XXXIV Plus fort que la magie


– Quoi vous faire ! Quoi vous faire ! se lamenta Kor Hosik, le jeune Korrigan, en tête des poursuivants. Maintenant roi être vraiment en colère !

Les captifs furent mis en rang, les uns à côté des autres. On ne leur avait même pas lié les mains. Les Korrigans étaient sûrs d’eux.

Au son insolite d’une trompette taillée dans une racine, Kor Mehtar fit son apparition sur une chaise à porteurs. Sitôt posé au sol par les six Korrigans qui le convoyaient sur leurs épaules, le roi bondit et fit une pirouette.

Vous m’avez gravement offensé,

En tentant de vous échapper !

Ma vengeance sera aussi terrible

Que votre évasion était risible !

Il avait vraiment l’air furieux et ne cessait de faire des cabrioles en parlant.

Nous sommes désolés,

Maître du… tenta d’expliquer Guillemot avant d’être interrompu par le roi qui leva vers lui une main menaçante.

Silence !

Heureusement pour toi

Que je n’ai pas le droit

De punir ton impertinence !

Kor Mehtar fit signe à deux Korrigans d’empoigner Guillemot.

C’est toi seul que je veux,

À tes amis tu peux dire adieu.

Mes Korrigans vont les faire danser,

Pendant l’éternité !

Quant à toi je n’envie pas ton sort,

Qui sera pire que la mort !

Guillemot pâlit. Les autres sentirent leurs jambes se dérober. Parmi les Korrigans, une clameur de joie accueillit l’annonce du roi. Plusieurs d’entre eux se précipitèrent sur Coralie, Agathe, Bertram, Gontrand, Ambre et Romaric.

Et n’essaie pas d’en appeler aux étoiles,

Ou tes amis auront très mal ! menaça Kor Mehtar en plantant son regard sombre dans les yeux verts de Guillemot.

Puis il se dirigea vers sa chaise à porteurs. Les deux Korrigans qui tenaient fermement Guillemot entraînèrent le jeune garçon dans la lande.

– Guillemot ! Non ! hurla Ambre en se débattant. -Arrête, Ambre, tenta de la calmer Romaric. Tu ne peux rien faire pour lui.

Mais la jeune fille semblait prise de folie et continua à s’agiter. Ses yeux se révulsèrent et devinrent blancs. Un grondement sourd, terrifiant, sortit de sa gorge.

– Ambre ! Qu’est-ce qui t’arrive ? paniqua Romaric.

– Je t’assure qu’il ne s’est rien passé dans la chambre de Guillemot, à Troïl ! s’exclama Agathe, terrorisée.

Mais Ambre, indifférente aux cris inquiets de ses amis, semblait ne s’intéresser qu’à Guillemot qu’on emmenait au loin. Brusquement animée d’une force titanesque, elle envoya valser d’un seul geste le Korrigan qui la tenait par le bras. Elle donna ensuite à celui qui s’agrippait à sa jambe une gifle d’une telle violence qu’elle l’assomma sur le coup. Puis, avec une démarche d’automate, elle se dirigea droit sur Guillemot et ses ravisseurs.

Un Korrigan essaya de s’interposer. Mal lui en prit : Ambre le saisit à la gorge et le jeta dans un buisson.

Un mouvement d’affolement parcourut la colonne de Korrigans.

– Tudieu ! Ça lui arrive souvent ? questionna Bertram en ouvrant de grands yeux.

– Je crois bien que c’est la première fois, avoua Romaric.

– Je… je jure, bafouilla Agathe en déglutissant, et je vous en fais la promesse solennelle à tous que jamais plus je ne me mettrai en travers de sa route !

– C’est bien son style de gifler un Korrigan, commenta Coralie, mais je ne pensais pas qu’elle était si costaud !

– Une Hamingja, murmura Bertram.

– Qu’est-ce que tu dis ? s’enquit Romaric.

– Je dis que son comportement n’est pas naturel et qu’il n’y a qu’une seule explication : un enchantement.

– Explique-toi…

– C’est quelque chose qui se faisait autrefois, continua Bertram. On conditionnait des gens en imprimant sur eux un sortilège, pour les forcer à réagir d’une certaine manière, dans certaines circonstances. Sans qu’ils le sachent, ou s’en rendent compte ! C’étaient des Hamingja. Mais aujourd’hui, de telles pratiques sont interdites…

– Quelqu’un aurait ensorcelé ma sœur ? s’étonna Coralie. Impossible ! Tu n’es décidément pas romantique pour un sou, Bertram, tu ne vois pas que c’est l’amour qui la rend capable de tout !

– A mon avis, dit Gontrand avec une moue dubitative, Ambre nous fait une crise de folie. Elle n’a pas supporté qu’on emmène Guillemot. Tout le monde sait que les fous sont beaucoup plus forts que les gens normaux.

– Pensez ce que vous voulez, bougonna Bertram, vexé qu’on ne lui accorde pas plus de crédit. Je vois ce que je vois et je sais ce que je sais…

Pendant ce temps, Kor Mehtar était monté sur le toit de la chaise à porteurs et invoquait en dansant le pouvoir d’un Ogham. Il le projeta sur Ambre qui avançait toujours vers Guillemot, d’une démarche raide d’automate. L’Ogham atteignit la jeune fille dans une gerbe d’étincelles rouges. Ambre s’effondra sur le sol.

– Ambre ! hurla Romaric.

Vous vous croyez au cirque ? siffla Kor Mehtar.

Je commence à être fatigué

Par vos tours pendables,

Vos feux d’artifice magiques,

Vos évasions manquées,

Vos clowneries minables !

Allez, mes Korrigans,

Allez, mes fils, saisissez ces méchants !

Sans se soucier des menaces de Kor Mehtar, Coralie se précipita vers sa sœur. Ambre gisait sans connaissance, mais n’avait pas l’air blessée. Elle lui caressa doucement les cheveux et ne put empêcher une larme de rouler sur sa joue. Qu’est-ce qui lui avait pris de courir ainsi au secours de Guillemot ? L’aimait-t-elle donc à ce point ? Elle ressentit un pincement de jalousie au cœur. Et elle, quand vivrait-elle enfin une vraie histoire d’amour ? Cet idiot de Romaric ne se déclarerait-il jamais ?

Brutalement, Coralie fut arrachée à sa sœur par deux Korrigans. Elle tenta de se débattre, mais l’un de ses agresseurs la gifla violemment. Romaric rugit de colère et fit mine de venir à son aide, mais il fut instantanément maîtrisé. Agathe et Gontrand gémirent d’inquiétude. La situation leur échappait totalement.

« C’en est trop ! se dit Bertram. Mon vieux, il faut cette fois ranger ton orgueil de Sorcier et agir ! Dis-toi que c’est la seule solution, même si elle n’est pas très jolie ! Ni très légale… Manger de la nourriture infecte, d’accord, jouer à des jeux idiots, à la rigueur. Mais là, ça dépasse vraiment les bornes ! Depuis quand frappe-t-on les filles ? »

Il rassembla tout son courage, prit une profonde inspiration et plongea une main tremblante dans sa sacoche de Sorcier. Il en sortit un objet étrange, court et métallique, qu’il braqua dans la direction du roi.

Il y eut un cri d’horreur général. Les Korrigans considérèrent, effarés, le jeune Sorcier qui menaçait Kor Mehtar avec une arme.

Tu n’en as pas le droit !

Tu enfreins toutes les lois ! hurla ce dernier en se dandinant d’un pied sur l’autre.

Et moi je te conseille,

Grand souverain, répondit Bertram en s’avançant d’un pas dans sa direction, d’ouvrir grandes tes oreilles,

Et de calmer tes nains :

Prends tes cliques et tes claques,

Délivre mes amis,

Et si tu ne veux pas qu’il y ait de couac,

Fiche le camp d’ici !

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Gontrand qui avait du mal à distinguer l’objet que brandissait Bertram.

– Je crois bien que c’est… que c’est un pistolet ! répondit dans un souffle Romaric en écarquillant les yeux. En tout cas, ça ressemble aux pistolets qu’on voit dans les films !

– Mais c’est strictement interdit à Ys ! s’indigna Coralie. Pas d’arme à feu dans notre Monde, c’est une des lois majeures !

– Peut-être, dit Agathe en haussant les épaules, mais aujourd’hui, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai !

Debout sur sa chaise à porteurs, Kor Mehtar semblait particulièrement mal à l’aise.

Devant l’indécision qui semblait paralyser le roi, Bertram l’interpella de nouveau dans la langue des Korrigans :

Tu te décides ?

Mieux vaut sur des captifs verser une larme

Que pleurer le vide,

Fait par une arme !

Sous les yeux stupéfaits de l’assemblée des Korrigans et de ses amis, Bertram tira en l’air, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Le tonnerre n’aurait pas fait plus de bruit. Un hurlement d’épouvante monta de la lande. Bertram arma le pistolet une seconde fois avant de le diriger sur le roi et ses acolytes. Il se tourna vers Kor Hosik, le traducteur :

– Parler dans votre langue compliquée ne m’amuse plus. Dis au roi qu’il a intérêt à nous laisser partir. Sinon, je n’hésiterai pas à me servir de cette arme.

Le Korrigan traduisit les paroles de Bertram. Le roi considéra longuement le groupe qui lui tenait tête depuis le milieu de la nuit. Puis il donna une série d’ordres. Aussitôt les Korrigans s’éparpillèrent dans la lande, et ses ravisseurs abandonnèrent Guillemot, pieds et poings liés, à même le sol. Kor Mehtar s’installa ensuite dans sa chaise, souffla quelques mots à Kor Hosik, puis s’en alla, aussi vite que les jambes de ses porteurs le lui permirent.

– Mon roi être fatigué, expliqua le traducteur. Vous décidément très forts. Et puis aube arriver, et Korrigans pas aimer soleil…

A l’est, l’horizon commençait en effet à pâlir, et on distinguait, dans le lointain, les maisons de Dashtikazar.

Kor Hosik, avant de s’élancer sur les traces du roi, se retourna une dernière fois vers eux, et agita son chapeau :

– Au revoir, au revoir !

– J’espère bien que non, grommela Gontrand.

Les herbes et les arbustes frémirent une dernière fois. Puis, plus rien : comme s’ils se réveillaient brutalement d’un mauvais rêve, ils se retrouvèrent seuls sur la lande.

Agathe et Gontrand allèrent libérer Guillemot des liens et du bâillon qui l’entravaient. Puis la petite bande se regroupa autour du corps inanimé mais vivant d’Ambre. En même temps que pointait l’aube, ils ressentirent un immense soulagement, et chacun se félicita dans son cœur de l’heureuse issue de cette incroyable aventure.

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