CHAPITRE XXXII

LORSQUE je repris connaissance, tout était calme autour de moi, comme si je n’avais vécu qu’un mauvais rêve.

Puis je sentis la douleur cuisante dans mon bras droit et, en tâtant la plaie de mon autre main, tout me revint en mémoire.

Cela me faisait atrocement souffrir, ma combinaison était maculée de sang, mais l’hémorragie semblait s’être arrêtée. En me retournant lentement, je découvris un scaphandre bleu amorphe qui flottait mollement à l’extrémité inférieure du tunnel. Parfait. J’avais donc fini par l’avoir. Puis j’aperçus les lampes rouges au-dessus des portes. Elles étaient toujours allumées : le verrouillage automatique n’avait pas encore été levé. Je ne pouvais pas être resté évanoui bien longtemps. C’était sans doute la douleur qui m’avait réveillé. De toute façon, en apesanteur, il est physiologiquement impossible de rester longtemps inconscient, car, sans la force d’attraction terrestre, le sang a tendance à s’accumuler dans la partie supérieure du corps, surtout dans la tête.

Je consultai l’heure. Mon « absence » avait duré quelques minutes tout au plus. Il en restait quarante jusqu’à La Mecque. J’avais remporté haut la main cette course contre la montre.

Intrigué par le goût salé que j’avais dans la bouche, je me palpai le visage. Mon nez devait avoir saigné, sans doute une conséquence de la dépressurisation brutale. Je me tournai vers le trou, à peu près gros comme une pièce d’un dollar, laissé par le projectile dans la carlingue. Une masse grise et noirâtre s’y était formée ; en dépit de son aspect peu ragoûtant, elle avait au moins le mérite de colmater efficacement la fuite. Les parois extérieures de la station étaient toutes formées de deux couches de revêtement, renfermant elles-mêmes deux composants différents. Pris séparément, ils étaient d’une consistance entre le liquide et le gélatineux. Mais, dès qu’une météorite – ou une balle de revolver – perforait la paroi, ils coulaient dans la brèche et se fondaient en une pâte solide et stable.

Je me rappelai brusquement qu’il me restait une tâche urgente. Je n’avais pas encore tout à fait gagné la partie. L’alarme qui bloquait les portes pouvait se désactiver à tout instant. Et les panneaux coulissants de la salle de contrôle risquaient de s’ouvrir d’une seconde à l’autre, me laissant nez à nez avec les deux derniers pirates armés jusqu’aux dents et sans doute fort mal disposés à mon égard.

J’attrapai le tournevis de la main gauche et finis, les doigts tremblants, de dévisser la trappe d’alimentation. Accès condamné. Alimentation électrique coupée. Câbles de transmission déconnectés. Voilà. Sven et Sakai se retrouvaient dans le noir, sourds, muets, aveugles et impuissants.

Un sentiment de soulagement envahit toutes les cellules de mon corps. J’avais réussi. J’avais réussi cet exploit incroyable. J’avais vaincu les pirates, les premiers criminels à avoir jamais pris d’assaut une station spatiale. J’avais empêché leur offensive perfide contre la ville sainte de l’islam, un désastre qui aurait sans aucun doute marqué un tournant dans l’histoire de l’humanité. Et j’avais sauvé mon fils. Au fond, c’était tout ce qui m’importait.

Il me restait quelques points de détail à régler. Je me laissai tranquillement dériver jusqu’au poste de commande des bras articulés, me harnachai au strapontin et allumai la console. Par les hublots, j’aperçus Spiderman : toujours posté sur la plateforme devant le labo de recherches en microgravité, il attendait sa prochaine mission avec une patience dont seules les machines sont capables. Puis je concentrai mon attention sur la sombre capsule qui, depuis que je l’avais quittée, s’était légèrement déportée pour offrir un flanc au soleil. Sans doute mes compagnons étaient-ils déjà en train de cuire à petit feu.

En posant le poignet droit sur le pupitre, directement devant le levier, et en m’efforçant de ne pas tendre les muscles du bras, je pouvais utiliser ma main sans presque avoir mal. Je libérai une des pinces mécaniques et la rapprochai prudemment du vaisseau pirate. La longueur du câble métallique avait été calculée avec une précision ahurissante : à deux mètres près, la cabine aurait été hors de portée.

Je commençai par fixer les pinces et tirai ensuite sur l’engin qui se retrouva à quelques centimètres de la porte. Mais, comme c’était prévisible, le câble bloqua le mécanisme d’arrimage.

Je passai en soupirant sur les manettes reliées au second bras articulé. Je saisis le filin et l’enroulai sur lui-même à la manière d’un spaghetti récalcitrant. Le mieux aurait été de le couper, mais les pinces ne disposaient pas de l’équipement adéquat ; quant à l’arracher, je ne voulais pas m’y risquer. Je parvins finalement à le caser dans l’étroit fossé séparant la capsule du sas principal, de sorte qu’il ne barrait plus le chemin. Plus que cinquante centimètres à franchir… La manœuvre d’amarrage réussit du premier coup. Avec des raclements de métal épouvantables, les mécanismes d’accouplement des deux appareils s’emboîtèrent l’un dans l’autre, et la bague étanche se referma en sifflant.

Pour le reste, c’était à eux de jouer. Car ce que je sentais monter en moi, dans toutes les fibres de mon corps, n’était pas uniquement imputable au soulagement : l’épuisement y était aussi pour beaucoup. Je me contentai donc de rester assis et d’attendre.

Moriyama fut le premier à pénétrer à bord. L’écoutille intérieure s’ouvrit, libérant le câble en acier entassé dans le conduit, et la tête grisonnante du commandant apparut. Il regarda prudemment autour de lui et ne parut pas mécontent de me voir, moi, et non un des acolytes de Khalid.

— Carr ! s’écria-t-il. Vous êtes toujours vivant ?

— Oui, acquiesçai-je. Khalid est mort, Ralf est mort, et les deux autres sont coincés sur le pont à se demander ce qui leur arrive.

— Et vous, vous êtes blessé.

— Ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air.

Il s’extirpa complètement du compartiment étanche. Puis ce fut au tour de Yoshiko, suivie de Tanaka. La jeune femme était en nage, les cheveux en bataille, et, à en juger par la bouffée d’air torride et étouffant qui s’échappait de la capsule, on comprenait pourquoi.

Je leur rapportai les derniers événements aussi brièvement que possible. La douleur lancinante se réveilla comme pour faire entendre sa voix, mais je m’efforçai de ne pas y prêter attention.

— Ça veut donc dire, résuma Moriyama, qu’il nous reste à reprendre le poste central. Ça ne devrait pas être un très gros problème.

Tanaka fit la grimace.

— Mais ils sont armés tous les deux.

— Nous aussi. (Moriyama attrapa le revolver qui flottait toujours là, près du câble, des vis et du couvercle de la trappe d’alimentation.) Et nous sommes en position de force. On n’aura qu’à inonder le pont d’azote pur, à ouvrir la porte juste avant qu’ils étouffent et à les maîtriser.

— Ils n’ont pas de scaphandres ?

— Si, mais pas de casques.

Ils les avaient laissés dans la capsule.

Yoshiko était allée chercher la boîte à pansements dans le labo de biologie. Elle était très pâle en revenant, mais elle fut malgré tout aux petits soins pour moi. Dans l’intervalle, Jayakar et Kim nous avaient rejoints. Moriyama se tourna vers son second.

— Tanaka, j’aimerais que Kim et vous vous chargiez de la ventilation du poste central. Leonard-san a déjà fait plus que sa part. Et tâchez dès maintenant de récupérer quelques cordes : on en aura besoin pour ligoter ces ordures, si jamais ils survivent.

Au ton qu’il employa, il était clair que le sort des deux derniers pirates lui était plus qu’indifférent.

— Évitez dans la mesure du possible d’aller dans le labo de recherches en microgravité, lançai-je d’une voix lasse.

Yoshiko avait découpé la manche de ma combinaison et était en train de désinfecter la plaie avec un liquide méchamment acide. Tanaka me regarda, surpris.

— Et pourquoi donc ?

— C’est un peu en désordre.

Le Japonais hocha la tête, guère plus avancé, et se mit en route accompagné du Coréen.

— Rapportez aussi le revolver de Khalid ! leur cria Moriyama tandis qu’ils s’éloignaient.

Puis il me dévisagea attentivement.

— Maintenant, on ne prend plus aucun risque, dit-il d’une voix féroce.

Je me contentai d’acquiescer faiblement. Yoshiko commença à bander ma blessure. De toute façon, tous les risques possibles et imaginables, c’est moi qui les avais pris. Mais c’était fini, réglé. La seule chose dangereuse qu’on aurait encore pu faire, c’eût été de débloquer la porte de la salle des commandes au petit bonheur et de déclencher ainsi une fusillade sauvage.

À cet instant, on entendit Tanaka crier indistinctement quelque chose depuis le pont inférieur. Je crus comprendre qu’il appelait le commandant. En se tournant dans sa direction, on le vit faire de grands signes pour qu’on vienne le rejoindre.

Je me détachai et suivis les autres qui dévalaient le tunnel en s’agrippant de poignée en poignée. Je n’étais pas encore tout à fait en bas lorsque je compris ce qui avait mis le Japonais dans tous ses états, et je sentis moi aussi des bouffées de chaleur mêlées de sueurs froides m’envahir.

Ce que j’avais pris tout à l’heure pour le cadavre de Khalid n’était en réalité que son scaphandre. Son scaphandre vide. Le pirate, lui, avait disparu.

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