CHAPITRE XV

BON SANG, mais qu’est-ce qu’ils attendent pour déclencher l’autodestruction ? gronda Moriyama, ulcéré de voir le radar passer la barre des dix-huit kilomètres.

Le ton qu’il eut à ce moment-là ne laissait planer aucun doute sur l’ampleur du mépris qu’il nourrissait à l’encontre des incapables soi-disant chargés de contrôler l’engin.

Massés autour de l’écran, nous avions tous les yeux rivés sur la tache d’un blanc éclatant, comme si nous espérions en dévier la trajectoire par la seule force de la pensée.

— On devrait passer nos scaphandres et activer les sas, suggéra nerveusement Tanaka.

— Et après ? s’emporta Moriyama. Si ce monstre nous percute et met la station en pièces, on fera quoi, sans liaison radio ?

Soudain, Kim poussa un caquètement qui, en d’autres circonstances, aurait provoqué l’hilarité générale.

— Plate-forme de montage, s’écria-t-il, tout excité. Pourquoi pas larguer plate-forme de montage, attraper étage de fusée et le repousser de trajectoire ? Grâce à faible écart, juste un peu de voilure percée, c’est réparable…

— Ikimasho ! Qu’est-ce que vous attendez ? l’interrompit le commandant avec impatience. Dépêchez-vous de tester si le téléguidage fonctionne.

Kim se dandina fébrilement vers le tableau de bord concerné, se harnacha et actionna rapidement une série de boutons. Une copie de l’image radar s’afficha devant lui.

— Oui, cria-t-il. Système fonctionne.

— Alors allez-y !

La plate-forme de montage était une sorte de camion spatial. Sa surface porteuse était pourvue de tous les dispositifs de fixation possibles et imaginables, conçus pour s’adapter à chaque forme de pièce, ainsi que d’une caméra d’observation à 360° – chargée de transmettre l’image au système de guidage – et de deux bras télécommandés. Elle disposait par ailleurs d’une gamme complète de propulseurs directionnels : simples turbines à gaz de très faible poussée pour les travaux de précision, mais aussi puissants réacteurs à combustion pour dégager rapidement les charges lourdes. C’est justement ceux-là que Kim était en train d’allumer. À bien y regarder, la plate-forme était l’instrument idéal pour ce qu’on avait à faire.

En admettant qu’elle atteigne l’engin à temps.

Un second point lumineux s’afficha sur l’écran. Là encore, l’ordinateur avait calculé la trajectoire prévue, et c’est sur elle que Kim s’appuya pour faire coïncider le mouvement de la plate-forme avec celui de l’appareil.

— Distance seize kilomètres.

— Dépêchez-vous, ordonna Moriyama, les nerfs à vif.

Les doigts du Coréen couraient sur les touches pour obtenir de la machine qu’elle évalue la vitesse d’approche optimale. La trajectoire de la plate-forme se matérialisa par une courbe bleu foncé : en pleine accélération, elle ne tarderait pas à freiner à nouveau avant de toucher sa cible, l’opération étant calculée très précisément par l’ordinateur. Contact prévu à neuf kilomètres. Kim valida la proposition et le tracé prévisionnel vira du bleu sombre au vert clair.

— O. K., lança-t-il, on va réussir.

On entendit ici et là quelques soupirs de soulagement poussés à la dérobée, mais personne n’osait vraiment y croire. On continua de fixer l’image pour suivre la course des deux points lumineux comme si notre vie en dépendait. Ce qui, d’ailleurs, était très vraisemblablement le cas.

Moriyama regarda tout autour avant de demander à Tanaka :

— Où est Sakai ?

— Il est resté au labo pour tester quelque chose.

Le commandant se pencha sur l’interphone.

— Sakai, si jamais vous réussissez à émettre dans les cinq prochaines minutes, commencez donc par appeler Kourou et dites-leur de faire sauter leur foutu satellite.

— Hai, répondit Sakai. Mais n’y comptez pas trop.

Kim, la lèvre tremblante, couvait son écran du regard : la tache figurant la plate-forme amorçait sa phase de freinage.

— Ça marche.

Puis, d’une voix subitement lourde et caverneuse, Yoshiko donna l’écart qui nous séparait encore de la fusée.

— Distance douze kilomètres.

Imperturbable, la plate-forme continuait sur sa lancée sans dévier de la trajectoire initialement annoncée. En apesanteur et dans le vide, c’est-à-dire en l’absence de frottement, de phénomène aérodynamique et d’autres facteurs difficiles à évaluer, les corps solides se déplacent avec une prévisibilité toujours surprenante.

S’adressant à Tanaka, Moriyama lança à mi-voix :

— On ferait quand même mieux de mettre nos scaphandres. Et il faut libérer Jayakar : d’après l’enquête que nous avons menée, il est forcément innocent.

— Vraiment ? s’étonna le second en écarquillant les yeux. Comment ça ?

— Je vous le dirai plus tard.

— Distance dix kilomètres, lança Yoshiko.

À présent, les deux points lumineux étaient très proches l’un de l’autre. Un autre écran donnait un agrandissement d’une partie de l’image ; on vit ainsi la plate-forme aligner sa vitesse sur celle de la fusée et glisser prudemment vers elle. Kim posa sa main sur une large touche, guettant le moment où il lui faudrait appuyer. Un compte à rebours s’afficha devant lui. Encore vingt mètres… dix… cinq… un… À cet instant précis, les bras articulés s’emparèrent de l’objet qui se présentait à eux.

— Contact ! cria le Coréen d’une voix triomphante tandis qu’il pressait le bouton.

— Distance neuf kilomètres.

— Kim, vous êtes génial, s’exclama Moriyama. Et maintenant, virez-moi ce foutu truc de sa trajectoire.

— Hai, commandant, fit Kim avec un sourire en saisissant les leviers de commande manuelle.

Une série de barres lumineuses indiquant la pression exercée grimpèrent aussitôt et passèrent dans le rouge. Quelques signaux d’alarme clignotèrent furieusement, mais Kim les ignora.

Pendant un moment, il ne se passa rien.

Puis la courbe censée anticiper la trajectoire de la fusée se mit à trembler. Elle fit un écart infime, ce qui la dévia du centre de l’écran.

Des hurlements de joie fusèrent spontanément. Cela ne changeait certes rien pour la voilure qui serait de toute façon déchirée par le satellite européen, mais la station, elle, serait épargnée. Une très légère modification, une fraction de degré : voilà ce à quoi tenait notre vie.

— Distance huit kilomètres, annonça Yoshiko en poussant un soupir. (Un ravissant soupir.)

— Kim, demanda Moriyama, vous pensez pouvoir repousser l’appareil suffisamment pour qu’il épargne aussi la voilure ?

Kim fit la grimace.

— Difficile à dire. Je donne impulsion maximale ; c’est tout ce que je peux faire. Mais j’aurais bien envie balancer sur tête des types de l’ESA.

Tanaka suivait le mouvement du radar avec une moue dubitative.

— Espérons qu’il ne leur prenne pas l’idée de le faire sauter quand il passera juste près de nous, murmura-t-il, mal à l’aise.

Le tracé prévisionnel se remit à trembler. Le commandant s’en félicita.

— Parfait. Plus il sera loin, mieux ça vaudra.

Les vibrations s’intensifièrent jusqu’à ce que la ligne disparaisse et cède la place à une nouvelle. Une nouvelle cependant identique à la toute première : elle passait en plein milieu de l’écran.

— Kim, s’inquiéta Moriyama, c’est quoi, ça ? Pourquoi est-ce que l’engin fonce à nouveau droit sur nous ?

— Je ne sais pas, s’écria le Coréen, ébahi.

Il fit défiler devant lui une succession de schémas, de synoptiques et de graphiques qu’il étudia en secouant la tête, totalement déconcerté.

— Comme si fusée exerçait sorte de contre-poussée…

— Contre-poussée ?

— Oui, elle corrige écart.

Il modifia les réglages pour que la plate-forme tire le satellite dans la direction opposée. La ligne lumineuse vacilla à nouveau, se modifia légèrement avant de réintégrer aussitôt sa position initiale.

— C’est inimaginable, murmura Moriyama. (Il n’en croyait pas ses yeux.) Il va bel et bien nous percuter !

— Distance… plus que cinq kilomètres !

Kim laissa échapper un juron. En coréen. Aucun d’entre nous ne parlait coréen mais, vu le ton, ça ne pouvait pas être autre chose.

— Réservoirs de plate-forme sont quasiment vides, hurla-t-il d’une voix désespérée. Il faut que je libère plate-forme de fusée. Dernières gouttes de carburant devraient suffire à lui faire perdre vitesse. Sans ça, elle nous percutera aussi !

Ses mains glissèrent rapidement sur les touches, les manettes, les régulateurs. À l’écran, on vit alors les deux points lumineux se dissocier, l’un poursuivant sa course en laissant l’autre derrière lui.

— Commandant, dit Tanaka, nous devrions enfiler nos scaphandres.

— Oui, répondit le Japonais à contrecœur.

— Distance… trois kilomètres, lança Yoshiko avant d’ajouter d’une voix hésitante : La fusée ralentit !

Nos têtes se retournèrent simultanément, comme tirées par des fils invisibles dans les mains d’un marionnettiste tout aussi invisible.

— Elle ralentit ? demanda Moriyama pour s’assurer qu’il avait bien entendu.

— Oui. Sa décélération est de 0,05 m/s2. Un peu moins… 4,8.

— Ce sera suffisant ?

L’ordinateur anticipa la réponse. D’après la trajectoire, l’engin pointait toujours sur le centre de l’écran, mais la ligne s’interrompait juste avant de l’atteindre.

— Oui. Si la décélération reste constante, elle s’immobilisera avant de nous toucher.

Les minutes qui suivirent furent atroces. Les yeux rivés sur l’écran, nous guettions les informations transmises par le système de surveillance. Les données chiffrées tombaient avec une lenteur désespérante. Les courbes déclinaient inexorablement. Et la tache faiblement lumineuse ralentissait chaque seconde un peu plus, sans donner toutefois l’impression de vouloir s’arrêter un jour…

— Distance deux mille mètres. Vitesse d’encore quarante-huit kilomètre-heure.

Tanaka marmonna nerveusement entre ses dents :

— Ils ont quand même fini par s’apercevoir qu’on était là.

— Ça m’étonnerait, rétorqua Moriyama en lançant un regard vers le pupitre de communication. (Depuis le dernier message de l’ESA, le compteur indiquant les appels envoyés et enregistrés n’avait pas bougé.) Il est possible qu’ils fassent juste des essais pour remettre le satellite sur sa trajectoire initiale.

— Distance mille cinq cents mètres. Vitesse quarante-deux kilomètre-heure.

Kim secoua lentement la tête. Son sourire avait disparu, seule la peur se lisait encore sur son visage. Une peur épouvantable.

— Ça ne suffira pas… bredouilla-t-il.

Plus la fusée ralentissait, plus la décélération était forte.

— Si jamais elle arrête de freiner, je veux que tout le monde quitte le pont et passe un scaphandre, ordonna Moriyama.

— Distance mille mètres. Vitesse trente-trois kilomètre-heure.

— L’engin a perdu tellement de puissance que, même s’il nous percute, ça ne fera presque pas de dégâts, estima Tanaka.

Le commandant ajouta à mi-voix :

— À condition qu’il ne leur prenne pas l’idée saugrenue de remettre les gaz.

Quelqu’un brancha les caméras extérieures et projeta l’image sur l’écran géant normalement recouvert par la carte du monde. Avec beaucoup d’imagination, on pouvait déjà distinguer une construction de forme à peu près cylindrique propulsée par de petits réacteurs.

— Ces imbéciles de l’ESA vont m’entendre, gronda Moriyama. Dès que j’aurai une radio en ordre de marche, ils vont passer un sale quart d’heure. Et ce n’est pas demain la veille qu’ils reviendront bricoler sur des fusées, vous pouvez me croire.

L’engin se rapprochant, l’image se fit nette. Je crus reconnaître un troisième étage de type HIO, le modèle le plus puissant et le plus lourd jamais construit par les Européens : alimenté à l’hydrogène et à l’oxygène liquides, il était capable de mettre en orbite géostationnaire, soit à trente-six mille kilomètres d’altitude, une charge pouvant aller jusqu’à huit tonnes. On discerna peu à peu l’emblème de l’ESA, l’Agence spatiale européenne, et diverses autres inscriptions. La tête de l’appareil était plus effilée que la normale et protégée par une coque de tôle sous laquelle devait se trouver le satellite proprement dit.

Enfin, au bout d’une attente infiniment longue, la délivrance…

— Immobilisation. Distance : quatre-vingt-dix-huit mètres.

Cette fois, il n’y eut pas de hurlements de joie, juste un profond silence de soulagement. Je fermai les yeux et n’aspirai plus qu’à une chose : retrouver le calme des semaines passées, cette tranquillité qui m’avait paru mortellement ennuyeuse. Quelqu’un murmura doucement quelques mots en japonais, sans doute une prière rendant grâce aux ancêtres.

Je rouvris les paupières juste à temps pour voir sauter la chape de tôle. Une lumière vive jaillit, quelques fumées blanches s’échappèrent de la coiffe, et la coque s’ouvrit en trois, comme les feuilles d’une fleur fanée que l’on aurait secouée. Apparut alors un affreux cylindre sombre.

Le cri de Yoshiko déchira le silence qui s’était établi.

— Le satellite se remet en mouvement !

Moriyama se précipita vers l’écran radar, s’appuya sur l’épaule de la jeune femme et, sans s’en rendre compte, lui enfonça ses ongles dans la chair.

— Mais ils sont devenus complètement fous ou quoi ?

Le satellite s’avançait vers nous. Lentement. Inexorablement. Ce que j’aperçus en fixant l’image me laissa sans voix. Je me penchai pour regarder de plus près. Aucun doute possible : sur la tête du prétendu satellite, on reconnaissait de manière évidente la silhouette d’un système d’arrimage aux normes internationales, avec ses trois pales caractéristiques. Et l’engin se dirigeait droit sur notre porte principale.

— Ils veulent accoster ! lançai-je. C’est une manœuvre de rendez-vous !

— Qu’est-ce que vous racontez, Carr ? feula Moriyama.

— Ce n’est pas un satellite, sir, insistai-je. Je vous parie dix contre un que c’est un module habité.

— Un module habité ? Lancé par les Européens ? Mais ils n’en ont pas !

— Maintenant, si.

— Et pourquoi est-ce qu’ils essaieraient d’accoster sans nous prévenir ?

Deux événements historiques dans la même journée, ça commençait à faire beaucoup.

— Parce qu’il s’agit d’un abordage, répondis-je d’une voix sourde.

Загрузка...