V Petits secrets


Ambre jeta sa raquette de tennis sur son lit, ôta ses chaussures qu’elle envoya promener dans un coin de la chambre. Puis, tout en s’essuyant le visage avec le revers de son tee-shirt, elle se dirigea vers la salle de bains. Le professeur de sport les avait fait transpirer aujourd’hui, et depuis qu’elle avait quitté le court de terre battue, elle n’avait plus qu’une idée en tête : prendre une bonne douche ! Elle tenta vainement d’ouvrir la porte : quelqu’un était à l’intérieur et avait fermé à clé.

– Coralie ! s’écria-t-elle. Ne me dis pas que tu es encore dans ton bain !

– J’ai bientôt fini, répondit une voix couverte par le bruit d’éclaboussures.

Ambre soupira. Sa sœur était déjà dans la salle de bains quand elle était partie pour le tennis… Ambre et Coralie étaient jumelles. La première, avec ses cheveux noirs coupés court, son tempérament sportif, volontaire, et son franc-parler, avait tout du garçon manqué. La seconde, avec sa longue chevelure, ses allures coquettes et ses yeux bleu océan, semblait sortie tout droit d’un magazine féminin. Même s’il ne fallait pas toujours se fier aux apparences…

– Maman ! cria Ambre. Coralie ne veut pas me laisser la salle de bains ! Elle y est depuis trois heures !

– C’est pas vrai ! s’exclama Coralie derrière la porte. Et je n’ai besoin que de cinq minutes encore ! Juste le temps de me sécher les cheveux…

– Te sécher les cheveux ! s’exclama Ambre, au désespoir. Mais ça va prendre une heure ! Maman… Fais quelque chose !

– Allons les filles, calmez-vous, répondit Mme de Krakal depuis le salon où elle prenait le thé avec deux amies.

– C’est toujours pareil, bougonna Ambre en regagnant le chemin de sa chambre, après avoir donné un coup de poing sur la porte de la salle de bains. Mademoiselle prend son bain et les autres n’ont qu’à attendre qu’elle daigne sortir !

En passant devant la chambre de sa sœur, Ambre hésita, puis s’arrêta. Coralie aurait-elle oublié de fermer à clé ? Elle actionna la poignée ; la porte s’ouvrit.

Ambre se glissa à l’intérieur. C’était le moment ou jamais d’essayer de savoir ce que Coralie notait, des heures durant, sur le carnet qu’elle avait baptisé « Mon Journal ». Elle l’avait lu sur la couverture, un jour où Coralie n’avait pas pu le cacher assez vite. « Mon Journal »… C’était grotesque !

Le lit à couette rose était défait. Le bureau, qui servait surtout de table de maquillage, était vide. En revanche, l’un des tiroirs était entrouvert.

Ambre s’approcha et aperçut le fameux carnet. Elle le prit, le feuilleta, lut une phrase, puis une autre, et encore une autre, au hasard. Il n’y était question que de Romaric. Ambre devint fébrile. Elle allait sûrement apprendre beaucoup de choses ! Elle s’apprêtait à poursuivre sa lecture quand elle entendit le verrou de la salle de bains s’ouvrir.

– Ce n’est vraiment pas de chance, grommela-t-elle. D’habitude, il lui faut un temps fou pour arranger ses cheveux !

Elle quitta précipitamment la pièce et bondit dans sa propre chambre. Elle s’allongea sur son lit et s’empara d’une revue qu’elle fit semblant de lire. Quelques instants plus tard, on frappait à sa porte.

– Qui c’est ?

– Coralie !

– Entre…

Coralie passa la tête dans l’embrasure.

– J’ai fait le plus vite que j’ai pu. Voilà, c’est libre. Je ne pensais pas que tu rentrerais si tôt du tennis !

– Ce n’est pas grave… Merci.

Ambre entendit sa sœur regagner sa chambre et s’y enfermer. Elle resta un moment à méditer sur les petits secrets de Coralie qui la rendaient malade de curiosité. Pourquoi supportait-elle si mal que sa sœur ait des secrets ? Coralie avait commencé ce journal à leur retour du Monde Incertain, et, depuis, elle se confiait beaucoup moins à sa sœur jumelle. Ambre en était blessée… Elle se retourna sur le lit et se massa les tempes.

Elle avait été malade trois jours durant et son mal de tête persistait. Le médecin avait diagnostiqué un mauvais rhume, l’avait bourrée de cachets et laissée seule avec une fatigue extrême. Sans qu’elle puisse se l’expliquer, elle était persuadée que ses maux de tête avaient un lien avec les rêves troublants qu’elle faisait depuis quelque temps. Jamais auparavant elle n’était tombée malade ! Avant quoi d’ailleurs ? Avant son séjour dans le Monde Incertain…

Elle se sentit soudain mélancolique. Il lui fallait un remontant. Elle ouvrit le tiroir de sa table de nuit et en sortit trois feuillets, froissés à force d’avoir été manipulés. Elle lut le début du premier :

Chère Ambre,

J’ai vu Guillemot hier. Il est venu me rendre visite à Bromotul. Il m’a appris que tu étais malade. Ça m’a fait bizarre, parce qu’on a du mal à t’imaginer malade ! Enfin, j’espère que tu guériras vite, et que tu ne nous feras pas faux bond pour les fêtes de Samain ! J’attends ce moment, où l’on se retrouvera tous, avec impatience ! Dis donc, est-ce que je t’ai raconté mon entraînement d’Écuyer ?…

La jeune fille sourit. Elle se serait assez bien vu Écuyère, si la Confrérie était moins conservatrice et plus ouverte sur son époque !

Elle songea au journal de sa sœur, et regretta de ne pas avoir pu en apprendre davantage sur ses roucoulades avec Romaric… Elle rangea la lettre de ce dernier, attrapa le deuxième feuillet et parcourut l’écriture de Gontrand :

un véritable triomphe ! Bref, me voilà reçu à l’Académie de Musique de Tantreval ! Ne sois pas jalouse, ma vieille. Un jour, tu trouveras aussi ta voie (à défaut de voix !). Sinon, Guillemot m’a appris que tu étais au lit avec une fièvre de cheval. Pas de blague, hein ? On vit tous dans l’attente des fêtes de Samain ! Alors, remets-toi vite !…

Qu’est-ce qu’ils croyaient tous ? Qu’elle n’était pas aussi impatiente qu’eux de les retrouver aux fêtes de Samain, à Dashtikazar, le mois prochain ? En tout cas, recevoir leurs lettres l’avait bien réconfortée tandis qu’elle se morfondait dans sa chambre. Elle prit le dernier feuillet, la lettre de Guillemot, qui était aussi la plus froissée…

… à Dashtikazar, pour la Samain.

Je t’embrasse.

Guillemot

Je t’embrasse ! Elle avait lu et relu cette phrase cent fois. Elle savait bien que ça ne voulait pas dire grand-chose : on embrasse bien sa sœur, sa mère, son grand-père ! Mais bon, c’était toujours ça.

Elle entendit des pas dans le couloir. Elle posa un baiser furtif sur la lettre de Guillemot, puis elle rangea les trois lettres dans le tiroir, sauta sur ses pieds et se dépêcha d’aller occuper la salle de bains avant que quelqu’un d’autre ne s’y enferme.

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