XVII Retrouvailles imprévues


Un bruit de pas fit sursauter le garçon. Un pas lourd, tranquille. On approchait de la pièce où il s’était réfugié !

Guillemot vérifia sans s’affoler que les Lokk dont il s’était entouré et qu’il avait tissés ensemble dans un Galdr de protection étaient toujours en place.

Le cœur battant, il vit bientôt une silhouette surgir au bout du couloir en pierre. Une silhouette massive, drapée dans un grand manteau rouge, couleur de sang ! Lorsqu’il aperçut Guillemot, l’homme s’arrêta. Il ôta sa capuche et dégagea son visage que mangeait une barbe de quelques jours.

Il avait des cheveux bruns et bouclés, et de très beaux yeux couleur d’améthyste. Il n’était pas très vieux, trente ou trente-cinq ans, peut-être.

Il s’adressa à Guillemot d’une voix grave.

– Eh bien, mon garçon, on peut dire que tu m’as fait courir ! Très astucieux, le coup de la fausse Pierre Bavarde. Et je parie que tu as dissimulé ton identité mentale derrière ce bon vieux Dagaz ! Je me trompe ?

– Qui êtes-vous ? interrogea Guillemot, désarçonné par l’aspect et la voix amicale de celui qui le traquait.

– D’où je viens, on m’appelle le Seigneur Sha.

– Le… Le Seigneur Sha ? bégaya Guillemot.

– Tu me connais ? s’étonna l’homme en rouge.

– Disons que… On raconte une histoire à votre sujet…

– Une histoire qui n’a certainement rien à voir avec la vérité, crois-moi, l’interrompit le Seigneur Sha. Mon histoire à moi va peut-être trouver ici une partie de son achèvement… N’aie pas peur, je ne te ferai pas de mal.

Il s’avança. Instinctivement, l’Apprenti eut un mouvement de recul ; puis il se rappela qu’il était à l’abri d’un Galdr et il releva la tête en signe de défi. Il n’en souhaita pas moins ardemment que son sortilège soit assez résistant…

A moins d’un mètre de Guillemot, là où les Ægishjamur étaient tracés, l’homme se heurta à un mur invisible. Il grogna de surprise. Il recula de quelques pas et fit un geste compliqué dans les airs. Il y eut un crépitement d’étincelles dorées.

La protection de l’Armure d’Elhaz, bâtie par l’Apprenti et renforcée par le pouvoir d’un Lokk, vacilla mais tint bon. Le Seigneur Sha émit un sifflement d’admiration.

– Bravo, mon garçon ! Je ne sais pas si j’aurais fait mieux !

Il porta sur le garçon un regard amusé, que Guillemot soutint sans faiblir.

– J’imagine qu’il est inutile de te demander d’abaisser tes défenses : je te fais peur et je le comprends. Je pourrais bien sûr abattre ta protection, avec un peu de temps, mais je ne cherche pas à t’attraper. Je veux simplement savoir quelque chose. Et pour cela, un simple sortilège suffira.

L’homme dessina dans les airs une nouvelle succession de Graphèmes et chuchota des mots incompréhensibles. Aussitôt, Guillemot se sentit tout bizarre.

Il lui sembla que quelque chose se promenait dans sa tête, visitait son cerveau. Il gémit. Il aurait voulu s’opposer à cette effroyable intrusion, chasser loin de lui ces doigts invisibles qui fouillaient dans son esprit !

Il essaya d’appeler les Graphèmes à son aide, mais aucun ne répondit. Puis cette sensation glacée s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue. De l’autre côté de l’Armure d’Elhaz, le Seigneur Sha le regardait tristement.

– Je suis navré, mon garçon. On m’avait dit… J’avais cru que… Mais tu n’es pas celui que je pensais trouver. Hélas… J’espère que tu me pardonneras de t’avoir effrayé…

Au moment où il prononça ces paroles énigmatiques, un bruit se fit entendre. La seconde d’après, Qadehar faisait irruption dans la pièce.

– Guillemot ! s’écria-t-il en découvrant son Apprenti assis au centre d’une Armure d’Elhaz et qui faisait face à une silhouette imposante. Comment ça va ?

– Bien, Maître ! Et je suis rudement content de vous voir.

– Moi aussi, mon garçon !

Qadehar se tourna vers l’homme au manteau rouge qui n’avait pas bougé.

– Qui que tu sois, tu vas regretter de t’être introduit à Gifdu et de t’en être pris à mon élève ! gronda-t-il.

Le Sorcier adopta une Stadha offensive et fit face à son adversaire. Mais lorsqu’il aperçut le visage du Seigneur Sha, il resta figé de stupeur.

– Toi ? Mais je te croyais mort ! Où te cachais-tu ? Que fais-tu là ?

– Eh oui, c’est moi, vieux camarade ! répondit l’homme avec un sourire triste. Quant au reste, il faudra que tu trouves seul une réponse…

Profitant de l’étonnement qui avait saisi Qadehar, le Seigneur Sha bondit en avant et terrassa le Sorcier d’un coup de poing. Puis il s’enfuit dans le couloir.

Guillemot s’empressa d’effacer avec le pied le sortilège de protection et se porta au secours de son Maître, qui gisait, inanimé.

– Comment vous sentez-vous, Maître ?

Guillemot avait aidé Qadehar à s’asseoir contre l’un des murs de la pièce et lui avait donné à boire le reste de sa bouteille d’eau.

– Bien, bien, Guillemot. Je te remercie. Si je n’avais pas été épuisé par ces voyages entre les Mondes, jamais je ne me serais laissé surprendre.

– Est-ce qu’il ne faudrait pas poursuivre l’homme en rouge ?

Qadehar eut un geste las.

– Inutile. A l’heure qu’il est, il doit avoir quitté Ys.

– Vous avez vu Bertram ? Il était assommé, près de l’entrée. Est-il revenu à lui ?

– Ton ami reprenait connaissance quand la porte… Au fait, comment as-tu fait pour l’ouvrir ? Et que faisais-tu au milieu d’une Armure d’Elhaz ?

– Je vous raconterai, Maître, éluda Guillemot en rougissant. Vous avez des nouvelles de Gérald et des autres ?

– Oui, ils sont sains et saufs, en train de se débattre dans un sortilège d’immobilisation. Sauf Charfalaq, qui ne s’est pas manifesté. De toute façon, isolé dans son donjon, il n’entendrait pas même Ys sombrer dans les flots ! Je n’ai pas pris le temps de les délivrer, j’étais pressé de te retrouver.

– Alors, le Seigneur Sha n’est pas si mauvais puisqu’il n’a tué personne !

– Le Seigneur Sha ? Comment sais-tu que c’est le Seigneur Sha ? s’étrangla Qadehar.

– Il me l’a dit, Maître. D’ailleurs, il n’avait pas l’air de me vouloir du mal. Il cherchait simplement à vérifier quelque chose. Et je crois bien qu’il a été déçu…

– Le Seigneur Sha, répéta Qadehar, soudain pensif. Nous ferions fausse route depuis le début ? Bon sang, je ne comprends plus rien !

– Que s’est-il passé, Maître, dans le Monde Incertain ?

Qadehar s’adossa au mur et soupira.

– On nous attendait. Nous sommes tombés dans une embuscade. Des Orks nous ont attaqués, par centaines. Pendant que mon escouade de Sorciers était assaillie de leurs coups, je me suis introduit dans la tour du Seigneur Sha où nous pensions trouver l’Ombre. Mais elle était déserte. Pendant ce temps, Sha forçait la porte de Gifdu…

– Où il pensait lui aussi trouver quelqu’un, poursuivit Guillemot. Mais quelqu’un d’autre que moi ! Qui ça, je n’en sais rien…

– Tu veux dire que cet homme… Que tu n’es pas celui qu’il cherchait ? Es-tu sûr ? demanda Qadehar en observant Guillemot du coin de l’œil.

– C’est ce qu’il m’a dit. Cela vous étonne, Maître ?

– Non, non… éluda Qadehar. Chacun s’attendait visiblement à trouver quelqu’un d’autre, ajouta-t-il, perplexe.

– Que voulez-vous dire ? Oh Maître… je vous en supplie, répondez-moi ! Après ce qui s’est passé aujourd’hui, j’ai le droit de savoir !

– Calme-toi, Guillemot. Oui, tu as le droit. Ce que je veux dire, c’est que nous avons attaqué Djaghataël parce que nous pensions que le Seigneur Sha et l’Ombre n’étaient qu’une seule et même personne. Or, Sha n’est pas l’Ombre…

– Comment le savez-vous ?

– Parce que celui qui t’a dit s’appeler Sha est en réalité Yorwan, un ancien camarade d’étude qui était mon cadet à Gifdu. C’est lui le Sorcier brillant et prometteur qui a disparu un jour, emportant avec lui Le Livre des Étoiles, et que personne n’a jamais pu localiser dans le Monde Incertain. Si bien que nous avons cru qu’il était mort…

Sha réapparut à proximité de sa tour, dans les ruines de Djaghataël. A peine avait-il quitté Gifdu qu’il avait utilisé le Galdr du Désert pour revenir chez lui.

En courant à travers les couloirs du monastère qui avaient réveillé chez lui des souvenirs plus ou moins douloureux, il s’était dit qu’il avait eu de la chance de tromper aussi facilement Qadehar ! Son ancien condisciple semblait avoir développé ses pouvoirs à un niveau impressionnant : pour briser les sortilèges qu’il avait apposés sur la porte de Gifdu, il fallait posséder une puissance magique redoutable. Il avait bien fait d’utiliser contre le Sorcier ses poings plutôt que des Graphèmes !

Tout en se dirigeant vers sa tour, il songea à cet enfant qui dégageait une force stupéfiante, et qui aurait pu être… Une terrible déception l’envahit.

Alors qu’il approchait l’entrée de la tour de Djaghataël, il découvrit les premiers cadavres d’Orks et les corps de Sorciers encore drapés dans leur inimitable manteau sombre. Il laissa échapper un cri de stupeur.

– Que s’est-il passé ?

Il ouvrit alors la porte de la tour et se précipita dans l’escalier. Il poussa la porte métallique de son laboratoire et s’arrêta net, figé par le spectacle qu’il découvrit. La pièce entière avait été saccagée. Il jura. Il se dirigea vers les tentures rouges, les arracha et prononça un sortilège d’ouverture. Un pan du mur s’écarta et dévoila une armoire. Elle était vide.

– Nous sommes perdus ! gémit Yorwan en s’affaissant sur le sol.

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