CHAPITRE XXVII

JE ME RACCROCHAI au hublot comme un noyé à son ultime bouffée d’oxygène. Les yeux rivés sur l’intérieur du sas, je me triturais l’esprit pour trouver une échappatoire. La porte extérieure paraissait à portée de main. Si la capsule n’avait pas baigné dans le vide, il aurait suffi d’ouvrir cette écoutille-ci et de se pencher en avant pour refermer l’autre. Mais, comme ça, elle était inaccessible. Pour commencer, du fait de la pressurisation de la cabine, on n’aurait pas réussi à tirer vers soi le lourd battant contre lequel j’étais appuyé. Et, en admettant même qu’on y soit miraculeusement parvenus, nous nous serions retrouvés catapultés dans le néant comme des balles sorties d’une carabine à air comprimé.

— Vous attendez quoi au juste, Léonard ? demanda Jay. Qu’un ange passe et repousse la porte du bout de son aile ? Ça non plus, ça n’aurait servi à rien.

Il aurait aussi fallu que l’ange tourne la manivelle du mécanisme de fermeture.

J’étudiai chaque détail, cherchant fébrilement un élément qui me mettrait sur la voie. Le câble qui reliait l’engin ennemi à la station resplendissait dans la lumière du soleil. Je me demandai où ils avaient bien pu le fixer… Sans doute sur l’anneau extérieur, dans l’une des trois pinces de verrouillage – qui n’étaient d’ailleurs pas adaptées au compartiment étanche de la station, équipé pour sa part d’un tout nouveau système agissant comme un grappin hermétique.

La gigantesque voilure avait l’éclat de l’argent liquide. Les ailes d’un ange étaient-elles aussi étincelantes ? J’étais en train de devenir dingue, voilà ce que constata avec découragement le peu de bon sens qui me restait.

Je sentis quelque chose, comme l’ébauche d’une idée encore indistincte. En rapport avec les anges. Je lâchai le hublot et me retournai vers l’intérieur de l’étroit cockpit. L’atmosphère était de plus en plus étouffante. Des visages apathiques, épuisés, me regardaient.

— Retirez ce scaphandre, Léonard, dit Moriyama d’une voix lasse. C’est inutile.

Je fis semblant de ne pas avoir entendu. L’idée prenait forme.

— Kim, demandai-je, vous avez participé à la construction de la station, n’est-ce pas ?

Le Coréen acquiesça, étonné.

— J’ai fait plusieurs séjours à ce moment-là, oui.

— J’ai lu quelque part que les robots araignées qui ont aidé à sa réalisation sont guidés à la voix. C’est exact ?

— Oui.

— Donc, conclus-je, Spiderman devrait être en mesure d’exécuter mes ordres si je cale l’émetteur du scaphandre sur sa fréquence, non ?

Près de moi, Jay se mit à suffoquer : il avait deviné où je voulais en venir.

Kim me regarda d’un œil sceptique.

— Si radio fonctionne encore, oui. On n’a pas révisé robot depuis bien longtemps, car on attend qu’il tombe enfin en panne.

— Quelle est sa fréquence ?

— Je ne sais pas. Mais quand branché dessus, toutes les cinq secondes très précisément, on entend son aigu, comme un « ping ». Signale que Spiderman est opérationnel.

Les commandes de l’émetteur étaient fixées sur le poignet droit du scaphandre : grosses molettes mastoc pour le volume et la fréquence, larges touches pour l’alimentation électrique. Je remis le bouton de fréquence à son plus faible niveau et j’allumai ensuite l’appareil fixé dans mon cou, au-dessus des bouteilles d’oxygène. Je plaçai un doigt sur le micro – maintenu devant ma bouche grâce à une petite tige métallique – par crainte de me faire repérer au moment où je passerais sur la fréquence des pirates. Puis je fis lentement défiler la bande en tendant l’oreille.

— Rien, annonçai-je d’un air déçu lorsque je fus au bout.

— Je peux savoir ce que vous avez l’intention de faire, Léonard ? me demanda Moriyama.

— Je veux donner l’ordre à Spiderman de venir jusqu’ici et de fermer l’écoutille extérieure pour que je puisse utiliser le sas, expliquai-je. Mais apparemment sa radio a rendu l’âme.

— Je crois que vous avez cherché trop vite, rétorqua Jayakar. Vous devez rester sur chaque fréquence au minimum cinq secondes pour entendre si un son est émis. Et, cinq secondes, c’est long quand on a les nerfs à vif.

Sans grand espoir, je recommençai l’opération dans l’autre sens, nettement plus lentement cette fois. Et je finis par trouver.

Ping !

— Ça y est ! Kim, qu’est-ce que je fais maintenant ?

— Donnez-lui instructions.

— En quelle langue ?

— En anglais. Il comprend vocabulaire de base, environ deux cents mots.

— En anglais ? répétai-je, surpris. Pourquoi pas en latin, tant qu’on y est ?

L’anglais comme langue internationale, ça remonte à mon jeune temps. Aujourd’hui, on s’attendrait plutôt à ce que les robots soient conçus pour répondre au japonais.

— À l’époque, société qui a développé module de commandes était américaine, précisa Kim. On nous a dit que pour ordinateur anglais plus facile à analyser que langues asiatiques. Mais, même si c’est vrai, je doute que véritable enjeu était là.

J’acquiesçai d’un air distrait. Pour l’heure, cette histoire ne m’intéressait pas vraiment. Les yeux rivés sur la montre fixée elle aussi au poignet droit du scaphandre, je voyais la trotteuse filer impitoyablement, et chaque seconde écoulée me rappelait qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

— Comment je fais pour capter son attention ?

— Prononcez simplement son numéro. C’est numéro quatre.

Je me raclai la gorge, enlevai mon doigt du micro et dis :

— Number four ?

Deux sons manifestement synthétiques me répondirent : une tonalité aiguë, suivie d’une autre plus profonde. Ça ressemblait un peu à « ping-pong ».

— Veut dire qu’il a compris, déclara le Coréen lorsque je l’interrogeai sur la signification de ce bruit.

— D’accord. (Et maintenant, on allait bien voir si mon idée valait quelque chose.) Comment je lui demande de venir jusqu’à la porte principale ?

— Donnez ordre. En termes simples.

Bon. En termes simples, donc.

— Move to main lock, lançai-je.

Il ne se passa rien. Après quelques secondes, je perçus un ping impassible.

— Il n’a pas compris. Avant instruction, vous devez l’appeler par numéro.

Ça me parut logique. J’essayai encore une fois :

— Number four. Move to main lock.

Ping-pong, entendis-je dans le casque. Je tournai les yeux vers Kim.

— Je crois qu’il a compris. Ça veut dire qu’il va venir ?

Le Coréen hocha la tête.

— Oui, immanquablement. Rien ne pourra arrêter. À moins que vous ne donniez contrordre.

Je me glissai près d’un hublot et regardai attentivement dehors. Pas le moindre Spiderman à l’horizon.

— Il est encore du côté obscur, m’expliqua Kim. J’avais éteint machine : il a dû rester devant sas des matériaux à attendre nouveaux rouleaux film solaire. Ça va durer un moment.

— Combien de temps ?

Le métallurgiste réfléchit.

— Spiderman doit contourner voilure pour arriver jusqu’à nous. Je suppose qu’il va suivre un des axes principaux. Là, vitesse environ dix kilomètre-heure. Jusqu’au bord de voilure, il y a deux kilomètres, puis, côté clair, encore deux kilomètres… Environ une demi-heure.

Normalement, on se souciait peu de l’allure à laquelle se déplaçait le robot. Après tout, la voilure était quasiment terminée et, hormis les réparations relatives à d’éventuels impacts de météorites, elle n’avait besoin d’aucun entretien particulier. Mais à cet instant précis j’aurais vraiment souhaité que l’araignée soit plus rapide, ou équipée d’un petit propulseur individuel.

Après vingt longues, très longues minutes – nous survolions juste l’Antarctique –, un minuscule point sombre apparut. Cheminant sur cette étendue infinie d’un éclat de nacre, il se rapprochait en se pavanant avec une lenteur désespérante.

Aucun d’entre nous ne perdait une miette du spectacle. De sa démarche gracieuse, il atteignit finalement le fuselage de la station et s’apprêta à escalader le conduit du tunnel.

Une idée me traversa l’esprit.

— Number four, move silent.

Alors, même à cette distance, les mouvements de l’araignée mécanique parurent se faire plus lents, plus prudents. J’avais lu un jour que Spiderman et ses congénères avaient été conçus de manière à pouvoir se déplacer sur la coque sans produire la moindre vibration – ni donc le moindre bruit. Le but recherché à l’époque était certes moins de préserver le sommeil de l’équipage que de veiller à ne pas perturber le déroulement des expériences en microgravité. Mais aujourd’hui cette innovation allait nous être d’un grand secours, car il n’était pas franchement utile que Khalid remarque notre petit manège.

Le robot atteignit la porte principale.

Ping.

— Et maintenant ? demandai-je en me tournant vers Kim, posté juste derrière moi.

Il me fit signe de lui passer le micro. Je tournai la petite tige de fer et me penchai vers lui pour lui permettre de parler sans avoir besoin de se contorsionner.

— Number four, identify rope, ordonna-t-il.

Ping-pong.

— Number four, move along rope.

Ping-pong.

Par le hublot encastré dans l’écoutille intérieure, je vis Spiderman tendre un de ses bras articulés et saisir prudemment le câble métallique dans sa pince, exactement comme s’il était en train de réfléchir à la façon idéale d’accomplir la mission que le Coréen venait de lui confier. La scène avait quelque chose de fascinant. Finalement, une légère secousse parcourut son corps frêle et élancé, et il se mit à avancer vers notre capsule, suspendu au fil, se balançant et vacillant comme un funambule prêt à se rompre le cou.

— Pour un robot, il est plutôt intelligent, commenta Jayakar. Dans des situations inhabituelles, il est capable de choisir par lui-même la méthode la plus adaptée.

L’araignée se rapprochait. Et je finis par me demander si elle allait se décider à s’arrêter.

— Number four, stop ! lâcha Kim lorsque Spiderman fut parvenu à quelques centimètres de la porte extérieure.

Il se figea, coupé dans son élan.

Ping-pong.

— Number four, identify door.

Ping-pong.

— Number four, close door.

Je retins mon souffle. La réponse sembla se faire attendre une éternité.

Ping-pong.

Prudemment, comme si elle craignait de perdre l’équilibre – ce qui, en apesanteur, n’avait strictement aucun sens – l’araignée tendit sa patte avant droite, doucement, par à-coups tâtonnants. On entendit un raclement lointain résonner dans la paroi de la capsule lorsque sa pince entra en contact avec l’écoutille extérieure et la mit lentement en branle. Puis la porte se referma dans un vacarme assourdissant, un véritable coup de tonnerre dont je craignis un instant qu’on ne l’ait entendu à bord de la station. Mais nous baignions dans le néant, dans un vide presque absolu : on aurait pu faire exploser toute une cargaison de mines sans que nul ne remarque quoi que ce soit.

Ping.

— Il faut qu’il verrouille l’écoutille, dis-je d’une voix étouffée.

Kim me lança un regard tendu.

— Je n’ai pas fait attention. À quoi ressemble mécanisme de fermeture ?

— Un volant, expliquai-je, au centre de la porte.

Kim réfléchit un court instant puis se pencha à nouveau sur le micro.

— Number four, identify wheel.

Cela prit un certain temps.

Ping-pong.

— Number four, close wheel.

Cela dura encore plus longtemps. Et pour toute réponse on perçut juste un ping plaintif.

— Il ne comprend pas.

Je serrai les poings dans les gants du scaphandre.

— Bon sang ! Il doit la verrouiller, sinon on aura fait tout ça pour rien.

— Number four, close wheel ! répéta Kim.

Ping.

— C’est pas vrai…

J’avais le nez collé au hublot. L’immense robot était là, dehors, planté sur ses pattes de sauterelle. De ses caméras il scrutait les environs avec un intérêt placide, empli d’une étrange mélancolie, ne comprenant pas ce que l’on attendait de lui.

— Qu’est-ce qu’il faut faire pour verrouiller la porte ? demanda Jayakar.

Je ne quittais pas l’araignée des yeux, comme si j’avais espéré pouvoir ainsi l’hypnotiser.

— Rien de plus facile. Il suffit de tourner une fois le volant et…

— Aha, fit Jay d’un air important. Il faut tourner le volant.

Je le dévisageai. Quelle prétention, quelle arrogance ! L’intellectuel britannique dans toute sa splendeur. Mais il était finaud, le bougre… J’arrachai le micro des mains de Kim.

— Number four, turn wheel clockwise.

Ping-pong.

Un léger grattement nous parvint aux oreilles, suivi d’un grincement strident qui nous transperça jusqu’à la moelle. Et puis plus rien.

— Écoutille fermée maintenant ? demanda le Coréen.

— Je l’espère, répondis-je en me jetant sur la soupape de ventilation encastrée dans la porte intérieure.

J’eus une courte seconde d’hésitation, et j’ouvris l’écrou muni d’un joint étanche : une partie de l’air contenu dans la cabine se retrouva aussitôt propulsée en sifflant dans le sas. Par la vitre, je tentai de voir ce qui se passait dans le compartiment obscur. Si mes souvenirs et mon esprit d’observation m’avaient induit en erreur, la pression infligée par l’afflux de gaz entraînerait la réouverture immédiate de l’écoutille extérieure.

Il ne se passa rien. Le lourd battant resta fermé.

La pressurisation sembla durer une éternité. Toutefois, le chuintement perçant finit par diminuer, se transformant en un faible feulement avant de s’arrêter complètement. Je revissai l’écrou. La valve était glaciale.

Moriyama chercha à me mettre en garde :

— Léonard, vous savez ce que vous faites ?

J’attrapai mon casque.

— Qui peut dire qu’il sait ce qu’il fait ? répliquai-je d’un ton léger. Ce serait ennuyeux à mourir…

— Ce sont des individus dangereux. Des tueurs.

— J’essaierai de m’en souvenir.

Il chercha ses mots.

— Vous n’êtes pas obligé de le faire, Léonard. On ne vous a pas engagé pour vos qualités de héros.

Je le regardai et me sentis ramené des années en arrière, au temps de mes dix-sept ans. L’âge auquel j’avais commencé d’envoyer promener mon paternel et ses précieux conseils pétris de bonnes intentions.

— Commandant, les héros, ça ne se recrute pas. Et vous savez qu’il faut que je le fasse.

Il faut que je le fasse, car ces types ont l’intention d’assassiner mon fils. Il faut que je le fasse, car je préfère mourir plutôt que de voir ça. Mais je gardai ces commentaires pour moi et me contentai de mettre le casque et de le verrouiller. Je sentis un petit mécanisme s’enclencher dans le sac que je portais sur le dos et j’avalai une agréable bouffée d’air frais. Ce n’est qu’à cet instant que je remarquai à quel point l’atmosphère que nous respirions à bord de la capsule était étouffante, viciée.

Je fis signe à Kim et, avec l’aide de Tanaka, il ouvrit l’écoutille intérieure.

Les choses sérieuses commençaient.

Загрузка...