XXVIII Pris au piège
– Guillemot ! Fais quelque chose ! parvint à crier Coralie avant qu’un Korrigan ne lui pose un solide bâillon sur la bouche.
L’Apprenti était bien en peine de répondre ou d’agir. Comme Bertram, bouche close par un large morceau d’étoffe ! Que pouvait faire un Sorcier incapable d’appeler, par la voix ou par le geste, la magie susceptible de le délivrer ? Guillemot, réduit à l’impuissance, à l’instar de Bertram qui roulait des yeux furieux, dut se contenter d’assister à leur propre enlèvement par le petit peuple des Korrigans.
Les Korrigans étaient présents dans le pays bien avant que les hommes ne s’y installent. Autrefois, avant que la tempête ne détache Ys des côtes de Bretagne pour la projeter entre le Monde Certain et le Monde Incertain, les Korrigans sévissaient sur les landes bretonnes.
C’était avant que les hommes du monde réel, oubliant le Pacte Ancien, traquent et anéantissent ceux qui ne leur ressemblaient pas ; avant qu’ils désenchantent le monde dans lequel ils vivaient, pour finalement s’y retrouver seuls.
En revanche, la cohabitation des humains avec cette race très ancienne n’avait jamais posé de problème à Ys.
D’une part, parce que les habitants du Pays d’Ys, qui vivaient en harmonie avec une nature dans laquelle l’homme était considéré comme une simple créature parmi d’autres, n’avaient jamais eu l’idée d’exterminer un peuple pour prendre sa place -contrairement aux colons d’Amérique, par exemple, vis-à-vis des Indiens.
D’autre part, parce que les hommes et les Korrigans avaient en réalité peu d’occasions de se rencontrer. Les Korrigans, qui se contentaient du territoire de la lande, passaient la nuit à danser des rondes au clair de lune, et le jour à festoyer et à s’amuser dans des grottes.
Ainsi, les contacts entre les hommes et les Korrigans étaient rares. Le Prévost de Dashtikazar rencontrait de temps à autre Kor Mehtar, le roi des Korrigans, et le Grand Mage de Gifdu recevait parfois des demandes d’arbitrage de la part des Korrigans qui, unis comme les doigts de la main lorsqu’il s’agissait de s’amuser, étaient incapables de s’entendre sur des sujets sérieux.
Quant aux hommes qui s’égaraient sur la lande au mauvais moment et au mauvais endroit, ils pouvaient faire les frais du sens de l’humour très particulier du petit peuple, par exemple être obligés de danser toute une nuit, d’inventer les paroles d’une chanson ou de faire rire le roi avec une bonne blague. En échange, ils recevaient le prix de leur performance, généralement une bourse pleine de pièces d’or s’ils avaient su se montrer convaincants, et une bosse dans le dos dans le cas contraire.
Un aubergiste de Dashtikazar avait pu acheter son établissement grâce aux Korrigans. Il avait réussi à les faire rire en imitant, avec un vieux sac sur la tête, Charfalaq, le Maître de la Guilde. Le récit de sa bonne fortune avait fait le tour du pays. Un jaloux, qui avait essayé d’obtenir la même chose, était rentré chez lui avec un bras moitié plus court que l’autre ! Depuis, plus personne n’avait jamais osé tenter sa chance, et toute rencontre avec un Korrigan était devenue accidentelle !
Ce qui n’empêchait pas les écoliers d’Ys, au nom de la culture générale, et par politesse envers leurs singuliers voisins, de s’initier très tôt au korrigani, la langue des Korrigans, beaucoup plus compliquée que le ska, la langue du Monde Incertain.
Les Korrigans étaient petits (ils mesuraient entre soixante-dix et quatre-vingt-dix centimètres), rabougris et tout ridés. Leur force n’en était pas moins prodigieuse, et ils pouvaient, sans se fatiguer, transporter sur leurs épaules un gros chien pendant des kilomètres.
Ils avaient la peau sombre et ils étaient très poilus. Ils tressaient parfois leurs cheveux, ou les cachaient sous de larges chapeaux. Des boutons de cuivre brillaient sur leurs vestes noires. Un pantalon de velours bouffant et des sabots de fer complétaient leur tenue vestimentaire.
Enfin, ils arboraient sur le front deux cornes minuscules et au bas du dos une petite queue frétillante. Quant à leurs mains, elles ressemblaient à des pattes de chat.
Guillemot, Romaric, Gontrand, Ambre, Coralie, Agathe et Bertram, chacun porté par deux Korrigans, l’un tenant les pieds et l’autre les bras, furent entraînés dans la lande sous l’œil amusé de la lune. Au terme d’une marche qui parut interminable aux jeunes gens, les ravisseurs firent halte au pied d’une butte, au sommet de laquelle se dressait un dolmen.
Le meneur du groupe des Korrigans s’approcha d’un des piliers de pierre qui soutenaient l’immense dalle de granit. Il posa sa main sur un signe peint en rouge, gravé sur l’arête. Guillemot, qui observait chacun de ses gestes, ne reconnut pas ce signe. Le meneur marmonna ensuite quelque chose en korrigani. L’Apprenti ne comprit strictement rien. S’ensuivit alors un bruit effroyable, et la terre se déchira au pied du pilier, dévoilant un escalier de pierre. La colonne hétéroclite s’y engouffra.
Ils s’enfoncèrent sous terre dans une galerie étroite qui sentait le champignon et le bois moisi, à la lueur d’une torche d’ajoncs qu’avait allumée leur guide.
Guillemot, ballotté par ses porteurs, essaya une dernière fois de défaire ses liens. En vain. Il en voulait terriblement à Ambre. Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir étrangler Agathe ? Les deux filles auraient très bien pu s’expliquer de vive voix, quitte à en venir aux mains si elles y tenaient, mais dans des proportions raisonnables ! Ambre et Agathe se giflant et se tirant les cheveux, voilà ce qui aurait dû se produire ! Lui-même n’aurait certes pas pu éviter les cris et les reproches, mais au moins, il ne serait pas dans cette situation, au cœur du royaume korrigan, ficelé et bâillonné…
Guillemot n’avait pas peur, mais il redoutait de devoir subir avec ses amis l’humeur farceuse des petits êtres. Si seulement on lui déliait les mains !
Ils débouchèrent dans une caverne immense. Le château de Troïl aurait pu tenir tout entier à l’intérieur ! Des milliers de vers luisants, disposés dans des bocaux, au fond de petites niches creusées à même la roche, éclairaient les parois suintantes d’humidité.
A différentes hauteurs, des plates-formes, des passerelles et des escaliers en rondins permettant d’accéder à ces niches avaient été construits. Des dizaines de Korrigans y étaient installés, assis, les jambes pendant dans le vide, riant et bavardant. Partout ailleurs, ils se tenaient par centaines autour de tables grossières, buvant, mangeant et chantant des airs joyeux.
Certains jouaient : ici, ils envoyaient, avec une catapulte, une balle dans un panier ; là, ils poussaient en soufflant de toute leur force une bille de bois dans le camp adverse ; là encore, un audacieux tentait sous les applaudissements de tenir en équilibre sur une poutre instable. L’air était empli de rires et de cris.
« On se croirait au stade de Dashtikazar, un jour de Samain », songea Guillemot, ahuri par le vacarme.
Ils traversèrent la caverne dans l’indifférence générale, personne ne se détournant de son activité. Une fois parvenus au fond de la grotte, ils furent posés à même sol, puis on leur ôta leur bâillon et leurs liens. Tandis qu’ils se redressaient tant bien que mal en massant leurs poignets endoloris, Guillemot et Bertram échangèrent un regard. Ces Korrigans allaient voir ce qu’ils allaient voir !
– Que ces messieurs les Sorciers
Oublient leurs vilaines pensées,
Ou ils pourraient bien vite le regretter !
Les sept jeunes gens levèrent les yeux. Juché sur un trône taillé dans un énorme rocher, un Korrigan les toisait d’un air goguenard.
La couronne d’or qu’il portait sur la tête ne laissait aucun doute sur son identité : ils étaient en face de Kor Mehtar, le roi des Korrigans, souverain autoritaire et magicien puissant.
Le roi éclata d’un rire enfantin et reprit, toujours en korrigani, la langue poétique et compliquée du peuple des landes :
– Petits amis de Dashtikazar, s’exclama-t-il en ouvrant les bras,
Réjouissons-nous du hasard !
Bienvenue à Bouléagant,
Le palais du roi des Korrigans !
Kor Mehtar fit un signe de la main, et une grappe de Korrigans libéra en maugréant la table où ils étaient en train de manger. Puis le roi invita la bande à s’y installer.
– Beurk ! fit Agathe, dégoûtée, en repoussant un os à moitié rongé.
– Ce n’est pas la peine de l’envoyer sur les autres, gronda Ambre en lui jetant un regard mauvais.
Mais elles n’eurent pas le cœur de poursuivre la dispute. Par leur faute, ils étaient prisonniers des Korrigans. Ce n’était pas le moment de se quereller…
Ambre était calme, presque apaisée. Elle aurait été incapable de dire pourquoi elle avait réagi si vivement contre sa rivale. Tout le temps de la course-poursuite, il lui avait semblé être quelqu’un d’autre. Cette sensation ne lui était pas inconnue. Chaque fois qu’elle savait Guillemot menacé, quelque chose la poussait à réagir comme ça. Était-ce cela, l’amour ? Elle sentit un léger mal de tête.
Le roi donna des ordres. Des Korrigans grognons nettoyèrent la table, puis apportèrent des couverts.
– Ce n’est pas avec ça qu’on pourra se défendre si ça tourne mal, grommela Romaric en saisissant la grosse cuillère en bois qu’on lui avait donnée en même temps qu’un gobelet et une assiette.
– Qu’est-ce qu’on fait, Guillemot ? demanda Ambre en se massant les tempes.
– On attend, répondit-il. Pour l’instant, ils ont l’air de bonne humeur. Avec un peu de chance, ils nous relâcheront si on fait honneur à leur repas…
– Mon avis serait plutôt d’utiliser nos pouvoirs et de filer d’ici, suggéra Bertram en baissant la voix.
– Tu n’as pas vu Kor Mehtar ? objecta l’Apprenti. Il a tout de suite compris que nous étions de la Guilde, et ça n’a pas eu l’air de lui faire peur. On dit partout que c’est un grand magicien… Non, je pense qu’il faut attendre… Voyons comment ça va tourner, et comportons-nous en invités polis.
On apporta de grandes cruches de vin, avec lesquelles on remplit leurs gobelets en étain. Puis on servit un ragoût épais et sombre. Les Korrigans montaient sur la table pour les servir, et leurs petits sabots de fer claquaient sur le bois dur des planches.
– Le vin est délicieux, apprécia Gontrand en faisant claquer sa langue. Il a un goût de figue.
– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? s’inquiéta Coralie en se penchant au-dessus de son assiette remplie d’une nourriture peu appétissante.
– Tu n’as qu’à goûter, répondit Romaric en y plongeant sa propre cuillère et en la portant à sa bouche. Pouah ! fit-il aussitôt en faisant une horrible grimace et en devenant tout rouge : faites gaffe, ça a le goût de moisi, et en plus, c’est atrocement poivré !
Sur son trône, Kor Mehtar semblait bien s’amuser.
– Ces Korrigans sont incorrigibles, soupira Guillemot. Ils sont gentils et cruels à la fois. Le vin est délicieux et la nourriture est infecte. C’est là tout leur sens de l’humour…
– Eh bien, moi, s’étouffa Bertram qui avait goûté à son tour l’infâme brouet, ça ne m’amuse pas du tout !
Je n’ai jamais mangé quelque chose d’aussi mauvais ! Même à Gifdu ! C’est une honte, une injure, un affront ! Devant leur air catastrophé, le roi s’exclama, hilare :
– Alors mes amis, avais-je menti ?
N’est-ce pas que je vous reçois
Comme des rois ?
Rouge d’indignation, Bertram se leva et foudroya Kor Mehtar du regard.
– Ne fais pas l’idiot ! supplia Guillemot. Rassieds-toi !
Mais Bertram, déterminé, prit la parole avec virulence, avant de s’emmêler dans la langue compliquée des Korrigans et de bafouiller :
– Kor Mehtar, vieux gredin,
Ce n’est franchement pas malin
De faire des blagues pareilles à vos invités…
– Et c’est pour moi très difficile, d’entendre notre langue sacrée
Écorchée par un imbécile ! dit le roi qui avait perdu son sourire.
– Pardonnez-lui, ô Majesté, intervint Guillemot en se levant à son tour, tandis que Bertram, déconfit, se faisait tout petit sous le regard sévère d’Ambre et de Romaric.
Le korrigani est une langue malaisée…
– Toi, mon garçon,
Qui parles comme un Korrigan
Présente-moi tes compagnons.
Qui sont mes hôtes du moment ? demanda le roi.
– Tous nous venons d’en haut, commença Guillemot en s’appliquant,
Bertram est le nom de l’idiot.
– Mais je… s’offusqua Bertram avant qu’Ambre ne lui écrase le pied.
– Ambre et Coralie, les jumelles,
Sont la jolie et la belle, continua Guillemot qui suait à grosses gouttes dans son effort pour parler korrigani.
Gontrand est le grand brun,
Romaric est mon cousin.
Agathe…
–… Ressemble à une patate, ne put s’empêcher de lui souffler Ambre.
– Heu… est celle qui n’a pas de natte, conclut Guillemot en s’épongeant le front.
Quant à moi Sire,
Je suis Guillemot pour vous servir.
Le roi, qui avait écouté Guillemot avec une attention polie, se dressa aussitôt sur son trône.
– Guillemot dis-tu ?
L’Apprenti élu ? insista-t-il, dans un sourire qui illumina son visage sombre mangé par les poils.
Il semblerait,
Que j’ai gagné ma journée !
Il fit un autre signe et plusieurs Korrigans, mettant fin à leur jeu, se dirigèrent vers eux.
Les sept amis se regardèrent d’un air inquiet.