur soit brutalement saisie de secousses extrêmement rapides et puissantes, et à ce que l’un des énormes moteurs accrochés au cardan le percute à la poitrine avec une telle violence que la tour tout entière parut sur le point de s’effondrer. Il fut projeté en arrière. Le revolver lui glissa des mains et se mit à virevolter, à culbuter dans le vide, dérivant vers le bord de la plate-forme si lentement qu’on pouvait le suivre du regard.
Et pas seulement du regard. Je quittai précipitamment ma place aux commandes manuelles – ayant presque trébuché dessus quelques instants auparavant, je venais de les retourner contre Khalid. Haletant, je me suspendis de prise en prise, de poutrelle en canalisation, irrésistiblement attiré par cette arme qui scintillait faiblement et tournoyait en une valse endiablée, tel un feu follet pris dans le néant, tandis que le paysage extraordinaire des côtes de l’Afrique orientale continuait de se dérouler sous nos pieds. Il fallait que je l’attrape, ce revolver, avant qu’il sombre dans les profondeurs de l’univers, il le fallait, il le fallait, il le fallait…
Les cris inarticulés du pirate résonnaient dans mon casque, mais rien n’aurait pu m’arrêter. Le morceau de métal semblait en permanence danser et papillonner à un cheveu de mes doigts avidement tendus sous l’épaisseur du gant. Une fois je parvins à le toucher furtivement, mais il se déroba par une pirouette désinvolte qui lui fit changer son sens de rotation. Désespéré, j’étirai la main droite pour saisir un nouvel appui, les dents toujours serrées, et je réussis à me rapprocher du sinistre objet. Mais il s’était déjà envolé un peu plus loin et quelques malheureux centimètres m’empêchaient de l’atteindre. Je crus devenir fou. Je devais attraper cette arme, c’était une question de vie ou de mort. Celle de millions d’individus, celle de mon fils, la mienne. Mais je n’y arriverais pas.
Le coup me frappa de plein fouet avec la violence d’une locomotive lancée à toute allure. D’abord, je ne compris pas ce qui m’arrivait ; j’eus seulement le réflexe de m’agripper en gémissant à ce qui me passait sous la main, tandis qu’une énorme masse s’abattait sur mon dos en me pressurant l’air des poumons. Puis je me rendis compte que c’était Khalid. Il avait bondi sur moi par-derrière comme un taureau enragé, et il m’enserrait le thorax en cognant de toutes ses forces sur mon bras meurtri. Je le dégageai en hurlant de douleur. Et je vis le pirate essayer lui aussi de s’emparer du revolver.
Mobilisant le peu d’énergie qui me restait, je me rejetai en arriére, me démenant et me débattant désespérément entre ses griffes pour l’empêcher d’atteindre l’arme. Mais il était aussi puissant qu’un ours. Il se cramponnait à moi comme un djinn malfaisant et ses longs bras paraissaient disposer, eux, des quelques centimètres supplémentaires qui m’avaient fait défaut. Je le vis toucher du bout des doigts le métal noir qui poursuivait sous nos yeux sa danse féerique en apesanteur. De son index tendu, il toucha le canon et j’eus le sentiment qu’il ne pourrait plus lui échapper. Je l’entendis pousser un halètement triomphant lorsqu’il referma la main…
À cet instant précis, je lâchai la barre de métal où je m’étais agrippé et je m’élançai en avant, juste dans la direction opposée. Khalid fut pris au dépourvu. Son gant heurta le revolver et l’envoya définitivement rejoindre les ténèbres. Il se mit à me déverser en arabe un tombereau d’injures et d’obscénités que j’identifiai comme telles sans avoir eu besoin de les apprendre.
Mais son hésitation fut de courte durée. L’arme ayant disparu sans espoir de retour, il entreprit, d’ailleurs avec un certain succès, de me régler mon compte à mains nues. Il m’empoigna le cou – visiblement, son idée première avait été de m’étrangler –, mais j’étais protégé par la bague métallique supportant le casque. C’est donc celui-ci qui eut ses faveurs : il le saisit et se mit à le cogner avec une violence enragée contre le premier élément dur et robuste qu’il put trouver.
La coque étant rembourrée de l’intérieur, je n’avais absolument pas mal. De surcroît, son concepteur garantissait une résistance absolue aux chocs ; mais, si son discours était aussi excessif que celui sur le système anti-buée, j’avais de quoi me faire des cheveux blancs. Je réussis à me soustraire à l’étreinte de Khalid et à le rejeter de côté. Il tituba et s’efforça précipitamment de trouver un point d’appui auquel se raccrocher. J’en profitai pour lui sauter sur le dos et tentai de lui arracher ses tuyaux d’alimentation en air. Dans mes écouteurs retentit un hurlement de panique que je ne compris que trop bien : autour de nous, c’était le vide, le néant absolu. Si je réussissais à percer ne serait-ce qu’un trou minuscule dans son scaphandre, c’en était fait de lui.
Un duel meurtrier s’engagea. Et je fus sidéré de constater qu’en matière de lutte en apesanteur Khalid ne m’arrivait pas à la cheville : mes petites galipettes avec Yoshiko avaient aiguisé mon habileté et mon sens de l’orientation, mieux que n’auraient pu le faire des années d’entraînement intensif. Planer enlacés dans les bras l’un de l’autre, se contorsionner, étreindre le partenaire, se libérer d’un coup de reins – autant de techniques que j’avais souvent et abondamment mises en pratique, à cette différence près qu’alors seule la « petite mort » guidait chacun de nos gestes.
Khalid se propulsa en arrière pour me balancer contre une poutrelle, mais je contrai la manœuvre, l’empoignai par le bras et lui foulai le poignet. Le pirate poussa un cri. Il pouvait toujours brailler, ses hurlements sonnaient comme une douce musique à mes oreilles. Il se dégagea violemment pour tenter une prise laborieuse. J’esquivai aisément par une pirouette qui aurait été impossible en situation de pesanteur. Poussé par une rage sanguinaire accumulée en moi durant ces derniers jours, je me remis à tirer sur ses tuyaux d’arrivée d’air en espérant les crever, les arracher. Je le faisais pour Neil. Pour Oba. Pour le professeur Yamamoto. Mais, en matière de robustesse du scaphandre, il semblait bien que le discours publicitaire de son concepteur ait encore été largement en dessous de la vérité : impossible de débrancher aucun des tubes.
Une autre idée me traversa l’esprit : après tout, je n’avais pas nécessairement besoin de tuer cette crapule. Sous nos pieds, dans l’étroite fente lumineuse qui perçait à des kilomètres de là, au bout de la voilure d’un gris de béton, la mer Rouge apparut. Même si je n’avais pas la force physique du pirate, mon expérience et mon habileté me donnaient l’avantage. Il me suffisait de le neutraliser jusqu’à ce que nous ayons passé La Mecque. Ainsi, Khalid et son Abu Mohammed de prophète perdraient la partie. Game over. Le miracle diabolique n’aurait pas lieu et Neil resterait en vie…
Mais Khalid se dégagea, il se précipita au bord de la plateforme et bondit de l’autre côté du disque. Je le suivis sans hésiter : nous étions en apesanteur et les deux faces, l’une tournée vers la station, l’autre non, offraient un ring tout aussi acceptable.
Il se faufila rapidement dans l’entrelacs de poutrelles. Un homme en fuite. Je me lançai derrière lui et je le rattrapai. J’étais sur le point de me jeter à nouveau sur lui lorsqu’il se retourna brusquement, et sa main droite fendit amplement le vide en un geste menaçant. Je vis ce qu’il brandissait et le sang se glaça dans mes veines.
Durant tout ce temps, il devait l’avoir porté sur lui dans une poche, mais c’est seulement maintenant qu’il avait eu l’idée de le sortir. Voilà ce qu’il lui fallait pour me tuer. La détresse me figea sur place et je sentis monter en moi, comme de l’eau bouillonnante, une vague de panique répétant aveuglément un seul mot : Fuir ! Fuir ! Mais une partie de mon esprit qui était restée et resterait à jamais froide et placide savait pertinemment que mon sort était scellé. Je pouvais essayer de retarder l’instant fatidique. Si je me débrouillais bien, je pourrais retenir Khalid assez longtemps pour sauver La Mecque. Pour sauver mon fils. Mais, moi-même, je n’avais plus rien à espérer.
Dans la lumière froide et indifférente des étoiles qui nous entourait étincelait la lame d’un couteau.