CHAPITRE XX
MALGRÉ tous ses efforts pour le cacher, Moriyama semblait franchement déçu.
— Il fera ce qu’il convient de faire, dit-il en rompant le silence tendu qui s’était installé. J’en suis sûr.
— Tanaka ? (Jay éclata de son rire gouailleur.) Commandant, vous savez parfaitement que non. En tout cas pas comme vous l’imaginez.
Le regard du Japonais s’assombrit.
— Il faut que nous sauvions la station, même si nous devons pour cela risquer notre vie, lança-t-il sur le ton de l’incantation, avec l’air de s’adresser davantage à lui-même qu’à nous autres.
Jayakar se tut et j’en fis autant.
— On devrait peut-être essayer de s’échapper la prochaine fois qu’ils ouvriront la porte, suggéra pensivement Moriyama. Ils sont toujours deux, dehors, et nous, nous sommes trois, quatre avec Tanaka…
— Même si nous étions un bataillon, nous n’avons pas d’arme, rétorqua sèchement Jay. Et, si vous voulez mon avis, notre bon ami Ralf se ferait un plaisir d’en découdre, surtout dans ces conditions…
Le commandant soupira, se posa les mains sur les yeux et se massa les sourcils.
— Vous avez raison. Ce serait stupide.
Il y eut un nouveau silence. Un silence accablé, découragé. Autour de nous, les tiges chromées et les leviers étincelants des appareils de musculation semblaient s’être mués en d’étranges barreaux. Étranges barreaux d’une étrange prison.
— Je vais essayer de dormir un peu, décréta finalement le Japonais. Réveillez-moi s’il se passe quoi que ce soit. Et, si jamais il vous vient une idée de ce que nous pourrions faire, faites-le-moi savoir immédiatement.
Sur ce, il se retira dans le couloir qui menait aux cabines et, après une légère hésitation, il disparut dans celle de Kim.
Jay resta quelques instants le regard perdu dans le vide, l’air perplexe. Puis il se dirigea nonchalamment vers le tapis de jogging et se passa les sangles élastiques destinées à maintenir l’adhérence entre le coureur et la bande de caoutchouc qui défilait sous ses pieds. Alors il mit l’appareil en marche en sélectionnant la vitesse minimale, pour une petite promenade tranquille. Il m’avait raconté un jour que, du temps où il était à Cambridge, chaque fois qu’il devait réfléchir sérieusement, il allait se balader.
— Qu’est-ce que vous en dites, Carr ? Ça vous inspire ? Pour ma part, je dois reconnaître que je suis plutôt sec.
Les yeux rivés sur les parois cylindriques du module, j’imaginai le vide infini qui nous enveloppait et, une fois encore, cette vision me réconforta.
— Des idées, j’en ai, mais elles ont toutes plus ou moins un suicide à la clé.
— D’après le commandant, ça ne doit pas être rédhibitoire. Dites toujours.
— Eh bien, par exemple, dans le labo de biologie, on a en réserve deux petites cartouches roses qui renferment un narcotique très puissant. Une seule suffirait à neutraliser toute la station.
Le cybernéticien poussa un sifflement admiratif.
— Perspective alléchante ! J’ignorais qu’on avait un truc de ce genre à bord.
— Un intendant, ça sait pas mal de choses… De temps en temps, certaines expériences nécessitent la présence d’animaux relativement massifs. Des anthropoïdes, notamment. En admettant que l’un d’eux réussisse à s’échapper, il pourrait faire de gros dégâts et ce serait la croix et la bannière pour le rattraper. D’où le gaz.
— Et le temps que la bestiole soit récupérée, le port des scaphandres serait indispensable ?
— Un simple masque à oxygène suffirait. Il y en a quatre dans le tiroir où on conserve aussi les fameuses cartouches.
— Reste à savoir comment l’un de nous pourrait se faufiler dans le labo sans être vu.
— Exact, acquiesçai-je. C’est le hic.
Jayakar réfléchit en silence tout en continuant ses petites foulées régulières. À un moment donné, il arrêta la machine et se détacha. Alors on resta simplement plantés là, à regarder le temps passer.
Plus tard, la porte s’ouvrit à nouveau et on nous rendit Tanaka. Un Tanaka livide, mais apparemment en bon état. Il commença par chercher à tâtons un appui stable. L’apesanteur, avec l’impression de chute sans fin qu’elle donne, peut avoir tendance, dans certaines circonstances, à porter sur les nerfs. Pour ne rien arranger, Tanaka semblait plutôt secoué par le sale quart d’heure qu’il venait de passer.
— Alors, lui demanda Jayakar, qu’est-ce qu’ils voulaient ?
Le Japonais haussa les épaules d’un air perplexe.
— Un cours de rattrapage. Ils m’ont pressé de questions sur des détails techniques, ils voulaient savoir exactement comment marche la station… J’ai eu droit à tout : les systèmes de survie, le radar, l’émetteur d’énergie, les transformateurs, la fonderie, la plate-forme de montage – tout, absolument tout.
— Pas de communication avec la Terre ?
Le second secoua la tête avec véhémence comme s’il craignait qu’on ne le croie pas.
— Non. Il n’en a pas du tout été question. Peut-être qu’ils ont aussi des problèmes avec leur radio. En tout cas, le blond, le dénommé Sven, bricolait dessus. Mais ils voulaient juste m’interroger.
— Et alors ? Qu’est-ce que vous leur avez raconté ?
— Tout ce que je savais. Khalid a prétendu qu’ils avaient déjà entendu Kim avant moi et que, s’ils se rendaient compte que je leur mentais, ils descendraient une des femmes.
Il me lança un bref coup d’œil comme pour voir si ça m’avait fait tressaillir. L’imbécile.
Jayakar hocha pensivement la tête.
— Étrange. Ils ont tous les manuels, ils ont Sakai… Ils cherchent quoi, au juste ?
— À votre avis, qu’est-ce qu’ils ont l’intention de faire ? ajoutai-je à l’adresse du Japonais.
— Aucune idée.
Moriyama avait été réveillé par le raffut provoqué par l’ouverture de la porte et il vint nous rejoindre. Il écouta le récit de Tanaka d’un air encore à moitié endormi.
— Y a-t-il quelque chose qui les intéressait plus particulièrement ? demanda-t-il.
— Non. Ils voulaient tout savoir, absolument tout. Comme s’ils avaient essayé de me tester. Ou comme s’ils projetaient de faire une copie conforme de la station.
— Ça, ça ne fait sûrement pas partie de leurs plans, rétorqua le commandant, perdu dans de sombres pensées.
Jay lança, sur le ton de la plaisanterie :
— Ils se disent peut-être que, tant qu’ils sont là, autant en profiter pour découvrir les curiosités du coin. Les voyages, ça forme la jeunesse, non ?…
Moriyama ne releva pas.
— Plus ça dure, plus nos chances s’améliorent, pensa-t-il à voix haute. À un moment donné, il faudra bien qu’ils me mettent en liaison avec Tanegashima. D’ailleurs, si je me rappelle bien, j’ai convenu d’un rendez-vous radio avec Akihiro pour demain. C’est un vieux renard et on se connaît bien : je réussirai peut-être à lui glisser un message en douce, à le prévenir sans que Khalid s’en rende compte. (Le regard fixe, très concentré, il passait mentalement en revue les diverses possibilités.) Mais ça ne se fera pas avant demain. Il se peut que ce soit trop tard. D’ici là, la navette sera peut-être déjà partie…
Il s’arrêta et tourna brusquement les yeux vers moi.
— Léonard… C’est vous qui préviendrez la Terre.
Je sursautai.
— Moi ?
— Je viens subitement de me rappeler une chose : la navette ne partira en aucun cas tant que le chef de la logistique n’aura pas discuté avec vous de la liste détaillée du matériel à embarquer. Surtout pas après le cafouillage de l’autre fois.
Je le regardai fixement en essayant de trouver la parade, mais il avait raison. Moriyama avait raison. Le précédent vol de ravitaillement avait été un véritable désastre. Les pilotes avaient oublié de décharger tout un dispositif d’expérimentation. Ensuite, au lieu de prendre la caisse contenant des spécimens végétaux attendus impatiemment dans de nombreuses universités du monde entier, ils avaient emporté celle où on avait casé nos « MMUs », nos man manœuvring units. Évidemment, dans l’intervalle, les plantes avaient crevé. Par-dessus le marché, ils nous avaient laissé sur les bras la moitié des ordures. Et carrément oublié d’apporter tout un ensemble de produits dont nous avions un besoin urgent : poivre, savon liquide, lessive, charbon activé. Etc., etc. Donc, s’il y avait une chose dont on pouvait être sûr, c’est que la navette ne partirait pas sans que le plan de chargement ait été discuté dans les règles. Avec moi. Je faillis me trouver mal.
— Et vous suggérez que je leur dise quoi, aux hommes de la base, quand l’occasion se présentera ? demandai-je calmement.
— Exigez des trucs absurdes, cherchez-leur des noises, je ne sais pas, moi ! Il faut au moins les convaincre qu’on n’a plus toute notre tête.
— Sakai sera là. Les autres ne sauront pas que je raconte n’importe quoi, mais lui, si.
— Hai.
Le commandant hocha la tête d’un air grave. Il me dévisagea sans rien dire durant plusieurs secondes, comme s’il cherchait ses mots, puis il rompit ce silence insupportable et ajouta doucement, d’une voix cassée par la douleur :
— Léonard, je ne vous demande rien que je ne serais prêt à faire moi-même. Je ne vous demande même pas ça. Mais il y va de l’avenir de la station. Et, face à cet enjeu, nos vies n’ont que peu d’importance.
Une demi-heure plus tard, ils vinrent nous chercher, Moriyama et moi.