CHAPITRE XXIV

NOTRE DISCUSSION s’enlisa bientôt dans de sombres spéculations. Bon, une chose était sûre : Khalid et ses complices avaient jugé utile d’enlever le père spirituel de la station et de lui offrir un petit voyage dans l’espace. Ce qu’ils ignoraient – ou, s’ils le savaient, ils n’en avaient tenu aucun compte –, c’est que Yamamoto souffrait depuis longtemps d’insuffisance cardiaque chronique. N’importe qui aurait pu prévoir qu’il ne survivrait pas à la pression meurtrière du décollage. Khalid avait conquis la station, mais il avait perdu du même coup l’homme qui était à la fois spécialiste du sujet et suffisamment à sa merci pour lui révéler sans résister tout ce qu’il savait. C’est pour cette raison qu’il avait scindé l’équipage en deux groupes, et que Kim et Tanaka avaient eu droit à des interrogatoires séparés.

Mais il restait un point que je n’arrivais pas à éclaircir : pourquoi Khalid s’intéressait-il donc tellement aux spécificités techniques de Nippon ? Car après tout, pour mener à bien son noir projet, seules deux compétences étaient nécessaires : savoir manier une arme et se servir d’une radio ; or de ce point de vue ses deux acolytes étaient des champions toutes catégories. Quoi qu’il en soit, je ne le soupçonnais pas d’agir par pure curiosité – plutôt par pure méfiance. Le fait de se retrouver dans le ventre de cette machinerie gigantesque, qu’il comprenait si peu et que nous connaissions tellement, devait avoir pour lui un côté profondément angoissant.

À l’intérieur de la capsule, l’atmosphère se réchauffait peu à peu ainsi que Jay l’avait prédit, mais simultanément l’air commençait à se vicier. Hormis les odeurs de transpiration, la cabine empestait l’huile, et l’humidité se condensait sous forme de minuscules gouttelettes sur les parois extérieures, aussi glaciales qu’avant. Dans l’espace, les températures sont toujours extrêmes. L’engin était entièrement noyé dans l’ombre de la fusée, et on avait presque les doigts de pieds gelés. Si la station avait été légèrement décalée, ne serait-ce que de quelques degrés, le soleil aurait donné sur le revêtement en acier et on aurait littéralement crevé de chaud.

Tanaka et Kim cherchèrent à se distraire en parlant boulot, à voix basse et en japonais. Moriyama s’était sanglé sur un siège et avait fermé les yeux, pour méditer peut-être, ou pour dissimuler son chagrin. Jayakar était planté devant l’un des minuscules hublots et regardait dehors en essuyant la buée en permanence d’un revers de main. Quant à Yoshiko, elle fixait tristement la carlingue grisâtre sans faire le moindre geste.

Cette expression figée, je l’avais déjà connue, mais en un autre lieu, auprès d’une autre femme. C’était un de ces instants qui se gravent à jamais dans la mémoire et dans le cœur. Un de ces instants dont se nourrissent les cauchemars et les idées suicidaires. Je nous voyais encore comme si c’était hier : Fatima et moi, debout dans le salon de notre maison de Huntsville, au Texas. Elle fixant le mur, fixant simplement le mur. C’est à cet instant précis que le silence s’était insinué dans notre couple. J’avais conquis son cœur, j’avais gagné sa main, mais cela n’avait pas suffi à la rendre heureuse. Je croyais avoir gagné, je n’avais fait que perdre. Elle n’était pas heureuse avec moi, et il n’y avait rien que je pusse faire pour changer cela.

À l’époque, les mots m’avaient manqué. Alors je n’avais rien dit. Peut-être aurais-je dû tout de même essayer. Peut-être aurait-il fallu que je le fasse.

Je m’approchai d’une démarche gauche et hésitante.

— Salut, Yoshiko, dis-je faiblement.

Au début, j’eus l’impression qu’elle ne m’avait pas entendu tant son regard était perdu au loin. Puis elle tourna lentement la tête.

— Salut, Leonard-san.

Un sourire d’une mélancolie déchirante se dessina sur son visage. J’eus presque honte, en un pareil moment, de la trouver si désirable. Elle n’avait sûrement aucune envie de paraître telle.

— Stupide, comme situation, hein ?

Stupide, comme conversation, hein ? Mais elle acquiesça et me dévisagea d’un air songeur comme on regarde quelqu’un qui vous apparaît soudain sous un jour nouveau. J’espérai que ce qu’elle découvrait en moi n’était pas trop désagréable.

— Qu’est-ce que tu tiens dans la main, Leonard-san ? me demanda-t-elle.

Je levai le bout de papier froissé que je retournais nerveusement entre mes doigts depuis un bon moment.

— Une lettre de mon fils. Je n’arrête pas de la lire…

— Tu ne m’as jamais beaucoup parlé de ton fils, fit-elle doucement. C’est tout juste si je connais son prénom. Neil, c’est ça ?

Je hochai la tête.

— Oui. En souvenir de Neil Armstrong.

J’eus un sourire gêné. Que telle ait été l’origine de notre choix me semblait, avec le recul, parfaitement ridicule.

Yoshiko se tut, et je ne sus moi non plus qu’ajouter. Dans mon cerveau, c’était le silence radio, le vide absolu. L’illustration parfaite de la théorie des trous noirs.

— Il te manque beaucoup ? Ou penses-tu rarement à lui ?

— S’il me manque ?

Durant quelques secondes, je crus que j’allais éclater de rire, d’un rire absurde, amer. S’il me manquait. Mon Dieu, quel mot pitoyable pour exprimer ce que je ressentais quand je pensais à Neil ! Oui, effectivement, je pensais rarement à lui. Je pensais rarement à lui, car chaque fois un abîme s’ouvrait dans mon cœur, un maelström dévorant, un gouffre noir et d’une profondeur infinie. Je pensais rarement à lui car chaque fois c’était comme si la cour rendait son jugement et me déclarait inéluctablement coupable, coupable d’avoir été un mauvais père, coupable d’avoir échoué dans la mission qui était la mienne, coupable de l’avoir fait naître dans ce monde hostile pour l’y abandonner ensuite.

— Oui, m’entendis-je dire, il me manque beaucoup.

Cela faisait trois ans que je ne l’avais pas vu. Lors de ma dernière visite en Arabie Saoudite, il avait sept ans. Par la suite, le gouvernement avait décidé de ne plus accorder de visa aux Américains, et finalement la guerre avait éclaté.

Est-ce qu’il me manquait ? Je ne le connaissais plus, ou si peu. Et il en allait de même pour lui. Mais il y avait dans mon cœur quelque chose qui me faisait souffrir et que j’identifiais malgré tout comme de l’amour.

Yoshiko tendit la main et je lui donnai la lettre. Elle déplia la feuille avec un geste gracile et lut ce que Neil avait griffonné de son écriture en pattes de mouche, compréhensible pour un jeune garçon habitué depuis des années à écrire essentiellement en arabe. Quand elle eut terminé, elle me regarda et ses yeux étaient humides, brillants, comme voilés de larmes.

— Il t’aime beaucoup, dit-elle d’une voix étouffée.

Elle me rendit le fax et, lorsque je le pris, je compris qu’il n’y avait jamais eu entre nous que du désir, le jeu de deux adultes, rien de plus. Pour elle j’avais été le gaijin qu’elle s’offrait pour se faire plaisir, et pour moi elle avait été la belle Asiatique sensuelle au corps de rêve, une conquête dont un homme pouvait être fier. Mais nous venions de faire tomber le masque, le jeu était fini.

Au fond, je ne savais rien de Yoshiko. Elle m’avait parlé de son père, un homme strict, irascible, foncièrement attaché à la morale traditionnelle, ce qui paraissait presque grotesque à l’heure de la modernité japonaise. Je m’étais simplement réjoui qu’elle aspire à la liberté et non au romantisme. Elle pouvait tenir des discours exaltés sur les quasars, pulsars et autres protogalaxies, je ne lui avais jamais prêté qu’une oreille distraite. Je savais qu’elle avait trois frères sensiblement plus âgés, qui ingénieur, qui banquier influent, mais je ne connaissais même pas leurs noms. Je remis la lettre dans ma poche en me demandant s’il m’était déjà arrivé d’aimer vraiment une femme. Et j’eus le sentiment que la seule personne sur cette Terre que j’aimais profondément, c’était Neil.

Tanaka et Kim ayant achevé leur discussion, le silence se fit dans la cabine, uniquement perturbé par le sifflement asthmatique de l’aérateur.

Moriyama rouvrit les yeux, et son regard croisa celui de Jayakar qui venait de se détourner du hublot et nous observait pensivement.

— Alors, vous me croyez toujours coupable, commandant ? lança-t-il, mi-moqueur, mi-sérieux.

— J’ai déjà essayé de vous dire à quel point j’étais désolé de vous avoir injustement soupçonné.

Jayakar eut une seconde d’hésitation, puis il parut faire un violent effort sur lui-même.

— Je dois vous avouer quelque chose, ajouta-t-il avec un rictus figé.

Le commandant en resta bouche bée.

— Vous devez… quoi ?

— Vos soupçons contre moi, avoua Jay, mal à l’aise, n’étaient pas totalement infondés.

— Pourriez-vous être un peu plus clair, professeur ? s’emporta Moriyama.

Le cybernéticien pencha la tête de côté.

— Vous aviez tort de me soupçonner du meurtre d’Iwabuchi, déclara-t-il. Mais vous aviez raison pour le sabotage. C’était effectivement moi.

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