XXXIX Une femme aux yeux verts


Guillemot prit congé du Seigneur Sha en contenant ses larmes à grand-peine. L’homme au manteau rouge était sincèrement désolé, et il essaya de le consoler en lui assurant que la vérité finirait un jour par éclater.

Il ne sut pas répondre à l’Apprenti quand ce dernier lui demanda s’il connaissait un Renonçant qui pourrait être son père. Le Seigneur Sha n’était pas en contact avec les Renonçants… Pour lui faire oublier son chagrin, il lui proposa de prendre tout ce qu’il voulait dans la boutique, mais Guillemot n’avait envie de rien, pas même de la fleur des sables qui lui rappelait Kyle, son ami lointain.

Guillemot laissa derrière lui la boutique d’antiquités, et ne s’attarda pas dans le Monde Réel. Tout allait trop vite, et trop bruyamment… Les véhicules, les gens qui se hâtaient sur les trottoirs, sans lui accorder un regard, tout le mettait mal à l’aise. Mais surtout, surtout, il avait quelque chose d’important à faire, à Ys

Le Seigneur Sha lui avait expliqué que la Porte qui se trouvait dans son magasin était uniquement configurée pour se rendre dans le Monde Incertain. Il lui fallait donc, pour retourner à Ys, emprunter le même itinéraire qu’à l’aller. Il attendit d’être seul dans le square et il se glissa tant bien que mal dans la tour en rénovation.

Sur l’un des murs, dissimulés parmi les signes des tailleurs de pierres, Guillemot distingua les Graphèmes qui allaient le ramener chez lui. Comme s’il avait fait cela toute sa vie, il bâtit machinalement son Galdr et, le temps d’un bref passage dans ce néant qui commençait à lui être familier, il se retrouva à Ys, devant la Porte du Monde Certain.

Les deux Chevaliers qu’il avait ensorcelés à son départ étaient encore sous l’effet du sort. Guillemot en profita pour quitter rapidement la colline.

Il atteignit le dolmen proche de Dashtikazar où Maître Qadehar avait l’habitude de lui donner rendez-vous. Ce même dolmen près duquel il lui avait révélé les mystères et la beauté du Livre des Étoiles…

Il grimpa dessus et s’y assit en tailleur.

Il devait joindre son Maître le plus rapidement possible, et lui révéler ce qu’il savait au sujet du vol et de la disparition récente du Livre des Étoiles. Il en avait fait la promesse au Seigneur Sha. Et pour cela, il allait utiliser le Lokk de communication mentale. C’était la première fois qu’il l’essayait. Il s’appliqua à mêler Berkana, le Graphème du Bouleau et de l’Oreille, servant à la communication entre les esprits, à Elhaz qui débloquerait les verrous éventuels, et à lsaz qui aiderait à sa concentration.

Le sortilège édifié, il pensa le plus fort qu’il put à Qadehar et projeta son Lokk. Celui-ci se perdit dans le vide. Guillemot fut pris d’un doute. Avait-il fait ce qu’il fallait ? Il décida d’essayer avec quelqu’un d’autre. Il forma le visage de Bertram dans son esprit et envoya énergiquement le Lokk dans sa direction. Il entendit en retour, à l’intérieur de sa tête, la voix gémissante du jeune Sorcier.

« Ça ne va pas de crier si fort ! Qui m’appelle ? »

« C’est moi, c’est Guillemot. Désolé ! C’est la première fois que j’utilise ce Lokk ! »

« Guillemot ! s’écria son ami. Je suis content de t’entendre ! Est-ce que je peux t’aider ? »

« Peut-être… je cherche à joindre Maître Qadehar, et je n’y arrive pas. »

« Rien d’étonnant ! Gérald vient de m’apprendre que Qadehar a quitté Ys pour le Monde Incertain, avec ton oncle Urien et un autre Chevalier du nom de Valentin ! »

Guillemot fut stupéfait.

« C’est catastrophique… J’ai quelque chose de très, très important à lui dire… »

« Très important ? Très, très important ? » répéta Bertram.

« Très, très important. Capital, même ! »

« Et… de quoi s’agit-il ? »

« Je t’en prie, Bertram, n’insiste pas, je ne peux rien te dire ! C’est destiné à Maître Qadehar uniquement. »

« Eh bien, qu’est-ce que tu attends pour le rejoindre dans le Monde Incertain ? »

Bertram avait répondu d’un ton irrité. Mais Guillemot répondit :

« C’est ce que je vais faire, tu as raison… »

« Eh ! Guillemot ! Je plaisantais, tu le sais bien ! » « Moi non, Bertram. Ce que j’ai à dire à Qadehar est de la plus grande importance… »

« En ce cas… en ce cas… je pars avec toi ! » L’Apprenti hésita un moment. Il était hors de question qu’il entraîne une nouvelle fois ses amis dans une aventure hasardeuse ! Mais Bertram ? Au fond de lui, il se sentait soulagé en l’imaginant à ses côtés. Bertram insista :

« Alors Guillemot ? C’est d’accord, n’est-ce pas ? » « D’accord. Rendez-vous demain midi, chez moi. » « Génial, génial, archi-génial ! Bon, je file me préparer. A demain ! »

« A demain. »

La communication s’interrompit. Malgré le désarroi dans lequel l’avaient plongé les aveux du Seigneur Sha, Guillemot ne put s’empêcher de sourire en pensant à l’enthousiasme de Bertram. C’était un garçon étrange, mais tellement, hum… génial !

Il sauta au bas du dolmen et prit la direction de Troïl. Il lui restait quelque chose d’important à faire. Plus important encore que la plus importante des révélations à faire au plus important des Sorciers…

Guillemot arriva chez lui au moment où sa mère posait les assiettes sur la table.

– Tu arrives au bon moment ! lui lança-t-elle. Lave-toi les mains, et termine de mettre le couvert pendant que je sors le rôti du four !

Guillemot se précipita vers l’évier et se passa les mains sous l’eau.

– Avec du savon ! ordonna sa mère qui lui tournait le dos.

Il soupira et se demanda comment elle faisait pour voir ce qu’il faisait sans le regarder. Voilà qui dépassait sa science de petit Apprenti !

Il obéit et disposa les verres, les fourchettes et les couteaux sur la table. Puis il s’assit. Alicia déposa le plat fumant devant lui.

– Hum ! Ça sent bon ! Qu’est-ce qu’on mange, avec ?

– Des frites !

– Génial ! Maman, je t’adore !

– Allez, mange pendant que c’est chaud.

Guillemot découpa de belles tranches de rôti et servit sa mère avant d’en déposer une dans son assiette. Il tremblait légèrement. Il s’était promis ce soir-là de lui demander quelque chose, quelque chose que jamais auparavant il n’avait osé demander. Il voulait savoir. Il voulait apaiser le doute qui le tourmentait.

Il la regarda et la trouva très belle avec sa magnifique chevelure blonde. Il ressentit des bouffées d’amour pour elle. Non, il ne pouvait pas. Et pourtant…

– Maman… commença-t-il d’une voix étranglée.

– Oui, mon chéri ? répondit Alicia, avant de pâlir devant son air grave. Que se passe-t-il ?

– Je voulais… Je voulais savoir si…

Jamais Guillemot n’aurait cru que cela pouvait être si difficile.

– Je voulais savoir si tu avais eu un autre mari que papa.

Voilà. Il l’avait dit. Et il s’en voulait maintenant. Il n’osait plus regarder sa mère. Alicia l’observa un long moment, puis elle se leva, s’approcha de lui et le prit dans ses bras. Guillemot s’y réfugia aussitôt.

– Mon chéri. Mon pauvre chéri. Je sais combien c’est difficile pour toi ! Je sais, crois-moi, je sais ! Mais écoute-moi bien : il n’y a jamais eu dans ma vie d’autre homme que ton père. Et peu importe ce qu’il a fait, ou le courage qu’il n’a pas eu. Je crois que, même aujourd’hui, je ne pourrais pas m’empêcher de l’aimer encore.

Guillemot sanglotait doucement. Toute la pression qui avait pesé sur ses épaules pendant de longs jours s’échappait en même temps que ses larmes.

– Là, là, mon chéri, le calma sa mère en le berçant. J’ai l’impression d’avoir de nouveau dans mes bras mon joli bébé !

– Ton… joli… bébé ? demanda Guillemot encore secoué par les sanglots, en s’essuyant les yeux.

– Mon si joli bébé ! Si joli qu’une infirmière de l’hôpital de Dashtikazar, où tu es né, a même essayé de t’enlever ! Je me souviens d’elle comme si c’était hier.

Elle était très belle, avec ses longs cheveux clairs et ses yeux verts…

Guillemot crut que son cœur allait une nouvelle fois s’arrêter de battre. Une femme aux yeux verts, comme dans les rêves d’Ambre ! Une femme qui avait essayé de l’enlever…

– Rassure-toi mon chéri, s’empressa d’ajouter Alicia devant l’air surpris de son fils, elle n’est pas partie bien loin, puisque tu es là avec moi ! On a retrouvé l’infirmière peu de temps après, errant dans les couloirs. Elle n’a fait aucune difficulté pour rendre le bébé. Après, elle a été renvoyée, et je ne sais pas ce qu’elle est devenue.

– Et… Tu es sûre que c’était bien moi ? paniqua Guillemot. Je veux dire, le bébé que cette femme t’a rendu ?

– Bien sûr mon chéri ! s’étonna Alicia. Tu avais ton bracelet, avec ton nom ! Et même si les bébés se ressemblent, je t’aurais reconnu entre mille. Qui voudrais-tu être d’autre ?

– Je n’en sais rien, et c’est bien le problème, murmura Guillemot, trop faiblement pour que sa mère l’entende.

Treize années de certitudes venaient de s’écrouler comme un château de cartes.

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