CHAPITRE III
LE BUREAU de Moriyama était un petit réduit situé à l’extrémité du module qui abritait les commandes centrales. C’est là qu’il accomplissait le travail administratif que lui imposaient ses fonctions à la tête de la station. Le local était si étroit qu’on aurait eu du mal à y caser deux cabines téléphoniques. Quant aux parois, elles étaient tapissées de papiers, de chemises agrafées, de tableaux synoptiques et de fax griffonnés d’une écriture serrée, fixés par des aimants. Une petite table de travail était rivée au mur, accolée à un micro-ordinateur classique équipé d’un écran plat, d’un clavier kanji et d’une imprimante à jet d’encre.
— Prenez place, me dit-il.
Il y avait là deux « perchoirs », comme on appelait ce type de chaises en plastique léger. Assujetties elles aussi au sol par un système magnétique, elles étaient revêtues d’un petit siège rembourré sur lequel on pouvait se caler en y accrochant les mousquetons de sa combinaison. De cette façon, le bassin était parfaitement maintenu, offrant au corps une posture agréable et confortable pour écrire ou prendre ses repas.
Je m’attachai donc, prêt à me faire vertement réprimander pour le caractère dissolu de ma vie sexuelle.
— Mister Carr, commença Moriyama après s’être lui aussi harnaché, je n’ai sans doute pas besoin de vous rappeler que vous avez été engagé ici en tant que Maintenance and Security Operator.
Il prononça ces mots sans me lancer un seul regard.
— C’est exact, répondis-je.
Maintenance Operator. Doux euphémisme pour dire factotum. J’avais reçu pour mission de veiller à la propreté et au bon ordre de la station. Une tâche difficile et d’une importance non négligeable, mais qui ne jouissait en aucun cas du prestige dont bénéficiait n’importe quel autre membre de l’équipage. J’étais la bonniche, point final.
— Si je m’adresse à vous aujourd’hui, poursuivit le commandant, c’est en votre qualité d’agent de sécurité.
Ma réponse se limita à un hochement de tête. Nous y voilà, pensai-je. Ma langue me parut soudain extrêmement sèche, comme collée au palais.
— Je crois qu’il s’agit de sabotage, ajouta Moriyama.
Dans un premier temps, je ne compris absolument pas de quoi il parlait.
— Je vous demande pardon ?
— Sabotage, répéta le commandant. Nous avons passé en revue toutes les défaillances techniques possibles, et les tests n’ont pas révélé le moindre indice qui accréditerait la thèse d’une erreur de manipulation. Le système qui contrôle le transfert d’énergie a fonctionné pendant un bon moment, et aujourd’hui il ne fonctionne plus. Je pense que quelqu’un l’a saboté.
Le soulagement était tel que je dus reprendre mon souffle avant de pouvoir prononcer un mot. Je m’attendais à devoir supporter des rappels à l’ordre ô combien désagréables au sujet de ma liaison avec Yoshiko. Un sermon sur le sens du devoir, le respect de la ponctualité, ce genre de choses. Mais je pris soudain conscience du ridicule de mon soulagement comparé au soupçon monstrueux que Moriyama venait d’exprimer.
— Quelle raison pourrait-on bien avoir de vouloir saboter nos expériences de transfert énergétique ? demandai-je faute d’avoir trouvé question plus pertinente.
Moriyama eut un grognement de surprise.
— Ano-ne. Ce ne sont pas les raisons qui manquent ! Saviez-vous que nos bases expérimentales à Hawaii ont déjà été la cible de deux attentats à la bombe ? Il est bien sûr impossible de prouver quoi que ce soit, mais tout laisse à penser que ceux qui se cachent derrière cette affaire font partie du groupuscule autoproclamé « Organisation des pays exportateurs de pétrole ». Ce ramassis de vieillards séniles et imbéciles n’a toujours pas réussi à se mettre dans le crâne que d’ici cinq à dix ans il n’y aura plus un seul baril de pétrole.
— Vous pensez que l’OPEP a infiltré un de ses agents à bord ?
— L’OPEP ou une des compagnies pétrolières. Pensez une seconde au nombre de pratiques occultes qui sont apparues au grand jour quand Exxon a fait faillite. Et je ne crois pas que la concurrence vaille mieux. Si notre concept fonctionne, on entrera de plain-pied dans l’ère du solaire, ce qui signera l’arrêt de mort de toute forme de production d’énergie à base de combustibles fossiles. En d’autres termes, la fin de Shell, British Petroleum, Mobil, Texaco…
— …Nippon Oil… lançai-je.
— C’est autre chose, dit-il en me remettant sévèrement à ma place. L’industrie japonaise a toujours réfléchi à long terme. Les Occidentaux, eux, ne voient pas à plus de trois mois. D’ailleurs, si ce n’était pas le cas, cela fait dix ans que les Américains auraient mis en œuvre la construction d’une station comme la nôtre.
J’acquiesçai en observant l’homme assis en face de moi. Il n’avait pas l’habitude de mâcher ses mots, ce qui le distinguait de ses compatriotes aux mœurs si policées. Il devait avoir une cinquantaine d’années, ses cheveux commençaient à grisonner par endroits. Il émanait de sa personne une autorité naturelle, et c’était le seul à bord avec qui, sur Terre, je serais bien allé refaire le monde autour d’un verre. Un jour, il m’avait raconté qu’il avait étudié quelques années en Californie, à Santa Barbara, et on s’était rendu compte qu’on avait dû se croiser à l’aéroport de San Francisco au cours de l’été 90. Il repartait alors pour le Japon tandis que, moi, j’allais à Kansas City dire au revoir à mes parents. À l’époque, j’étais pilote de chasse dans l’US Air Force et j’avais en poche un ordre de mission qui m’envoyait en Arabie Saoudite pour une opération baptisée Bouclier du désert…
— Mais on peut aussi imaginer des motivations de nature politique, poursuivit-il. Votre belle patrie, par exemple, regorge de gens qui estiment que l’espace appartient au territoire américain. Sur le principe, ils sont d’accord pour que les hommes conquièrent l’univers, mais que ces hommes puissent avoir les yeux bridés, ça, ça les fait tiquer.
Je haussai les sourcils.
— Dans ce cas, c’est moi que vous devriez soupçonner.
Il me regarda en souriant.
— Ce n’est pas vous.
— Comment pouvez-vous en être sûr ?
— Dai rokkan, dit-il en se tapotant le nez du doigt. Flair. Sixième sens.
Bon, en ce qui me concernait, son sixième sens ne le trompait pas. Je passai mentalement en revue l’équipage.
— Votre dai rokkan suspecte quelqu’un en particulier ? demandai-je.
— Eh non, hélas. Pour le moment, je n’ai pas réussi à aborder le problème autrement que de manière rationnelle.
Et pour lui ce n’était pas bon signe. Les Japonais attachent énormément d’importance à l’intuition. Ils sont très méfiants vis-à-vis de tout raisonnement basé sur la logique pure.
Moriyama s’empara d’un dossier et l’ouvrit. Le calendrier de relève des équipes y était consigné.
— Les pannes ont commencé quatre jours après le départ de la dernière navette. Depuis, nous n’avons plus réussi aucune manœuvre de transfert. Existe-t-il un lien entre ces deux événements ? C’est une question qu’il faut se poser…
Une navette ralliait la station tous les deux mois pour fournir des vivres, des appareils de rechange pour les expériences scientifiques ainsi que des hommes en nombre suffisant pour relayer un tiers de l’équipage, composé de neuf personnes.
— Parmi les derniers arrivés, il y a Sakai par exemple.
Moriyama me regarda et poussa un soupir.
— Un homme étrange. Très calé en techniques de communication, mais le reste semble lui être totalement étranger. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a l’esprit obtus. Il m’arrive de me demander comment il a fait pour réussir les tests d’aptitude psychologique.
J’essayai d’imaginer Sakai en train de rôder sur le pont des machines et de trafiquer les commandes automatiques, mais je n’y parvins pas.
— Iwabuchi est lui aussi arrivé par la dernière navette, poursuivit le commandant. C’est un technicien de génie, le plus doué que j’aie jamais vu. J’ignore ce qui le pousserait à saboter le système, mais en tout cas il aurait les moyens de le faire.
Je jetai un œil sur la liste que Moriyama avait en main. Le nom qui venait ensuite était celui de Yoshiko Matsushima.
— Mais, naturellement, personne n’est à écarter, ajouta le commandant. Le fait que les deux événements soient concomitants relève peut-être d’une pure coïncidence ou d’une manœuvre de diversion.
J’émis une hypothèse :
— S’il s’agit bien de sabotage, il n’est pas non plus impossible que le coupable soit l’une des trois personnes qui ont quitté la station lors de la dernière relève.
D’un air songeur, Moriyama fixa quelques instants la feuille de papier devant lui. Puis il referma le dossier et le laissa flotter dans l’air. La chemise se mit alors à dériver imperceptiblement vers la porte.
— J’aimerais moi aussi que ce soient des hallucinations, Léonard. Mais j’ai quand même la sensation que quelque chose ne va pas. Une impression de danger. Une sorte de nuage de poussière à l’horizon. Soyez sur vos gardes. Ouvrez l’œil et prêtez discrètement l’oreille à ce qui se dit à bord. Vous êtes le seul à pouvoir vous promener dans la station sans éveiller les soupçons, et presque tout le monde dans l’équipage sous-estime votre intelligence. Que voulez-vous, mes compatriotes sont racistes ; ils vous regardent de haut parce que votre couleur de peau est différente. Quant aux autres, ils vous ignorent car vous n’avez pas de grade universitaire. Tirez-en parti.
Ce n’était pas la première fois que nous abordions ce sujet. Moriyama, lui, s’était déjà retrouvé de l’autre côté de la barrière. Durant son séjour en Californie, il avait dû travailler dans un restaurant où ses camarades friqués avaient leurs habitudes, et il avait connu son lot d’humiliations, de mépris et de discrimination. Pour ma part, depuis que je vivais au Japon, il m’était bien souvent arrivé, en pensée, de demander pardon à mon ami Jœ, de l’Académie d’aviation. Mon copain Joe, un Noir de Washington DC qui avait désespérément tenté de me faire comprendre l’effet que cela faisait de n’être aux yeux de tous qu’un nègre, un négro, un homme de seconde catégorie. « Les gens te regardent, et tu lis dans leurs yeux qu’ils ne voient pas plus loin que la couleur de ta peau, que ça leur suffit pour te juger et te coller dans une case. Ça, c’est de la discrimination, et, tant que tu ne l’auras pas vécue, tu ne sauras pas ce que c’est que l’injustice. » Voilà ce qu’il ne cessait de me répéter. Je l’écoutais chaque fois avec ce que je croyais de la compassion. Après tout, moi, je n’étais pas raciste ; j’avais un bon copain qui était noir et je ne voyais pas ce qu’il y avait de mal à ça. Mais bien sûr, au plus profond de mon cœur, je remerciais le Ciel de m’avoir permis d’appartenir à la race des seigneurs, m’épargnant ainsi ce type de problèmes. Jamais je n’aurais imaginé me sentir un jour rejeté comme un individu de seconde catégorie du simple fait que j’étais blanc. Car, en dépit de leurs bonnes manières et de leurs mœurs raffinées, les Asiatiques – surtout les jeunes, d’ailleurs – ne manquaient pas une occasion de vous rappeler que vous n’aviez pas eu l’insigne honneur de naître japonais.
— C’est entendu, promis-je. Je vais fouiner.
Moriyama plongea ses yeux dans les miens. Puis il parut faire un violent effort sur lui-même, ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit une feuille de papier rainurée de rouge.
— Ne m’en veuillez pas d’insister, mais je tiens à ce que vous compreniez pourquoi cette affaire m’inquiète autant, poursuivit-il avec un sérieux qui ne lui était pas coutumier. C’est la raison pour laquelle je veux vous montrer ce communiqué. Je l’ai reçu il y a quatre semaines et je vous demande de n’en parler à personne. Vous connaissez le professeur Yamamoto ?
Je lui fis signe que oui. Je me souvenais vaguement d’un séminaire à l’Université de Tokyo où Yamamoto avait pris la parole pour exposer différents concepts relatifs à la production d’énergie à partir du rayonnement solaire. C’est lui qui avait mis au point le système de transfert énergétique et, au moment où les dysfonctionnements étaient apparus, nous avions cherché à le joindre pour lui demander conseil. On nous avait répondu qu’il venait d’être hospitalisé suite à un infarctus et qu’on ne pouvait lui parler.
Moriyama me tendit la feuille. C’était un message codé que le commandant, seul à en posséder la clé, avait décrypté de sa propre main.
CONFIDENTIEL. LE PROFESSEUR YAMAMOTO A ÉTÉ ENLEVÉ IL Y A DEUX SEMAINES À SON DOMICILE PAR DES INCONNUS. AUCUNE TRACE. INCIDENT MAINTENU PROVISOIREMENT SECRET. ISAS, TOKYO, DÉPARTEMENT SÉCURITÉ.
Je ne pouvais détacher mes yeux du papier. À présent, je sentais moi aussi le nuage de poussière à l’horizon. L’odeur du danger.
— Ça excite votre imagination ? me demanda Moriyama.
— Oui, balbutiai-je en lui rendant la feuille bordée d’un liseré rouge et sur laquelle était écrit, en caractères japonais, STRICTEMENT CONFIDENTIEL.
Je me dirigeais déjà vers la sortie lorsque Moriyama reprit soudain :
— Ah, dernière chose : si je peux vous donner un petit conseil, Léonard…
La main crispée sur la poignée fixée près de la porte, je me retournai une dernière fois. Un sourire malicieux éclaira le visage du commandant. Depuis que nous étions entrés dans son bureau, c’était la première fois qu’il souriait.
— D’homme à homme, dit-il, faites attention à votre barbe. Quoi qu’elles puissent vous raconter, les Japonaises aiment qu’on soit rasé de près.
Je me passai la main sur le menton. Il grattait comme du papier émeri. Je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour.
— Merci, répondis-je.