CHAPITRE XI

FOUTU RÉVEIL ! Quelqu’un devait avoir monté le volume de la sonnerie derrière mon dos. Et bricolé la fréquence pour que le bip-bip strident attaque directement les centres nerveux. Gémissant, pestant, à moitié endormi, je réussis tant bien que mal à extraire un bras de mon sac de couchage pour enrayer cette agression acoustique.

Je restai là encore un bon moment à rêvasser. Mais, l’esprit torturé par un profond dilemme – devais-je obéir à la petite voix qui me disait de continuer à dormir, qu’il était impossible que ce soit déjà l’heure, ou à celle qui martelait à mon oreille qu’il fallait que je me lève, que le devoir m’appelait ? –, je ne pus retrouver le sommeil. Bon, allez… Je soulevai péniblement mes paupières, tirai la fermeture éclair et frissonnai en sentant un souffle d’air froid pénétrer sous le tissu matelassé.

Bon sang, quelle gueule de bois ! Le vin de prune était vraiment du bon… Il fallait sans doute que je m’estime heureux de ne pas en avoir bu autant que les autres.

Je quittai la cabine et mis un bon moment à reprendre mes marques en apesanteur. Reconnaissons-le : les autorités n’avaient pas si tort que ça avec leurs consignes.

Dans la salle de sport, je tombai sur Tanaka. Il me lança juste un bref coup d’œil crispé par la souffrance et ne daigna pas m’adresser la parole. À le voir se démener comme un beau diable sur ces instruments de torture et suer sang et eau pour éliminer les toxines de son organisme, il devait lui aussi en tenir une belle. L’entraînement ne me disait absolument rien – à choisir, j’aurais de loin préféré retourner me prélasser dans mon sac de couchage et dormir jusqu’à midi – mais je décidai de me forcer à l’imiter. Je commençai tranquillement par de petites foulées sur le tapis roulant, dont le précurseur avait déjà rendu de fiers services aux astronautes du Spacelab, et, quand Tanaka partit prendre sa douche, je passai sur les machines de body-building, bien décidé à infliger à mes muscles douloureux la panoplie complète des exercices : butterfly, biceps, triceps, latissimus, abdominaux, quadriceps, biceps fémoraux – no pain, no gain[2]. D’ailleurs, ça avait l’air de marcher, ou du moins c’est l’idée que j’en avais. Le dernier étirement passé, ma peau était en feu, le sang battait dans toutes les fibres de mon corps. Après le violent effort que je venais de fournir, je me détendis et pus savourer comme chaque fois cette sensation enivrante de flotter mollement dans les airs à la manière d’une balle de caoutchouc. Tanaka avait fait vite : la douche était libre. La journée ne s’annonçait pas si mal, finalement.

Lorsque j’arrivai au mess, l’atmosphère qui y régnait était elle aussi celle d’un lendemain de fête bien arrosée. Moriyama était assis à table et mastiquait sans entrain, Oba venait juste de finir, Kim et Tanaka se bousculaient dans la cuisine. Je leur souhaitai le bonjour, ils bougonnèrent vaguement quelque chose, et je me joignis à eux.

Déjà plusieurs années auparavant, une commission de nutritionnistes avait mis au point, à la demande de la NASDA, le petit-déjeuner idéal pour l’espace, un repas équilibré et riche en vitamines, fibres et autres composants essentiels. Depuis, la recette était appliquée à la lettre. On commençait, la veille au soir, par concasser du froment qu’on laissait macérer toute la nuit dans de l’eau, avec des raisins secs et des noix pilées. Au matin, on y ajoutait un mélange à base de pommes râpées, de jus de raisin, de jus de citron, d’un peu de gélatine et d’un cocktail de minéraux savamment dosé. Au final, ça donnait une vraie bombe vitaminée, une bénédiction pour l’équilibre intestinal (en apesanteur, une crise de diarrhée pouvait laisser un souvenir franchement traumatisant), une mixture qui, par ailleurs, adhérait bien au bol et pouvait donc se manger tout à fait normalement avec une simple cuillère.

Ce matin-là, pourtant, personne ne semblait y trouver goût. Et nul ne se montrait non plus particulièrement disert. Jay fit son apparition, les yeux battus et cernés de rouge, les cheveux en bataille.

— Quelqu’un a vu Iwabuchi ? demanda-t-il.

Hochements de tête négatifs.

— Il doit encore dormir, grommela Tanaka.

— Non, répondit Jay, il n’est pas dans sa cabine. J’en viens.

— Il est sans doute déjà au travail, suggéra Kim dont le sourire, ce matin-là, avait lui aussi quelque chose de forcé.

Jay secoua la tête et passa la main dans ses cheveux hirsutes, histoire sans doute de réparer un peu les dégâts. Mais à l’impossible nul n’est tenu…

— Il n’est pas au labo non plus. Je ne l’ai trouvé nulle part. Si vous le voyez, vous pouvez lui laisser un message ?

On aurait été bien en peine de dire à qui la question s’adressait, mais Kim s’empressa de répondre :

— Bien sûr. Que dois-je lui dire ?

— Que je retourne dormir un peu. On devait se retrouver ce matin, mais j’étais de second quart et, comme je n’avais pas réussi à dormir avant, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Ce qui fait qu’à l’heure qu’il est je ne suis absolument pas en état d’analyser quoi que ce soit.

— Je ferai commission, assura Kim.

Moriyama s’immisça dans la conversation :

— Cotto matte ne. J’ai bien entendu ? Vous aviez rendez-vous avec Iwabuchi ce matin et vous ne le trouvez pas ?

Jay regarda le commandant et acquiesça.

— Oui. Quand nous nous sommes mis d’accord, je n’ai pas pensé que j’étais de garde cette nuit et…

— Vous avez fait un tour dans sa cabine ?

— Oui.

— Et au labo, en bas ?

— Oui.

Moriyama frotta ses yeux bouffis.

— C’est impossible ! La station n’est quand même pas si grande, on ne peut pas s’y perdre comme ça !

Il se tourna vers l’interphone encastré dans le mur derrière lui et pressa le bouton rouge qui déclenchait l’émission sur tous les appareils de bord.

— Ici Moriyama. Iwabuchi, présentez-vous immédiatement au mess.

Silence tendu. Nous avions tous cessé de manger, les yeux rivés sur notre commandant et sur la radio. Comme pétrifiés. Jay se gratta nerveusement le cou.

Le Japonais refit son annonce.

Le petit voyant lumineux resta obstinément éteint. Moriyama me décocha un rapide coup d’œil – une fraction de seconde au plus – mais j’en perçus tout de suite la signification.

C’était là, de nouveau. Le nuage de poussière à l’horizon. L’odeur du danger.

— Il faut aller à sa recherche, ordonna-t-il. Il doit lui être arrivé quelque chose. Jayakar et Tanaka, vous prenez le secteur des machines. Oba, réveillez Yoshiko et fouillez le niveau des labos. Kim, vérifiez si par hasard il manque un scaphandre. Quant à vous, mister Carr, vous venez avec moi sur le pont supérieur.

Tandis que les autres quittaient précipitamment le mess, j’enfournai rapidement une dernière bouchée. Mais Moriyama ne semblait pas particulièrement pressé. Il me fit signe d’attendre que nous soyons seuls et me demanda à voix basse :

— Vous avez pu observer Iwabuchi, hier après-midi ?

— Oui, répondis-je.

Je lui rapportai en quelques mots l’entrevue que j’avais surprise entre son compatriote et Jayakar.

— Ano ne, fit-il en dodelinant de la tête.

Sa chevelure d’argent semblait cacher de sombres pensées. Puis, secoué par un haut-le-corps énergique, il commença à se détacher.

— Ikimasho. Venez.

Je le suivis aux commandes centrales. Sakai était occupé à effectuer certains contrôles de routine, mais Moriyama l’interrompit sans ménagement :

— Allez sur le pont des machines et aidez les autres à trouver Iwabuchi.

Sakai ouvrit de grands yeux.

— Iwabuchi ?

— Il a disparu, expliqua le commandant d’un ton impatient. Faites ce que je vous dis, et plus vite que ça, wakarimas ?

Sakai s’empressa d’obéir. Il fourra sa check-list dans la première pince venue et fila. Le sas venait de se refermer derrière lui lorsque Kim nous signala par radio que les scaphandres étaient au complet. Il n’en manquait aucun.

— Merci, dit Moriyama avant de raccrocher. (Puis il me regarda.) Vous y comprenez quelque chose, Léonard ?

— Non, répondis-je.

Il se glissa jusqu’à l’ordinateur de surveillance de bord et introduisit le mot de passe réservé au commandant. En tapotant sur le clavier, il accéda à des menus hors de portée pour des informaticiens d’opérette et de simples mortels comme nous. S’afficha finalement sur l’écran le récapitulatif des passages enregistrés par les sas extérieurs.

— Aucune activité la nuit dernière, constata-t-il à mi-voix. Il est donc impossible qu’il ait quitté la station.

Je gardai le silence.

— C’est évident, répéta-t-il pour lui-même. Pas sans scaphandre.

L’odeur du danger.

— Et puis qu’est-ce qu’il fabriquerait dehors ?

Le nuage de poussière à l’horizon. Proche, de plus en plus proche.

— Ici Tanaka. (L’interphone.) Il n’est ni dans le module d’énergie solaire ni dans le module de ravitaillement. On fouille maintenant le labo d’observation de la Terre.

Je m’éloignai discrètement vers le sas qui s’ouvrit instantanément. Je profitai de l’inattention de Moriyama pour quitter la salle de contrôle. La porte se referma sur moi.

Dans le tunnel nodal, tout était calme. Depuis le pont des machines me parvenaient les voix des autres, étouffées par la distance. Et, montant de mes entrailles, un souffle rauque qui murmurait à mon oreille : « Danger… Sang… Peur… »

Je passai dans le module de séjour. Le mess était désert, la vaisselle du petit-déjeuner encore sur la table. Je débarrassai avant que le muesli sèche et se mette à voler dans tous les sens. Je débarrassai parce que c’était mon boulot. Je débarrassai parce que c’était un moyen de retarder encore un peu la confrontation avec l’inéluctable.

Puis je traversai la pièce et m’introduisis dans le couloir où se trouvaient les cabines. Un calme absolu y régnait. Les plus confortables étaient situées tout au bout ; le commandant avait celle de gauche et son second celle de droite. Celle d’Iwabuchi était coincée entre celle de Moriyama et les toilettes.

Je m’approchai et ouvris la porte.

Le réduit baignait dans la pénombre habituelle. Le sac de couchage flottait là, flasque et vide. Pour le reste, l’endroit était tellement exigu que, pour ne pas voir quelqu’un, il aurait vraiment fallu le faire exprès.

Mais toujours cette odeur de danger.

J’allumai la lumière, et subitement le sac de couchage ne me parut plus si vide que ça. Du bout des doigts, je tirai la fermeture éclair. Les deux pans de tissu s’écartèrent d’eux-mêmes, libérant le corps d’Iwabuchi, recroquevillé, les yeux écarquillés, trois trous sanglants dans la poitrine.

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