XXXVIII Aveux


Guillemot sentit que l’homme était sincère. Le Seigneur Sha s’installa plus confortablement sur le grand tapis qui recouvrait le sol de l’arrière-boutique et reprit :

– Je ne suis absolument pas responsable de l’embuscade qui a surpris les Sorciers à Djaghataël. La veille de l’attaque, mon intendant m’a transmis un message anonyme me prévenant que tu serais à Gifdu, en compagnie de Sorciers de moindre importance. Mon mystérieux correspondant m’avait déjà, par le passé, fourni des renseignements exacts ; je n’avais aucune raison de ne pas le croire de nouveau ! Toi, presque seul à Gifdu, c’était le moment ou jamais… Lorsque je suis revenu à Djaghataël, j’ai découvert les corps des Sorciers, et ceux des Orks au service de Thunku. J’ai aussi trouvé ma tour saccagée…

– Pourtant, objecta Guillemot, dubitatif, le Commandant Thunku est votre ami, non ? Et il a bien envoyé des Gommons et des Orks sur votre ordre, au Pays d’Ys, pour m’enlever ?

Le Seigneur Sha eut l’air stupéfait.

– Thunku est mon ami, c’est vrai. Mais il est aussi l’ami de nombreuses crapules ! Plus exactement, Thunku est l’ami de ceux qui le paient ou qui lui font peur. Quant à ce dont tu m’accuses… Par les dieux, non ! Je n’ai jamais cherché à te faire enlever !

Guillemot vit que le Seigneur Sha ne mentait pas.

– Qui d’autre que vous, alors, dans le Monde Incertain, aurait été capable d’envoyer des Orks au Pays d’Ys ?

Sha réfléchit un instant.

– Plusieurs noms me viennent en tête, mais un seul devrait suffire : l’Ombre.

– Vous savez qui est l’Ombre ?

– Personne ne le sait.

– Au moins, reconnut Guillemot avec soulagement, ce n’est pas vous !

L’homme rit.

– Moi, l’Ombre ? Allons donc ! Qui pourrait penser une chose pareille ?

– Les Sorciers qui ont attaqué votre tour, répondit tranquillement Guillemot.

Sha perdit son sourire.

– Mais enfin, c’est ridicule.

Guillemot prit le temps de lui raconter l’aventure de Gontrand à Djaghataël.

–… Et la Guilde en a conclu que vous pourriez être l’Ombre, termina Guillemot.

– Je comprends mieux, soupira Sha. Alors, écoute-moi attentivement : mon vrai nom est Yorwan. Je suis originaire du Pays d’Ys. J’ai été, tout comme toi, Apprenti à la Guilde, et j’ai même reçu l’investiture de Sorcier ! Un jour, et bien malgré moi tu peux me croire, j’ai dû quitter précipitamment Ys pour mettre à l’abri un grimoire précieux, Le Livre des Étoiles, dont tu as certainement entendu parler…

– Oui. Maître Qadehar m’a raconté votre histoire. Mais il m’a dit que vous aviez volé ce livre. C’est d’ailleurs ce que tout le monde croit, à Ys.

Sha émit un soupir.

– Je sais qu’on croit cela… et peu importe ! L’essentiel, c’est que Le Livre des Étoiles soit resté caché tout ce temps… Mais il est arrivé quelque chose de très grave, et c’est pour cette raison que je t’ai donné rendez-vous ici… Quand j’ai regardé dans ton esprit, à Gifdu, j’ai immédiatement vu que tu étais quelqu’un sur qui l’on pouvait compter en cas de difficultés. Et j’ai besoin de toi. J’ai besoin de toi pour convaincre ton maître de m’aider. Autrefois, Maître Qadehar était mon meilleur ami… Alors, écoute-moi bien : tu vas lui dire ceci, tu vas lui dire que Le Livre des Étoiles, qui était jusque-là en ma possession, a disparu, et cette fois pour de bon. Quelqu’un l’a volé, dans ma tour, pendant que je te cherchais à Gifdu…

– Mais Maître Qadehar pense que vous êtes un voleur ! Jamais il ne vous croira… l’interrompit Guillemot en secouant la tête.

Le visage de Sha s’assombrit.

– C’est pour cette raison que j’ai besoin de ton aide, Guillemot. L’autre jour, j’ai commis une erreur, la première depuis bien des années : dans la joie de te retrouver, j’ai laissé derrière moi ce livre dont j’avais la responsabilité et qui jusqu’alors ne m’avait jamais quitté.

Guillemot tremblait.

– Vous avez dit, à Gifdu, que vous pensiez que j’étais quelqu’un d’autre…

Sha observa un long moment le garçon qui était devenu tout pâle.

– Tu veux vraiment savoir ?

– Oui, je veux savoir !

– Il y a quatorze ans environ, j’étais jeune Sorcier. Je suis tombé amoureux fou d’une jeune fille extraordinaire que j’avais rencontrée pendant les fêtes de Samain. Elle partageait mes sentiments, et nous nous sommes fiancés. Nous étions sur le point de nous marier, quand brusquement j’ai dû partir avec Le Livre des Étoiles. Ne me demande pas pourquoi, je ne te répondrai pas… Sache seulement que c’était vital pour le Pays d’Ys… Je suis donc parti sans avoir eu le temps d’expliquer mon geste à la femme que j’aimais. J’étais fou de chagrin. Longtemps après, j’ai reçu une lettre mystérieuse, écrite de la même main que celle qui m’a appris récemment ta présence à Gifdu. Cette lettre m’annonçait que ma fiancée, que j’avais laissée au Pays d’Ys, avait eu un enfant de moi… Un enfant que Le Livre des Étoiles m’avait volé, puisque j’avais préféré le devoir à l’amour !

L’homme était ému, et sa voix trembla légèrement quand il termina :

– Cette femme s’appelait Alicia. Alicia de Troïl.

Le cœur de Guillemot s’arrêta dans sa poitrine II balbutia :

– Mais alors… Alors vous… Vous êtes…

– Je devrais être ton père, Guillemot. Mais j’ai lu la vérité en toi… Je suis désolé mon garçon : tu n’es pas mon fils. Mon correspondant mystérieux avait menti.

La gorge de Guillemot était serrée par l’émotion. Il ne comprenait plus rien…

Il demanda encore :

– Pourquoi… Pourquoi avez-vous attendu tout ce temps avant d’essayer de me retrouver ?

– Je n’ai appris ton existence que tardivement, je te le rappelle. Et puis, lorsque j’ai dû quitter ta mère Urien, son frère, est entré dans une rage folle. Il ne pouvait pas savoir que j’avais été obligé de m’éloigner d’Ys pour une raison importante. Et, s’il n’avait tenu qu’à moi, je serais resté auprès d’Alicia pour toujours. La haine de ton oncle, qui pouvait compter sur l’aide de la Confrérie, et peut-être aussi la crainte de revoir ta mère après toutes ces années et d’affronter son regard m’ont ensuite empêché d’aller à ta rencontre sur Ys. Ta présence à Gifdu, loin des Chevaliers et en l’absence de Sorciers puissants qui auraient pu te protéger, était la première vraie occasion qui m’était offerte d’entrer en contact avec toi…

Mais déjà Guillemot n’écoutait plus. Un doute terrible l’avait saisi.

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