CHAPITRE XXVI

— IL Y A quelques semaines, les médias ont diffusé une information que je suis probablement le seul à avoir remarquée. (J’inspirai une grande bouffée d’air, cet air vicié qui empestait l’huile et la sueur et rendait les poumons lourds, poisseux.) La dépêche reprenait une déclaration d’Abu Mohammed, le second Prophète, le glorieux chef des Djihadis. Selon ses propres termes, le siège de La Mecque, qui dure depuis un an, est en réalité une épreuve de foi pour ses fidèles dont un miracle viendra finalement couronner la ferveur.

— Un miracle ?

Jayakar semblait refuser d’admettre l’évidence.

— Un prodige mis en scène de longue date et sans doute déjà en chantier à ce moment-là.

Par le hublot, j’aperçus en contrebas les hauts plateaux du Mexique. Le soleil couchant jetait des ombres bizarres sur les sommets dénudés de la Sierra Madré, et des nuages de fumée noirs et opaques s’élevaient dans les airs depuis les régions industrielles du golfe de Californie. Cent cinquième degré de longitude ouest. Je fis un rapide calcul pour évaluer notre trajectoire.

— Encore une rotation et demie et nous passerons juste au-dessus de La Mecque. Dans un peu plus de deux heures se produira le miracle prédit par le grand prophète. Khalid y veillera. Il libérera l’énergie surpuissante de la station et anéantira tous les êtres vivants de la ville.

Dont mon fils. À cette idée, tout en moi parut s’éteindre à jamais.

— Le rayon se mettra à dévier, objecta Moriyama. Les vibrations l’empêcheront de viser correctement…

Jay secoua la tête, abasourdi.

— Il n’y aura pas de vibrations. Pas d’écart. J’ai retiré des programmes les éléments qui provoquaient ces défaillances. Le système de guidage fonctionne impeccablement.

Le commandant s’emporta, écumant de rage.

— C’est ça que vous appelez du sabotage, mister Jayakar ?

Je l’entendis à peine. Comme si j’étais déjà mort et qu’un automate avait pris le contrôle de mon corps. C’est lui qui me fit poursuivre :

— Tout a dû être préparé et planifié de longue main. Je n’ai cessé de croire que Khalid attendait l’arrivée de la navette avant d’informer la Terre de sa présence à bord. Mais en réalité, si elle est retenue au sol, c’est sans doute qu’on l’a sabotée. Un agent de Khalid infiltré au centre spatial. Au fond, il veut faire en sorte que personne n’apprenne jamais ce qui se sera passé ici.

Je lus dans le regard de Moriyama une inquiétude toute paternelle – et Dieu sait comme elle était justifiée.

— Léonard, vous n’exagérez pas un peu, là ?

Vu de l’extérieur, je donnais vraisemblablement une impression de calme et de maîtrise de soi – la copie conforme du héros de film qui a la situation bien en main –, mais rien n’était plus faux. Mon estomac était secoué de tremblements qui me rappelèrent inévitablement les signes annonciateurs de la dépression nerveuse dont j’avais souffert après mon divorce et que j’avais cherché à rayer de ma mémoire.

— J’exagère ? m’entendis-je répondre. Vous pensez que j’exagère ? Commandant, qu’est-ce que vous feriez si vous étiez à la place du grand prophète ? Imaginez l’impact : au moment précis où le soleil se lèvera sur La Mecque, le rayon mortel – mais invisible – tombera du ciel pour réduire la cité en cendres. Khalid, dans un message codé, annoncera qu’il a rempli sa mission. Les troupes d’Abu Mohammed entreront alors en scène et décréteront que c’était la volonté d’Allah de tuer tous les habitants pour offrir aux Djihadis la Ville sainte de l’islam. Voilà. Le miracle du prophète. Non seulement cela mettra un terme au conflit portant sur la revendication du site, mais cela assurera aux combattants du Djihad un premier succès aussi éclatant que définitif.

La douleur se lisait dans les yeux de Moriyama. Encore un à qui ça faisait mal de regarder la vérité en face.

— Je cherche désespérément un contre-argument mais je n’en vois aucun, dit-il doucement.

— Il n’y en a pas. C’est bel et bien ce que Khalid a l’intention de faire. Et, pour que le miracle reste crédible, il est capital que personne n’ait jamais vent de la supercherie. Voilà pourquoi nous allons tous mourir.

— Et Khalid ?

Je haussai les épaules.

— Je ne sais pas. Peut-être qu’il va détourner la navette et s’arranger pour faire croire qu’elle s’est abîmée en mer. Ça n’a aucune importance. Il a sûrement un plan, qui marchera, comme les autres. Mais une chose est certaine : en quittant la station, il laissera derrière lui un équipage mystérieusement décimé.

Tanaka était blafard.

— Mais il faut qu’on l’en empêche ! s’écria-t-il, surexcité. Nous devons faire quelque chose !

— Et qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? demanda Jay d’une voix méprisante, presque blasée. On est enfermés dans la prison la plus parfaite qui soit. Même sachant exactement que faire, on n’aurait aucun moyen d’agir. Rien à dire, c’est le plan idéal.

— Non.

Je sentis le sang se mettre à cogner dans ma poitrine et affluer en moi telle une nappe de lave incandescente, avec une force que je croyais à jamais perdue. La rage. Une rage bouillonnante, impitoyable, dont la violence primitive m’apaisa.

— Khalid a lui aussi fait des erreurs.

— Vraiment ?

— Vraiment.

Des images défilèrent dans ma tête comme des flashes. Des instantanés des moments de ma vie où j’avais ressenti cette rage. Autrefois j’avais eu une âme de vainqueur. Autrefois j’avais su combattre. Je me revis dans la cour de l’école, subissant les brimades du caïd local, un gamin d’une grande classe ; et je me revis lui rentrer dans le lard, le cœur crevant de rage, le mettant hors d’état de nuire pour le reste de la journée.

Je passai derrière les sièges en enfourchant les dossiers et tentai d’extraire du filet le sac contenant le cadavre. Lorsque je l’eus complètement dégagé, j’entrepris de le dénouer. Les autres me regardaient d’un air hébété, sans lever le petit doigt – mais sans non plus me gêner dans mon travail.

— Il n’aurait pas dû enlever le pauvre professeur, expliquai-je, si tant est que l’on puisse qualifier d’explicatif un bredouillage aussi incohérent.

La tête sans vie à la chevelure d’argent apparut.

— Il l’a fait monter à bord, il l’a laissé crever au décollage, il s’en est débarrassé en le casant là… Mais il va se mordre les doigts de l’avoir oublié en partant.

Je rabattis le plastique sur le corps : le mort portait un scaphandre.

— Ils se méfiaient un peu – sans doute avec raison – de leur engin bricolé maison, et ils ont jugé plus sûr de mettre leurs scaphandres. Après la mort de Yamamoto, ils avaient largement d’autres chats à fouetter et ils n’ont pas pensé à lui retirer le sien. Et, comme ils n’en sont pas à un cadavre près, ils l’ont oublié quand ils nous ont enfermés ici. Et ça, conclus-je avec fureur, c’était une erreur.

Je retirai complètement le sac. L’action me faisait du bien. Le casque se trouvait entre les pieds du Japonais. Des inscriptions en cyrillique étaient gravées sur le fermoir : c’était donc bien du matériel russe. J’avais vu juste. La Russie continuait d’être un pays où on pouvait acheter absolument n’importe quoi au marché noir.

Je me penchai sur le mort pour le débarrasser de son harnachement. Le vieillard chétif flottait littéralement dedans. Étant pour ma part de taille moyenne, il ne m’irait pas trop mal.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? demanda le commandant en me voyant me contorsionner pour enfiler le pantalon.

En apesanteur et sans points d’attache, l’opération n’était pas des plus simples.

— Vous le voyez bien : je m’habille.

Je contrôlai les réserves en oxygène des bouteilles dorsales. Plus que suffisantes.

— Et ensuite ?

— À votre avis ? rétorquai-je en bouclant les bottes. Je sors. Je vais aller tordre le cou à ce Khalid de malheur.

— Vous ne me demandez pas ce que j’en pense ?

Je m’interrompis et fixai Moriyama.

— Non, je ne vous le demande pas.

On se toisa quelques instants en silence, puis le vieil homme grisonnant capitula.

— Khalid n’est pas seul là-bas, vous le savez.

— Je viens brusquement de me rappeler que j’ai été soldat, dans le temps. À moi de voir si je n’ai pas perdu la main.

Je passai la veste et l’accrochai au pantalon. Du bon boulot, soigné, résistant, comme les Russes savaient faire à l’époque. Yoshiko m’aida à mettre le sac sur mon dos. Je fis très attention de ne pas allumer par mégarde la radio fixée dans mon cou, sur un gros boudin rembourré. Il y avait fort à parier que les appareils des trois autres scaphandres émettaient et recevaient sur la même fréquence. Et, si les pirates entendaient le déclic sonore produit par le branchement, ça leur mettrait la puce à l’oreille et je pouvais tout de suite défaire mes valises.

— Léonard ? fit soudain Jayakar.

— Oui ?

Il flottait près du hublot encastré dans l’écoutille, les mains agrippées à la barre de verrouillage.

— Je crains, dit-il d’une voix hésitante, que Khalid n’ait pas fait d’erreur… La porte extérieure est ouverte.

— Et alors ?

— D’ici, on n’a aucun moyen de la fermer.

Sur le point de mettre le casque, je fus coupé dans mon élan. J’étais effaré. Mon cerveau refusait de croire ce que mes oreilles venaient d’entendre. Était-ce un problème ? Était-il possible que ce soit un problème ? J’enjambai les sièges et me collai le nez à la vitre. Effectivement, l’écoutille extérieure était ouverte. Elle aurait dû être fermée. J’aurais alors pu ouvrir cette porte-ci, me faufiler dans l’étroit couloir et ouvrir la seconde. Je cherchai un interrupteur, un levier, un dispositif quelconque qui nous aurait permis de la rabattre depuis la cabine. En vain.

— Bon Dieu ! murmurai-je. Comment je vais faire pour sortir, maintenant ?

— Laissez tomber, lâcha Jay, décidément peu serviable. Notre prison est encore plus parfaite que nous le pensions. Vous avez un scaphandre, oui, mais vous ne pouvez pas quitter la capsule sans nous tuer tous.

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