CHAPITRE VI
EN ENTRANT, je le vis plongé dans une discussion scientifique animée avec James Jayakar. Ils ne me prêtèrent pas la moindre attention, exactement comme on ignore le larbin qui vient vider les corbeilles à papier le soir. Jay se passa les doigts dans ses cheveux en bataille et demanda :
— Des interférences ? Une perturbation du rayon laser par le flux énergétique ?
— Ça ne tient pas debout.
Iwabuchi était un roc, une véritable armoire à glace, et tout en lui respirait l’intelligence. Il dévisagea le cybernéticien indo-britannique d’un œil vif et alerte. Jayakar était perdu au milieu d’une nuée de manuels planant à la dérive, de crayons volants et de listings informatiques qui serpentaient dans les airs en tournoyant. Sanglé sur un perchoir, il ne quittait pas des yeux le gigantesque écran de son ordinateur.
— Il est impossible que rien ne se soit modifié depuis deux mois, insista Iwabuchi.
Dans un mouvement de léger agacement, il écarta doucement du doigt un gros volume encyclopédique qui tanguait juste sous son nez.
— Avant ça marchait, et depuis ça ne marche plus.
Question : qu’est-ce qui s’est modifié ? Quoi ?
— La taille de la voilure.
— Très peu. Et ça n’a d’impact que sur le volume maximal d’énergie possible, alors que les vibrations apparaissent déjà à charge minimale.
— Et, selon vous, le phénomène d’interférence est complètement à exclure ? demanda Jay. Je ne suis pas physicien, mais le laser tout comme le rayon énergétique émet des ondes électromagnétiques…
— Moi non plus, je ne suis pas physicien, rétorqua Iwabuchi, mais, même en admettant qu’il s’agisse d’un effet physique, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi c’est apparu précisément il y a huit semaines et pas avant.
Je ne perdais pas un mot de la conversation. M’efforçant de jouer les candides, je ramassai les ordures, passai les murs et les sols au nettoyeur à vapeur, frottai à la main les taches difficiles. J’astiquais la tuyauterie derrière Iwabuchi lorsqu’il se retourna et ajouta incidemment :
— Chotto, Léonard, vous pouvez vider le plastique bleu, là, derrière.
Sa voix faillit me faire sursauter, mais je réussis, d’un air presque aussi dégagé que le sien, à tourner la tête et à repérer le petit sac en question, solidement noué à un étai par une cordelette. Je parvins même à répondre :
— Ah oui, d’accord.
— Mister Jayakar, reprit le Japonais tandis que je m’affairais dans des renfoncements crasseux, on en revient finalement toujours à la même question : qu’est-ce qui s’est modifié ? Qu’est-ce qui s’est modifié dans vos programmes ?
Du coin de l’œil j’aperçus Jay, le regard morne, rivé sur les lignes d’algorithmes qui défilaient sans fin sur l’écran.
— Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai modifié ? répéta-t-il comme s’il se parlait à lui-même. Quoi que ce soit, j’ai pu repasser dessus et l’annuler des dizaines de fois, depuis le temps.
— Vous en êtes sûr ? persista Iwabuchi.
— Sûr ? éclata Jay. Bien sûr que non, je ne suis pas sûr ! Comment voulez-vous être sûr, avec ce type de logiciel ? Il y a des millions de lignes là-dedans. Des centaines de types ont bossé dessus, des bons, des mauvais, des géniaux, des méticuleux, j’en passe et des meilleures.
— Nous devons commencer par chercher dans votre programmation, insista calmement Iwabuchi.
Jay poussa un profond soupir.
— Ça fait des heures que j’essaie de vous l’expliquer. Oui, c’est exactement ce qu’il faut faire. On doit tout reprendre, ligne par ligne. À nous deux, on finira bien par comprendre ce qui se passe.
Ce module était le seul à ne pas être compartimenté par des cloisons de séparation. De forme cylindrique, il donnait l’impression qu’on se trouvait dans le ventre d’un sous-marin. Au centre trônaient les générateurs, immenses et sombres. Seul un étroit passage de part et d’autre permettait de les contourner. Partout ailleurs foisonnaient d’énormes tuyaux noirs, gros comme le bras, serpentant le long d’ailettes de refroidissement d’un gris scintillant ; des câbles enchevêtrés noués entre eux par de minces bandes de plastique ; des appareils d’optique ; des signaux lumineux portant des inscriptions en japonais, ainsi que de longues rangées de leviers et d’interrupteurs minuscules. Comparé à ce capharnaüm, le terminal de l’ordinateur était niché dans un recoin particulièrement spacieux, et c’est là que Jay et Iwabuchi tenaient leur conseil de guerre. Le Japonais s’était calé les pieds sous un conduit énergétique recouvert d’une gaine isolante et, pendant tout l’entretien, il s’amusa avec un petit tournevis qui, dans ses mains puissantes, faisait l’effet d’un jouet d’enfant pris entre les griffes d’un fauve. Se livrant en cela à un passe-temps bien connu des ingénieurs en astronautique, il le faisait pivoter sur son axe aussi vite que possible en retournant la tige de fer entre son pouce et son majeur, puis il le lâchait. Le tournevis se mettait alors à virevolter dans les airs en une danse endiablée avant que l’homme s’en empare à nouveau au bout de quelques instants. Posté de l’autre côté, je parvins à me faufiler difficilement le long des machines et me retrouvai dans la partie arrière du module.
— Et si on retournait encore une fois vérifier l’émetteur ? suggéra prudemment Jay. Il y a peut-être quelque chose qui nous a échappé… Un très léger impact de météorite sur le capteur, quelque chose du genre… ?
Iwabuchi secoua la tête.
— Vous n’allez pas remettre ça ! J’y suis déjà allé deux fois et je n’ai rien trouvé. On a tourné autour avec la plate-forme de montage, on l’a inspecté sous toutes les coutures, caméra à l’appui, et ça n’a rien donné. Croyez-moi, j’ai fait beaucoup de sorties dans l’espace et je sais à quoi ressemble un impact de météorite. Si je pensais que ça peut avoir un sens, cette grimpette mortelle sur cent cinquante mètres, c’est moi qui m’y collerais pour la troisième fois. Mais là je sais d’avance que ça ne sert à rien.
— Peut-être que Tanaka ou Kim pourrait…
Iwabuchi saisit le tournevis d’un geste sec et rapide et le pointa sur Jay, exactement comme s’il avait eu une épée en main.
— Auriez-vous quelque chose à cacher, docteur Jayakar ? lança-t-il avec une animosité feinte où perçait tout de même une pointe d’irritation. Cela vous gênerait-il qu’on regarde vos programmes d’un peu plus près ?
— Non, bien sûr que non, se défendit Jay d’une voix qui trahissait son trouble. Mais êtes-vous bien conscient du travail de longue haleine que ça représente ? Je cherche juste une dernière branche à laquelle me raccrocher, une alternative pour résoudre le mystère plus rapidement, voilà tout…
— Ce n’est pas toujours possible, répliqua Iwabuchi. Et puis c’est inutile de vous mettre dans cet état : dans deux mois, vous aurez repris la navette et refilé le bébé à votre successeur. Moi, par contre, j’ai encore quatre mois entiers à passer ici…
Jay resta quelques instants l’œil hagard et perdu dans le vide.
— Demain, dit-il finalement. (Il se mit à attraper les livres et les crayons qui flottaient autour de lui, les rangea dans des tiroirs ou les accrocha à des pinces.) On n’a qu’à commencer demain matin. J’ai besoin de pouvoir travailler à tête reposée…
— Entendu, lui répondit le colosse japonais.
Jay se libéra de son harnais et disparut. Iwabuchi reporta son attention sur un petit pupitre de commande. Fredonnant joyeusement, il consulta un gros manuel qui n’avait manifestement pas l’intention de se laisser faire et ne cessait de lui glisser entre les doigts. Il finit par l’accrocher à une traverse, sans autre forme de procès. Puis il fit quelques réglages en jouant sur les boutons et il observa le résultat obtenu sur l’écran d’un petit instrument de mesure. Il secoua pensivement la tête, annula les modifications et testa une autre combinaison.
Il semblait avoir totalement oublié ma présence. Et je commençais à peiner sérieusement pour trouver de quoi occuper mes mains expertes. Je décidai qu’il était temps de m’éclipser. Quoi que l’ingénieur « génial » de Moriyama fut en train de trafiquer, je n’y comprenais rien de toute façon. Il aurait pu amorcer une bombe atomique sous mon nez sans que je m’en rende compte. Je me mis à rassembler mes torchons.
— Vous pensez au sac-poubelle ? lança soudain Iwabuchi.
Il prononça ces mots à mi-voix, sur le ton de la causerie, sans me regarder ni même s’interrompre.
— Oui, répondis-je, effrayé. Bien sûr.
Il ne m’avait donc pas oublié. Je me sentis pris en flagrant délit, comme celui qui espionne par le trou de la serrure et se fait surprendre quand la porte s’ouvre sans crier gare. Je sentis le rouge me monter aux joues. Peut-être aussi parce que le sac m’était effectivement sorti de la tête.
Je le dénouai et l’accrochai à ma ceinture. Puis j’attrapai mon nettoyeur à vapeur, mes chiffons, et quittai la salle des machines.