XXXVII L’Or des Mondes


Quelques secondes après la fin de son incantation, Guillemot réapparut dans un endroit inconnu et totalement différent de la colline qu’il venait de quitter : il se trouvait au rez-de-chaussée d’une vieille tour aux pierres usées par le temps et dont les ouvertures étaient obstruées par des échafaudages. Dehors, il distinguait de la verdure. Était-ce une forêt ? Il tenta de se glisser à l’extérieur.

– Eh toi ! gronda un homme vêtu d’un uniforme bleu et coiffé d’une casquette. Il est interdit de jouer dans les échafaudages ! Tu ne sais pas lire ?

L’homme vint aider Guillemot à se sortir de l’assemblage de passerelles et de tubes métalliques

– Je suis désolé, monsieur, s’excusa Guillemot en jetant un regard curieux autour de lui.

La tour se trouvait dans un parc, au centre d’une place. Elle datait, de toute évidence, du Moyen Age, ce qui expliquait la présence des échafaudages pour la restaurer.

– Ne traîne pas par ici ! Et fais attention, s’adoucit l’homme, vaincu par le sourire désarmant du jeune garçon, c’est dangereux.

– Oui, monsieur, acquiesça Guillemot.

Il le regarda encore une fois et reconnut, pour en avoir vu à la télévision, un policier, l’équivalent approximatif des Chevaliers d’Ys dans le monde réel, chargés de veiller sur la sécurité des habitants.

– Tu as un drôle d’accent, toi ! Tu n’es pas Français ?

– Si monsieur ! Enfin, presque… C’est l’accent de Bretagne, bafouilla Guillemot. Dites-moi, monsieur… Connaissez-vous dans le coin un endroit qui s’appelle L’Or des Mondes ?

Le policier réfléchit un moment.

– Il y a un magasin d’antiquités qui s’appelle comme ça, effectivement, pas très loin. Dans une rue, par là…

Et il lui indiqua du doigt une direction.

– Merci, répondit Guillemot en faisant un signe de la main et en quittant le parc.

Une fois sur le trottoir, il resta interdit. C’était donc ça, des voitures ! Il en avait vu à la télé, bien sûr, mais il n’imaginait pas qu’elles pouvaient être aussi bruyantes, ni qu’elles sentaient aussi mauvais !

Instinctivement, il se boucha les oreilles et fronça le nez. Puis il se dit qu’il valait mieux ne pas attirer l’attention, et il reprit une attitude normale.

Il constata avec satisfaction que la mode vestimentaire d’Ys et celle du monde réel, comme le laissait supposer la télévision, étaient très semblables : avec son jean, son pull et ses chaussures de toile, il ne déparait pas. Jusqu’à sa sacoche d’Apprenti, qui ressemblait à un cartable d’écolier…

Il prit la direction que lui avait indiquée le policier.

Il déambula dans les rues, jetant des regards curieux partout autour de lui.

Tout l’étonnait ! Et ce qu’il voyait était tellement plus concret qu’à la télévision ! Le goudron, qui remplaçait les pavés et qui sentait si fort. Les gens, qui le croisaient sans lui dire bonjour. Le grondement sourd des voitures, qui roulaient à toute allure de part et d’autre des immeubles…

Il se renseigna plusieurs fois auprès de passants qui voulaient bien se donner la peine de s’arrêter, et finit par trouver la boutique qu’il cherchait.

Sur une vitrine crasseuse s’étalait en lettres à moitié effacées le nom du magasin : L’Or des Mondes, Antiquités.

Une bâche de toile usée, accrochée en devanture, empêchait de voir à l’intérieur.

Guillemot hésita puis poussa la porte d’entrée. Celle-ci grinça horriblement et déclencha une sonnerie aigrelette. Le garçon referma derrière lui et s’avança dans la pièce mal éclairée. Tout semblait prévu pour faire fuir le client !

Il vit de la lumière filtrer à travers un rideau, au fond du magasin. Il s’en approcha, hésita encore, puis écarta le tissu épais.

– Entre Guillemot. Je t’attendais.

Assis en tailleur sur un tapis, le Seigneur Sha, drapé dans son grand manteau rouge couleur de sang, lui fit signe d’approcher.

Guillemot jeta un regard curieux dans la pièce, dont les étagères étaient encombrées d’articles en tout genre. Il reconnut avec surprise des objets qu’il avait déjà vus dans le Monde Incertain.

Il aperçut avec émotion, posée sur un coussin à bonne hauteur, une Gambouri, une fleur des sables que Kyle et son peuple prenaient au Désert Vorace et vendaient à Ferghânâ ! Il refréna sa curiosité et s’assit sur le tapis.

– Je savais que tu viendrais, commença Sha quand le garçon se fut installé en face de lui. Tu n’as pas vraiment eu peur de moi, l’autre jour, dans les corridors de Gifdu. Et puis, pour un Apprenti qui a détruit le palais de Thunku presque en éternuant, la traversée dans le Monde Certain ne doit représenter qu’une simple formalité !

Guillemot observa un moment le visage goguenard du Seigneur Sha.

– Y a-t-il quelque chose que vous ne savez pas sur moi ? finit-il par demander.

Sha émit un petit rire.

– Oh, certainement ! Tu veux boire quelque chose ?

– Un chocolat, s’il vous plaît. Si vous avez…

Le Seigneur Sha acquiesça, empoigna une casserole derrière lui, y versa du lait, puis de la poudre de cacao. Il mélangea le tout et mit le récipient à chauffer sur un petit réchaud, installé à côté de la lampe à huile qui éclairait la pièce de sa lumière veloutée.

– J’aime bien le Monde Certain, dit Sha sur le ton de la confidence. Évidemment, il ne vaut pas le Pays d’Ys, mais il est plus tranquille que le Monde Incertain. J’y passe la moitié de mon temps !

– Et vous faites quoi, dans le Monde Certain ? questionna Guillemot en accueillant avec des yeux gourmands le bol que Sha posa devant lui.

– Officiellement, je suis antiquaire. Spécialisé dans les objets rares et exotiques ! Cela me permet d’expliquer mes longues absences. Officieusement… C’est un secret !

– Vous vendez des objets que vous allez chercher dans le Monde Incertain ? s’étonna Guillemot.

– C’est exact, avoua le Seigneur Sha dans un sourire.

– Grâce au Galdr du Désert, hein, c’est ça ? C’est comme ça que vous faites ?

– Non. Le Galdr du Désert ne fonctionne qu’entre Ys et le Monde Incertain. Pour entrer et sortir discrètement du Monde Certain, j’utilise des Portes que je me suis moi-même fabriquées…

Devant l’air surpris de Guillemot, il marqua un temps d’arrêt. Puis il continua :

– Tu ne comprends pas, dirait-on. Peut-être ne sais-tu pas que les Graphèmes n’ont pas de pouvoir dans le Monde Certain ?

– Pas de pouvoir ? Vous voulez dire… s’inquiéta Guillemot. Si on m’attaque et que j’appelle Thursaz, il ne se produira rien ?

– Rien du tout. Au mieux, tu parviendras à effrayer ton agresseur en hurlant !

– Ce n’est pas drôle !

– Désolé, s’excusa Sha. J’essayais de…

– Je parlais des Graphèmes, qui ne fonctionnent pas dans le Monde Certain ! précisa Guillemot.

– Tu as raison, ce n’est pas drôle, confirma Sha en empoignant une théière et en se servant une tasse de thé brûlant. Alors qu’ailleurs, la magie nous rend puissants et suscite le respect, ici on se sent désagréablement ordinaire.

– Si le pouvoir des Graphèmes n’arrive pas jusqu’ici, interrogea Guillemot, comment avez-vous fait pour me contacter ?

– Quand je t’ai contacté je me trouvais dans le Monde Incertain. Les Graphèmes y fonctionnent, si l’on prend la peine de les ajuster ! Je me suis servi d’une des Portes permettant d’accéder à Ys pour établir la communication. En revanche, comme je te le disais, l’absence de magie dans le Monde Certain oblige à emprunter des Portes pour en sortir ou y entrer ! J’en possède une, ici, dans mon magasin, et une autre dans ma tour, à Djaghataël. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai mis du temps à te contacter depuis notre dernière rencontre : on a détruit la Porte que j’avais réussi à construire à Djaghataël, et il a fallu que je la répare…

Guillemot se troubla et prit une grande inspiration.

– Écoutez, je dois absolument savoir la vérité. Mon Maître a beaucoup d’ennuis, en ce moment, et c’est très important…

– Que veux-tu savoir ? demanda Sha d’un ton amical.

– C’est vous qui… C’est vous qui avez tué les Sorciers, devant la tour de Djaghataël ?

Le Seigneur Sha planta ses yeux d’améthyste dans ceux de Guillemot.

– Je vais être franc avec toi, et tout ce que je te dirai sera la vérité. Tu as ma parole.

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