CHAPITRE XXIII
UNE HEURE ET DEMIE durant, on tendit l’oreille aux bruits mystérieux qui nous parvenaient de l’extérieur. On aurait dit que les pirates s’affairaient activement, comme s’ils étaient en train de démonter des machines. On entendait aussi parler, mais sans comprendre ce qui se disait, et on avait beau réfléchir, on n’arrivait pas à déterminer ce que ça pouvait bien signifier.
Puis, enfin, la porte s’ouvrit. Cette fois, ils étaient là au grand complet, postés dehors, revolvers en joue. C’était presque trop d’honneur…
— Cette station, commença Khalid d’une voix menaçante, est pleine de joujoux dont j’ignore tout ; je ne voudrais pas que cela vous donne des idées fâcheuses. C’est la raison pour laquelle nous allons vous transférer. Messieurs, si vous voulez bien me suivre…
On regarda les quatre canons pointés sur nous et, face à quatre arguments aussi irréfutables, on estima que mieux valait obtempérer. On se glissa donc dans le tunnel nodal, tout doucement, histoire de ne pas provoquer leurs jolis petits doigts, sans doute déjà bien nerveux.
— Et maintenant veuillez entrer ici, s’il vous plaît, ordonna Khalid en indiquant le sas de sortie principal.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’emporta Moriyama. Vous avez l’intention de nous entasser dans votre coquille de noix ?
— Vous ne devriez pas vous énerver comme ça, ce n’est pas bon pour votre cœur, lança Khalid d’un ton sarcastique. En vous offrant l’hospitalité dans mon vaisseau, je sais très exactement ce que vous pourrez y faire : rien.
— Allez au diable ! siffla Moriyama.
Puis il aperçut le regard concupiscent que Ralf lançait à son chef ainsi que la façon inquiétante dont son index se crispait sur la détente, et il se dépêcha d’atteindre le compartiment étanche. Je le suivis. Un souffle froid nous prit au visage en franchissant d’abord l’écoutille de la station, puis celle de la capsule. Depuis qu’elle s’était arrimée, cette dernière se trouvait dans l’ombre du troisième étage de la fusée Ariane. Autant dire qu’elle avait largement eu le temps de se refroidir, et on pouvait s’attendre à ce qu’elle soit tout sauf confortable.
Kim et Yoshiko étaient déjà à bord, recroquevillés sur eux-mêmes, grelottants. Je fus moi aussi pris de frissons, mais sans doute moins en raison de la température glaciale que du spectacle qui s’offrait à mes yeux.
L’appareil dans lequel Khalid et ses acolytes s’étaient propulsés dans l’espace était sans conteste l’engin le plus extravagant qui avait jamais vaincu la pesanteur terrestre. Concrètement, il était composé d’un simple cylindre en acier, rendu plus ou moins hermétique et pourvu d’un circuit d’alimentation en air, que l’on avait ensuite fixé sur la tête de la fusée. Il y avait quatre sièges renforcés, d’un modèle totalement dépassé, et simplement soudés à des poutrelles d’acier. Face à l’un d’eux, sur la paroi de la carlingue, quelques puits à câbles vides : c’est là qu’avait dû se trouver ce qui faisait office de tableau de bord. L’éclairage était pitoyable, il faisait sombre et ça sentait le renfermé. Finalement, l’obscurité n’était peut-être pas un mal : ça nous évitait de voir de trop près l’état des soudures…
Quelques rayons de lumière s’infiltraient par quatre hublots minuscules, à peine plus larges que la paume de la main et embués de l’intérieur.
— Mon Dieu ! commenta Jayakar en sortant la tête du sas. Ils ont eu bien du courage, il faut au moins leur reconnaître ça !
Je tentai de croiser le regard de Yoshiko, mais elle était plongée dans une sorte de torpeur, les yeux perdus dans le vide. Et, aussi fou que cela puisse paraître, malgré toutes les tuiles en train de nous tomber sur la tête, je ne pus m’empêcher de m’interroger sur la raison qui la poussait, comme toujours, à m’ignorer superbement en dehors de nos ébats amoureux.
Tanaka fut le dernier à pénétrer à bord. Sven le suivait, aussi grand, morne et taciturne que d’habitude, et il ferma la porte de l’extérieur. Par un des petits hublots, on le vit s’activer à l’intérieur du tunnel. Puis, avant même que l’on comprenne ce qu’il était en train de faire, il revint sur ses pas à quatre pattes et ferma l’écoutille du sas principal. La lumière s’éteignit dans le compartiment étanche. Jayakar testa la manivelle de verrouillage de notre propre écoutille : il n’eut aucun mal à la tourner.
— Qu’est-ce qui nous empêche de quitter ce luxueux palace ?
— Tel que je connais Khalid, il y a sûrement quelque chose qui nous en empêche. Quelque chose ou quelqu’un.
— Vous pensez que Ralf surveille le sas ?
— C’est possible. Ou alors ils ont installé un système de verrouillage sur l’écoutille de la station.
— Non, c’est exclu, intervint Tanaka. J’ai bien regardé en passant, mais je n’ai rien vu.
— C’est donc que Ralf monte la garde en espérant voir l’un de nous pointer le bout de son nez, ajoutai-je pour conclure.
Et, comme on doit attendre la fermeture de la première porte pour franchir l’autre, on ne pourra pas foncer pour le prendre de court.
— Et en admettant qu’ils aient juste branché l’alarme ? suggéra Jay. Dans ce cas, en étant assez rapide, on pourrait…
À cet instant retentit un vacarme assourdissant, et des vibrations inquiétantes se mirent à secouer la cabine. On se précipita sur le hublot.
Et à l’extérieur on vit un anneau étroit s’élargir rapidement. Une faille par laquelle une lumière éclatante pénétra entre les deux écoutilles. Un fossé qui nous isolait.
— Génial ! murmura Jayakar en secouant la tête. Ils nous désaccouplent !
— Quoi ? Mais ils sont cinglés, s’écria Moriyama, horrifié.
— Ils nous larguent. C’est la prison parfaite…
Les pirates avaient simplement désenclenché le mécanisme d’arrimage, et l’air comprimé contenu dans le couloir formé par les deux compartiments étanches avait suffi pour décoller la capsule de la station. Durant quelques instants, on vit le gaz s’échapper dans l’espace comme une fine nappe de brouillard, avant de se dissiper.
Moriyama se pressa près de Jayakar.
— Vous parlez d’une prison ! La cellule des condamnés à mort, oui ! On dérive, et on va s’éloigner de plus en plus. Il aurait pu nous descendre tout de suite, ça n’aurait pas fait grande différence.
— Ils n’ont sûrement aucune idée de ce qu’ils sont en train de faire, fit Tanaka d’un air sombre. Il suffit de voir cet engin pour deviner que Khalid et sa bande ne connaissent strictement rien à l’astronautique.
— Il y a un hauban, là, lançai-je.
La lumière réfléchie par la voilure était tellement violente qu’on le distinguait à peine : un mince câble métallique qui serpentait joyeusement en apesanteur, tendu entre l’écoutille avant de la station et un point de fixation situé sur la partie frontale de notre propre écoutille. Cela empêcherait qu’on dérive de plus de quelques mètres.
Mais à eux seuls ces quelques mètres faisaient de la capsule une prison plus sûre qu’aucun des pénitenciers les mieux gardés sur Terre. Car entre nous et la station c’était le néant, un vide presque parfait ; et, sans scaphandre, ce léger écart représentait un abîme infranchissable, une distance insurmontable.
— Bon, lança Jayakar avec une gaieté feinte et exagérée. On est donc tous sur la touche. Khalid nous a froidement mis à pied, comme on dit si joliment. D’ailleurs, à propos de froid, ça me fait penser : quelqu’un aurait-il la bonté de monter un peu le chauffage ?
Il se frotta les épaules en frissonnant.
— On ferait mieux de réfléchir à ce que nous allons faire maintenant, déclara Tanaka.
Jay éclata de rire.
— Mais vous ne comprenez pas ? On ne peut absolument rien faire ! Quels que soient les projets de Khalid, on n’a aucun moyen d’agir. On serait sur la Lune que ce serait exactement pareil !
— Donc vous baissez les bras ? demanda Tanaka d’une voix irritée.
— Je ne baisse pas les bras, protesta Jayakar. Je constate, c’est tout. Mais, manifestement, vous préférez faire l’autruche.
Une légère secousse, à peine perceptible, parcourut la capsule : le câble, désormais parfaitement tendu, stoppait notre lente dérive.
Kim prit la parole :
— Dans situation, ça ne sert à rien de se quereller. De deux choses l’une : ou on se casse tête sur stratégies vouées à l’échec, ou on attend patiemment ce que sort nous réserve.
Moriyama lança au spécialiste des matériaux un regard étonné, puis il déclara :
— J’allais justement vous proposer que nous cessions de perdre notre temps à échafauder des plans pour battre ces criminels. On a déjà essayé, et on a vu le résultat.
Yoshiko s’immisça dans la conversation :
— Je pense aussi que nous aurons déjà suffisamment à faire pour essayer de nous maintenir en vie, dit-elle avec une pointe d’agressivité et d’amertume dans la voix. Nous n’avons que très peu d’eau. Quelques sachets de nourriture lyophilisée. Pas de sanitaires, juste un petit paquet de pochettes assainissantes. Si notre captivité devait se prolonger, la situation pourrait devenir franchement pénible. Par ailleurs, d’après le niveau que j’ai relevé, les réserves en oxygène sont à quarante pour cent de leur capacité ; reste à savoir de combien elles étaient à l’origine… Et pour couronner le tout, il fait toujours aussi froid.
— On est six, six bons petits radiateurs à trente-sept degrés, objecta Jayakar. Et on est plutôt serrés. Ça ne m’étonnerait pas qu’on se mette bientôt à cuire, au contraire.
Yoshiko le dévisagea, les yeux étincelants de colère.
— Nous serions sept si certains de ces messieurs s’étaient abstenus d’imaginer des plans héroïques pour ensuite les faire exécuter par une femme !
Jayakar ouvrit la bouche pour rétorquer, mais il se rappela subitement que c’était bel et bien lui qui avait eu l’idée de tout cela, et il jugea plus opportun de se faire oublier.
Je regardai autour de moi. Plus aucune trace des tableaux de bord, tout avait été arraché en même temps que les câbles. Les réservoirs de manœuvre étaient sûrement encore pleins, mais nous n’avions aucun moyen d’amorcer les injecteurs.
Je me penchai sur le dispositif de diffusion d’air. Il était de conception plutôt primitive, dépourvu du circuit d’épuration classique dont la station, elle, était équipée. Il y avait un ballon d’oxygène, un détendeur et un ventilateur franchement poussif. Quant au système d’absorption servant à éliminer le gaz carbonique ainsi que d’autres substances indésirables, sa capacité était si réduite que c’en était inquiétant. Des problèmes apparaîtraient à ce niveau avant même que l’oxygène vienne à manquer.
Mon regard glissa sur l’étroite cabine cylindrique dans laquelle on était entassés les uns sur les autres, façon métro aux heures de pointe. Tout paraissait douteux, bâclé, grossièrement monté à la va-vite, et l’ensemble formait un contraste saisissant avec la haute technologie traditionnellement de mise en astronautique. Éclairage terne, traverses soudées plus ou moins droit, sièges vieillots apparemment récupérés à la casse sur un avion de ligne…
Une seconde… Les sièges ?
— Pourquoi est-ce qu’il y a quatre sièges ? me demandai-je à voix haute.
Tous les regards se tournèrent vers moi puis vers les sièges, comme si chacun avait besoin de refaire les comptes.
— Exact, confirma Tanaka. Il y en a quatre.
Je hochai la tête.
— Mais ils n’étaient que trois à bord : Ralf, Sven et Khalid !
Tandis qu’ils se creusaient la tête pour savoir si cela signifiait quelque chose – et, si oui, quoi –, je me mis en quête. J’aurais été bien en peine de dire ce que je cherchais au juste ; c’était plutôt une sorte de pressentiment qui me poussait à le faire. Je ne fus pas long à mettre la main dessus : les deux sièges arrière formaient un recoin difficilement accessible et particulièrement obscur qu’on ne pouvait apercevoir en entrant. Et là, dans un filet élastique, était suspendu un grand objet, enveloppé dans un sac plastique.
Ayant dû moi-même utiliser un sac similaire peu de temps auparavant, je ne fus pas particulièrement surpris, après l’avoir dégagé et ouvert, d’y voir apparaître la tête d’un cadavre. C’était le corps d’un homme d’un certain âge, la soixantaine environ, et qui n’avait manifestement pas survécu au décollage. Ce qui n’avait rien d’étonnant quand on songeait aux réacteurs de forte poussée dont était équipé le lanceur européen, nullement conçu pour le transport de passagers : la pression avait dû être écrasante, beaucoup plus brutale que lors de la mise à feu d’une navette.
Ce qui me sidéra, en revanche, c’est que le visage du mort me parut familier. Et je n’étais pas le seul.
— Lui ? Mais qu’est-ce qu’il fabrique là ? gémit Jayakar. Cette fois, je n’y comprends plus rien…
Moriyama marmonna je ne sais trop quelles formules d’exorcisme à la sauce nippone. Je lui lançai un regard de détresse.
— Vous savez qui c’est ?
— Évidemment. Pas vous ?
Je haussai les épaules.
— Je le connais, mais j’ignore comment…
Le commandant me dévisagea sombrement.
— Pensez à vos études. Et au télégramme que je vous ai montré…
Je fixai le visage cireux du mort, sa couronne de cheveux d’une blancheur de neige, et soudain la mémoire me revint. J’avais déjà vu cet homme : dans le grand amphi de l’Université de Tokyo. J’étais assis au troisième rang en partant du fond, et lui était au micro, sur l’estrade. Il nous avait parlé d’installations solaires gigantesques, il avait donné les grandes lignes de leur fonctionnement, explicité les fondements physiques du transfert énergétique et démontré, chiffres à l’appui, à quel point l’énergie solaire était inépuisable. Le corps devant moi était celui du professeur Yamamoto.