CHAPITRE XXXI

JE TRAVERSAI rapidement le tunnel avec l’agilité d’un poisson. De la main droite je tenais le tournevis, et de l’autre je guidai mon silencieux vol plané, tantôt en me propulsant du bout des doigts contre la paroi, tantôt en effleurant au passage l’une ou l’autre poignée glissant à ma portée. Maintenant, tout allait se jouer très vite. D’ici quelques instants, c’en serait fini des pirates. Ou de moi.

Mon objectif était d’atteindre la trappe d’alimentation nichée sous les panneaux coulissants de la salle des commandes. Cette fois, je pris grand soin de ne pas passer sous les capteurs déclenchant l’ouverture automatique des portes situées au même niveau. Je me calai les pieds sous un anneau à proximité et me mis ensuite sans hésiter à retirer la première vis.

J’avais l’intention de recourir à la même astuce qui avait permis aux pirates de nous enfermer dans les modules de séjour. Derrière cette trappe se trouvaient tous les câbles reliés au poste central, à l’exception de l’alimentation en air et en eau qui était indépendante. Il me suffisait d’ôter la plaque de protection, et je pourrais alors non seulement bloquer l’accès, mais aussi leur couper l’électricité ainsi que toute possibilité de liaison radio.

Et d’une. Je balançai négligemment la tige de métal et m’attaquai aussitôt à la suivante. Plus que ces trois-là à enlever, une valve à tourner, deux fiches à débrancher, et ils se retrouveraient dans le noir, prisonniers et isolés. Plus que quelques secondes. Et de deux. Suivante. J’étais sur le point de battre le record du monde du dévissage.

À cet instant précis, les deux battants en acier inoxydable, étanche et antiradiations s’écartèrent. Khalid apparut. Il me vit tout de suite, et ce n’était pas précisément le genre d’homme à avoir besoin qu’on lui fasse un dessin. Avant même que j’aie complètement relevé la tête, le canon de son arme était braqué sur moi. Ne me demandez pas comment il s’y était pris pour dégainer si vite, je serais bien incapable de vous le dire.

— Carr, fit-il d’une voix faussement calme. Qu’est-ce que vous faites là ?

Le tournevis toujours en main, j’étais figé sur place comme la femme de Lot. « Qu’est-ce que vous faites là ? » Et non pas : « Comment avez-vous fait pour venir jusque-là ? » J’étais là, il le voyait bien, et ça lui suffisait. Même le sort de son tireur d’élite ne semblait pas l’intéresser outre mesure. Pourtant, s’il m’avait posé la question, je me serais fait un plaisir de lui répondre : Je lui ai coupé la tête. Mais ça ne l’aurait sans doute pas impressionné plus que ça.

— À votre avis, qu’est-ce que je fais ? rétorquai-je d’un ton acerbe. Je chasse la vermine.

Il ne se laissa pas provoquer.

— Comment se fait-il que le système de guidage de l’émetteur énergétique ne fonctionne plus ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

Je m’étais juste contenté de faire voler en éclats la colonne de distribution dans laquelle était logé l’ordinateur en question. Visiblement, ça ne lui avait pas réussi.

Khalid hocha pensivement la tête en me fixant de ses yeux perçants et durs comme l’acier.

— J’aurais dû vous tuer. Je le savais. Je savais que vous étiez dangereux. Vous êtes un ennemi, Carr, et Dieu ne vous aime pas…

Cette impression, je l’avais moi-même connue plus d’une fois au cours des dernières années.

Le visage du pirate s’assombrit et il poursuivit, d’une voix pleine de regrets :

— Vous ne m’arrêterez pas, Carr, car la bénédiction du Prophète est avec moi. Seulement, le jour où je me présenterai devant Allah, il me demandera pourquoi je n’ai pas écouté la voix qui me murmurait que vous représentiez une menace. Et, pour le salut de mon âme, il faudra que je puisse répondre que je vous ai envoyé dans le schadrach, l’enfer des infidèles…

Pendant qu’il s’enivrait de ses propres paroles, je tentai avec infiniment de prudence de dégager mes pieds de la poignée sous laquelle ils étaient calés. Khalid n’étant pas directement au-dessus de moi, il n’avait sans doute pas encore remarqué l’arme coincée dans ma ceinture. Tout en scrutant son visage, l’expression de son regard, je relevai lentement un genou et le plaçai contre la paroi du tunnel.

Je vis ses yeux se plisser très, très légèrement. Brusquement, il murmura :

— Allah akh’bar…

Mais je n’attendis pas la suite. Prenant appui sur le mur, je me catapultai en arrière comme un ressort et saisis le gros revolver glissé dans mon pantalon. Le tube étincelant du silencieux tournoya dans tous les sens, et il me parut aussi lent et difficile à manier que la manivelle commandant le canon d’un char d’assaut.

Mais, avant d’appuyer sur la détente, il me fallait Khalid juste dans ma ligne de mire, sinon ce serait la catastrophe.

Le pirate, lui, n’eut pas ce genre de scrupules – d’ailleurs il ignorait sans doute jusqu’au sens de ce mot. Et il fut plus rapide. Du coin de l’œil, je le vis tirer, et ma première réaction – quelle absurdité ! – fut de me jeter de côté. Le coup de feu ne fit pas plus de bruit que l’ouverture d’une boîte de bière, et, quand le projectile pénétra en moi, je sentis la douleur m’envahir comme un éclair fulgurant, explosant sourdement dans ma tête. Ensuite, tout se passa très vite.

Mon bras droit fut entraîné en arrière avec la violence d’un marteau-pilon. Le revolver me glissa des mains et je perdis le contrôle de la situation. Quelques fractions de seconde plus tard, la balle, qui m’avait juste transpercé la peau, atteignit la paroi du tunnel nodal et y libéra le reste considérable de son énergie cinétique.

Instantanément, le hurlement infernal de l’alarme signalant la fuite se mit à retentir dans toute la station, couvert uniquement par le feulement assourdissant de l’air qui s’échappait dans le néant. Déjà à moitié inconscient, je parvins tout de même à voir Khalid brutalement projeté par la porte de la salle de contrôle qui se referma en grondant. Verrouillage automatique d’urgence. Ma main gauche chercha en gémissant une poignée à laquelle se raccrocher. Cette fois, je n’en réchapperais pas. Le dispositif censé condamner tous les accès jouxtant la zone sinistrée s’était inexorablement enclenché. Or, comme le dommage se situait au niveau du tunnel lui-même, toutes les portes de la station se trouvaient concernées.

Le vacarme assourdissant dû à la dépressurisation n’avait pas faibli, mais ma vue commençait à se brouiller. Mes ongles grattaient désespérément le métal lisse, à la recherche d’un point d’appui. Des gouttes rougeâtres surgirent devant mon visage, et cette fois c’était mon propre sang. Brusquement, la déferlante sonore me parut provenir de ce flot visqueux qui jaillissait de mon corps.

Une ombre noire fila devant moi, entraînée dans les profondeurs du tunnel. Khalid. L’homme de main du faux prophète. Inerte et agonisant, je mis quelques secondes à saisir les mots qu’il hurlait :

— Vous ne m’arrêterez pas, fils du diable !

C’est de moi qu’il parlait ? J’avais bien entendu, c’est de moi qu’il parlait ? Tout à coup, mes doigts s’emparèrent d’un objet en métal à bout arrondi. Le silencieux du revolver. J’eus l’impression que ça faisait des années qu’il m’avait été arraché des mains.

Et cet air qui n’en finissait pas de hurler, de mugir. À se demander d’où il pouvait bien provenir.

« Vous ne m’arrêterez pas. »

Mais si, je t’arrêterai, baby. D’ailleurs c’est déjà fait.

Planant et titubant comme un satellite ivre mort, je réussis par je ne sais quel miracle à attraper la crosse de la main droite. Des élancements insoutenables me broyaient les épaules, la nuque, la tête, mais je parvins malgré tout à pointer l’arme sur la silhouette en scaphandre bleu qui essayait de remonter le tunnel en s’accrochant aux poignées. Je sentis une vague noire et hostile affluer en moi. Je devais me dépêcher de glisser l’index sur la détente. J’entendais le sang battre dans mes oreilles, je ne distinguais plus que des taches colorées, et mon crâne semblait sur le point d’éclater – mais j’introduisis mon doigt sur la tige métallique.

« Vous ne m’arrêterez pas… »

Oh si, fils de pute !

Je tirai et ce fut comme si quelqu’un m’avait donné un violent coup de marteau sur le bras. Je poussai un hurlement qui couvrit la détonation, et je vis une forme bleue tressaillir au loin. Puis la vague noire me submergea comme un raz de marée et m’emporta avec elle dans les ténèbres.

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