CHAPITRE IV

J’AVAIS PRIS une douche rapide. Les Japonais sont des fanatiques de la propreté. À leurs yeux, rien ne vaut une bonne étuve pour entretenir l’hygiène corporelle. Bien que la station fut très exiguë, on avait donc quand même trouvé le moyen d’y installer une cabine de douche à vapeur littéralement gigantesque. C’est là que je me trouvais à présent. Nu devant le miroir, les pieds sanglés dans les passants fixés au plancher, je me rasais en essayant de réfléchir à la façon dont j’allais procéder.

Pour je ne sais quelle raison, ce sont précisément ces séances de rasage qui me plongeaient régulièrement dans une allégresse euphorique. Chaque fois que je regardais mon visage dans la glace en m’enduisant le menton de mousse, je prenais brutalement conscience de la situation avec une netteté saisissante : je me trouvais dans l’espace, le miroir ne cachait qu’un mince placard qui masquait un enchevêtrement de conduits électriques et de tuyaux de faible calibre, dissimulant à leur tour une simple paroi isolante épaisse comme le pouce. Puis c’était le néant, ce vide omniprésent, insondable, incommensurable, qui renfermait toutes les étoiles, toutes les planètes. Un vide d’une immensité supérieure à tout ce que l’homme pouvait imaginer. Une étendue infinie qui regorgeait d’images fabuleuses et terrifiantes dont nul ne pouvait soupçonner l’existence avant de s’y être aventuré. J’avais atteint la limite la plus extrême. Face aux abîmes du temps, ma vie ne représentait rien, pas même une étincelle. Mon corps n’était rien de plus qu’une forme frêle, fragile, vulnérable. Et pourtant j’étais là.

Toutefois, l’euphorie que j’en ressentais n’était pas le fruit d’un vulgaire sentiment de triomphe, mais bien plutôt de la certitude d’être en parfait accord avec moi-même. S’il y avait une chose dans la vie dont j’étais convaincu, c’est bien que j’avais le droit d’être là. Mû par une ferveur quasi religieuse, je croyais que l’univers l’attendait de moi. Je voyais encore mon père, lors d’une de nos promenades nocturnes, lever la main vers le ciel constellé d’une multitude d’étoiles scintillant de l’éclat des joyaux les plus purs. Je devais avoir une dizaine d’années à l’époque. Nous habitions une petite ville morne et triste du Kansas, entourée de champs cultivés et de plaines qui s’étendaient à perte de vue. Je l’entends encore me dire : « Regarde ça, Léonard, toutes ces étoiles. L’homme n’est rien, comparé à ça. »

Je me tenais là, debout, la tête rejetée en arrière, réchauffant mon cœur au spectacle du firmament, et j’essayais de comprendre ce que mon père avait bien pu vouloir dire. « Mais, papa, lançai-je finalement, si nous n’étions pas là pour les admirer, les étoiles brilleraient pour rien. » C’est à cet instant que je compris que l’homme n’est pas le parasite de l’univers. Nous autres hommes – ou, si l’on envisage les choses de manière moins anthropocentrique, nous autres êtres de conscience – sommes les premiers à avoir prêté un sens à l’existence de cet univers.

D’accord, je reconnais qu’il y a pas mal de gens chez qui cette contribution sémantique semble plus que limitée. Mais, quand je me rase, je me laisse facilement emporter. À sa grande époque, la NASA (l’agence astronautique américaine) avait investi plusieurs millions de dollars dans le développement d’un système de rasage électrique susceptible d’être utilisé dans l’espace. Grâce à une sorte d’aspirateur intégré, l’appareil était censé absorber les particules de barbe, fines comme la poussière, qui se trouvaient libérées lors de l’opération, empêchant ainsi qu’elles ne circulent dans l’air et ne provoquent je ne sais quelles catastrophes dans les installations électroniques. Les autorités avaient fini par interrompre leurs recherches faute de résultat, et on avait tout bonnement décrété que les astronautes n’avaient qu’à recourir au rasage mécanique. Pour fixer les particules de poils et résoudre le problème, rien ne valait un bon flacon de mousse acheté au drugstore du coin. Et, depuis, c’est ainsi que se rasent les astronautes.

Mais sur Terre je continue d’utiliser un rasoir électrique. J’avais bel et bien décidé de tester le rasage préconisé par la NASA – tout en retardant au maximum l’instant fatidique… Je mis mes bonnes résolutions en pratique avant mon départ pour la base de Tanegashima où stationnait la navette qui devait m’emmener pour la première fois dans l’espace. Je profitai de mon passage à l’aéroport de Tokyo pour acheter dans une petite boutique américaine le nécessaire adéquat (bon sang, ce que c’était cher !) de la marque Gillette, histoire sans doute de marquer mon appartenance nationale. J’inaugurai la technique le lendemain de mon arrivée à bord de la station, ce qui me donna l’occasion de faire deux expériences fort instructives. Cela me permit de comprendre, primo, que l’apesanteur ne facilite pas ce type d’initiation et, secundo, que le sang – à la différence de l’eau qui, dans les mêmes circonstances, tend à former des bulles relativement grosses – se change tout de suite en un léger voile rougeâtre. Pour réparer les dégâts, mieux vaut avoir une bonne éponge sous la main. Et chapeau si vous vous en sortez !

Voilà le genre de réflexions qui me venaient en finissant de me raser. Je rinçai la lame et rangeai le tout dans ma trousse. Puis je me lavai les mains – toujours avec l’éponge précédemment mentionnée –, mis en marche la soufflerie d’air chaud pour absorber les gouttelettes résiduelles et regagnai ma cabine pour m’habiller. En chemin, je passai devant les appareils de body-building sur lesquels nous nous entraînions régulièrement pour prévenir les effets nocifs de l’apesanteur : atrophie musculaire, friabilité osseuse ou encore apparition de ce que l’on appelle l’« intolérance orthostatique », due, lors du retour dans le champ de pesanteur terrestre, à une mauvaise irrigation du cerveau quand le sujet se trouve en position verticale. Naturellement, ces engins ne fonctionnent pas avec des poids comme c’est le cas dans un centre classique de remise en forme, mais avec des ressorts et des pistons hydrauliques. Par ailleurs, la plupart de ces instruments font travailler uniquement les membres inférieurs. N’espérez pas revenir chez vous avec des biceps à la Schwarzenegger, ce n’est pas le but recherché. Les exercices ont pour seul et unique objectif d’entretenir la tonicité musculaire des jambes qui, en raison de l’absence d’attraction terrestre, sont les premières à s’atrophier.

Le pont réservé à l’équipage était composé de deux ailes scindées chacune en cinq cabines. En règle générale, une de ces cabines restait vide, la station n’accueillant normalement que neuf personnes. On s’en servait donc comme débarras. Les installations sportives et les sanitaires se trouvaient dans l’aile que j’occupais, la seconde accueillant le mess, composé en l’occurrence d’une cuisine automatisée et d’une petite salle commune avec une grande table ronde où l’on pouvait manger, lire ou s’affronter à des jeux de plateau magnétiques. (Malgré sept ans passés au Japon, je continuais d’être un piètre joueur de go, et j’étais donc, aux yeux de mes camarades nippons, un adversaire dépourvu du moindre intérêt.) Bien évidemment, nous disposions aussi d’un magnétoscope ainsi que de toute une collection de films, japonais pour la plupart.

Quant aux cabines, elles auraient fait des penderies très spacieuses… Mais, pour y vivre, c’était franchement étroit, bien qu’on n’ait rechigné sur rien, l’espace mis à part. Chacune d’entre elles était connectée à la banque de données de l’ordinateur central. En admettant qu’on n’ait rien eu d’autre à faire, ça nous aurait donné de quoi lire pendant les six mois à passer à bord. L’équipement comprenait par ailleurs un interphone personnel, une lampe de bureau design, inclinable et vraisemblablement hors de prix, quelques bacs fourre-tout pour entasser ses bricoles personnelles et même un lecteur pour microdisques, sortes de puces de la taille d’une pièce de vingt-cinq cents et capables de stocker l’équivalent d’une heure de musique. La solution idéale pour astronautes mélomanes aimant voyager léger.

Ma cabine avait également un petit hublot à peu près large comme la paume de la main. Après en avoir écarté le cache, j’aperçus la Terre en contrebas, cette Terre meurtrie, théâtre de troubles moins contrôlables encore que par le passé. Nous survolions l’Afrique, le soleil venait de se lever sur le massif du Hoggar. À cette époque de l’année, la surface terrestre n’était pour nous qu’une succession de levers et de couchers de soleil : la station évoluait en orbite selon une trajectoire qui reliait les pôles, elle ne se trouvait donc quasiment jamais plongée dans l’ombre de la Terre. À cet instant précis, là, sous nos pieds, il y avait petit-être des hommes qui vivaient cette naissance du jour derrière le canon d’un fusil-mitrailleur.

Je ne pus m’empêcher de penser à la première guerre du Golfe, à laquelle j’avais participé et que nous appelions simplement, à l’époque, la guerre du Golfe. La seconde, elle, faisait rage depuis plusieurs années, gigantesque incendie qui avait envahi tout le monde arabe, dévastait l’Afrique du Nord et serpentait depuis longtemps en direction de l’Europe et de la Russie. Cela faisait presque un an que les Djihadis s’étaient emparés de la ville sainte de La Mecque et, lorsque nous passions au-dessus de l’Arabie, j’avais parfois l’impression de voir un désert rouge de sang. Des images resurgirent en moi : je me voyais encore, du haut de mes vingt et un ans, costaud, sûr de moi, décoller de la piste du porte-avions et partir larguer des bombes mortelles sur des cibles irakiennes données par ordinateur. L’ennemi n’avait pas l’ombre d’une chance, Dieu était à mes côtés. D’autres images : la base aérienne de Bahreïn et Fatima, la magnifique interprète aux yeux sombres dont j’avais gagné le cœur, moi le Yankee, le grand dadais du Texas. À l’époque, tout cela m’avait paru banal ; je faisais partie des vainqueurs, et les vainqueurs obtiennent les filles qu’ils veulent. Mon père n’avait jamais réussi à avaler que j’aie pu épouser une Arabe. Les choses se sont un peu tassées à la naissance de notre fils, baptisé Neil en souvenir de l’homme qui avait marché sur la Lune l’année où je vins au monde. Mais j’ai toujours eu le sentiment qu’il avait été très soulagé de nous voir nous séparer. On avait tenu quatre ans. Fatima était retournée en Arabie en emportant Neil avec elle. Neil, mon fils. Bien que cela soit totalement idiot, il m’arrivait parfois de le chercher des yeux depuis l’espace en me demandant comment il allait. La guerre d’alors me semble aujourd’hui incarner l’ultime sursaut d’une époque désormais révolue. Lorsque j’étais petit, les choses étaient parfaitement simples. D’un côté les gentils Américains, de l’autre les méchants Russes. Une configuration inébranlable, inéluctable. Les plus forts, c’étaient nous, et ça tombait plutôt bien puisque, par chance, on était aussi les gentils. De temps à autre, on avait un peu peur de la bombe. Mais ça s’arrêtait là. Jusqu’au jour où l’Empire du Mal disparut. D’un coup, comme ça. Il éclata comme une bulle de savon, et dans les années qui suivirent, on put réellement voir l’Amérique perdre elle aussi de sa splendeur, comme si sa propre puissance avait directement dépendu de celle de son adversaire. On jeta aux orties tout ce qui avait fait notre puissance, on organisa notre propre suicide. Juste après mon mariage avec Fatima, j’avais entamé des études pour devenir astronaute. Je pensais naïvement, comme une évidence, que l’humanité avait atteint les limites de la planète et qu’il était donc temps de chercher d’autres voies pour en sortir. Voilà ce à quoi je voulais contribuer. Au fond de moi, j’avais toujours un peu une âme de vainqueur. Mais mon gouvernement décréta que non, que j’avais tort, que la conquête spatiale n’était plus à l’ordre du jour. Mieux valait rester à la maison et faire des économies d’énergie. La NASA fut dissoute en 1999, pratiquement sous mon nez. La navette Columbia fut exposée au Smithsonian Muséum de Washington et on vendit les trois appareils restants au Japon. Aujourd’hui encore je me rappelle le désarroi qui m’avait envahi à la lecture d’un éditorial du New York Times qui célébrait cette transaction en la qualifiant de « bonne affaire » et de « contribution importante à l’amélioration de la balance du commerce extérieur ».

Tout en passant une combinaison propre et en accrochant sur ma poitrine le badge portant mon nom, j’eus comme bien souvent une pensée reconnaissante pour mon vieux professeur d’astronomie, Harry M. Wheeler, qui avait fait jouer toutes ses relations pour que je décroche un job à la NASDA, l’une des deux agences astronautiques japonaises. C’est à lui que je devais d’être ici, de m’en être sorti une fois encore. Certes pas en vainqueur – on ne peut pas vaincre toute sa vie – mais quand même avec un certain succès. Cela avait été un véritable crève-cœur que de dire adieu au pays que j’aimais, mais j’appris finalement à apprécier les Japonais et à me sentir chez eux un peu comme chez moi. Mon succès le plus récent s’était produit peu avant mon départ pour la station, lorsque j’avais appris que le bureau du personnel, sur sa liste de préférence interne, m’avait fait grimper à la première place dans le domaine de spécialisation qui était le mien : Maintenance and Security.

Security. Jusque-là, la sécurité n’avait jamais posé aucun problème. En termes de sûreté purement technique, tous les astronautes étaient parfaitement au point. Quant au reste, mon Dieu, personne n’avait jamais osé voler quoi que ce soit à bord de la station ! Alors du sabotage ? L’évidence s’imposa à moi presque douloureusement : je n’avais pas la moindre idée de la façon dont j’allais devoir procéder. Après tout, je n’étais pas détective. Et, si une seule des craintes de Moriyama était fondée, il se passait ici des choses qu’un amateur comme moi n’était pas de taille à affronter.

Soudain, il me revint à l’esprit un passage de la chanson que j’avais fredonnée en m’habillant : What goes up, must come down[1] Les paroles d’un vieux titre, j’avais oublié de qui. Je quittai ma cabine et me mis en route. Je ne tiendrais plus longtemps ma place de numéro un, ça m’en avait tout l’air. Je longeai le couloir en progressant de poignée en poignée, et j’eus l’impression que l’air s’était brusquement réchauffé. Mais je savais que seule la peur en était la cause.

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