XIV Intrusion


Bertram choisit de ramener Guillemot dans sa chambre. C’était la plus sage décision qu’il pouvait prendre, lui sembla-t-il. Sage ? Décidément, ce garçon l’influençait ! Il ne comprenait toujours pas pourquoi ses révélations au sujet de l’Ombre avaient plongé l’Apprenti dans un tel désespoir. Guillemot savait-il quelque chose sur le Seigneur Sha que les autres ignoraient ?

Il lui proposa de lui tenir compagnie, mais Guillemot refusa, avec un pâle sourire d’excuse, lui assurant qu’il se sentait bien et qu’il préférait rester seul.

Le jeune Sorcier le laissa dans sa chambre, et descendit l’escalier en direction de la cour intérieure, au centre du monastère.

Dans la cour, ouverte sur un ciel sans nuages, il s’engagea dans la galerie d’arcades. C’est à cet instant qu’il entendit un bruit en provenance de la grande porte… Un bruit sourd. Il s’arrêta.

Il crut d’abord qu’on frappait depuis l’extérieur pour entrer. Mais quand les coups devinrent plus puissants et que la porte se mit à trembler, il comprit qu’il se passait quelque chose d’inhabituel… et de grave.

Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui : il était seul. Les autres Sorciers s’étaient dispersés un peu partout dans le monastère. Personne ne pouvait se douter que le siège de la Sorcellerie d’Ys était pris d’assaut en ce moment même ! Gifdu n’avait jamais eu de gardien ; la porte se suffisait à elle-même. Jusqu’à aujourd’hui…

Un choc plus violent que les autres fit vaciller les lourds vantaux de chêne. Bertram se dissimula derrière une colonne, le cœur battant. Il chercha fébrilement contre sa hanche sa sacoche de Sorcier, mais il se rappela qu’il l’avait laissée dans sa chambre. Il étouffa un juron. Soudain, dans un grincement effroyable, la porte céda et s’ouvrit, laissant entrer une fumée blanche, au travers de laquelle surgit bientôt un individu de grande taille, drapé dans un épais manteau rouge, couleur de sang.

« L’Ombre, c’est sûrement l’Ombre, pensa Bertram en retrouvant son sang-froid. Tudieu ! Qu’est-ce que je vais faire ? Esprits de Gifdu, inspirez-moi ! »

L’homme en rouge s’avança d’un pas pesant. Il fit un geste et la porte se referma derrière lui, en claquant violemment.

« Il faut prévenir Charfalaq, se dit Bertram. Si quelqu’un peut s’opposer à l’Ombre, c’est lui ! Mais comment l’avertir ? »

Tandis que le Sorcier réfléchissait à la meilleure façon d’agir, l’intrus tissait d’une voix grave un Galdr contre la porte.

« La cloche ! La cloche d’honneur ! se rappela brusquement Bertram. Elle sert à annoncer les visites exceptionnelles. Si je la sonne, les autres comprendront peut-être qu’il se passe quelque chose ! Allez mon vieux, continua-t-il pour se donner du courage, si tu vaux vraiment ce que tu penses valoir, prouve-le ! Fais honneur à Gérald, et montre-lui qu’il a eu raison de faire de toi un Sorcier, contre l’avis de tous ! »

Bertram prit une profonde inspiration, bondit en direction du mur où pendait la chaîne qui actionnait la lourde cloche en bronze. L’homme en rouge se retourna, mais une fraction de seconde trop tard : son Graphème de neutralisation n’atteignit Bertram qu’au moment où celui-ci empoignait la chaîne.

Le jeune Sorcier s’effondra sur le sol, comme foudroyé par une décharge électrique ; cependant, la cloche, mise en mouvement, lança son vigoureux tintement.

L’homme en rouge ne sembla pas s’affoler. Il prit le temps d’invoquer Perthro, le Guide, y mêla Elhaz qui enlevait les verrous, Uruz qui apaisait les esprits d’un lieu et Isaz qui aidait à la concentration, souffla ensuite le nom de Guillemot sur le Lokk qu’il avait créé… Il laissa le sortilège pénétrer dans son esprit, puis, comme s’il savait désormais exactement où aller, il s’engagea dans les couloirs du monastère.

Le tintement inhabituel de la cloche d’honneur tira Guillemot de ses méditations. Quel visiteur exceptionnel recevait Gifdu ? Tout en traînant les pieds, il s’approcha de la fenêtre de sa chambre. Il regarda dans la cour et se figea aussitôt. D’où il se tenait, il pouvait voir Bertram étendu sans connaissance près de la porte d’entrée. Et à côté de lui, la silhouette massive d’un homme vêtu d’un manteau rouge sang…

Guillemot s’éloigna précipitamment de la fenêtre. Mince alors ! Était-ce l’Ombre ? En tout cas, c’était quelqu’un qui avait réussi à forcer les défenses de Gifdu et qui avait terrassé un Sorcier !

Il revint à la fenêtre et observa attentivement l’intrus. Il ne pouvait pas l’entendre, certes, mais en suivant des yeux les doigts qui formaient des Mudra et qui dessinaient des Graphèmes dans les airs, il comprit rapidement qu’il composait un sortilège.

Perthro, Elhaz, Uruz, Isaz… murmura Guillemot pour lui-même. Galdr ou Lokk, ce type est en train de se fabriquer une boussole capable de venir à bout de tous les obstacles ! Il cherche quelqu’un, c’est sûr. Et j’ai bien peur que ce soit moi ! En tout cas, la dernière chose à faire est de rester ici.

L’Apprenti Sorcier attrapa sa sacoche au vol et, tandis que l’intrus pénétrait dans les bâtiments, il s’engagea dans l’escalier de secours menant à la cour.

Une fois sous les arcades, il se précipita vers la porte d’entrée, s’arrêta au passage pour vérifier que Bertram respirait encore, puis essaya d’ouvrir : peine perdue, la porte était scellée de l’intérieur.

Guillemot réfléchit rapidement. La seule chance qu’il avait de s’en sortir, si c’était bien lui que l’homme en rouge voulait attraper, était de disparaître dans le labyrinthe des couloirs du monastère et de s’y terrer… Il n’attendit pas une seconde de plus et s’y engouffra.

Au moment même où l’Apprenti quittait la cour, l’homme en rouge s’introduisait dans la chambre qu’il avait abandonnée quelques instants plus tôt. Un coup d’œil lui apprit que Guillemot n’était plus là. Le Lokk d’investigation le poussa à ne pas perdre de temps et l’entraîna jusqu’aux couloirs du rez-de-chaussée.

A l’angle d’un corridor, il tomba nez à nez sur un petit groupe de Sorciers que Qadwan et Gérald conduisaient en direction de la porte d’entrée. Il élabora à une vitesse stupéfiante un sortilège d’immobilisation qui cloua les malheureux individus au sol.

Puis, sans prêter davantage attention aux Sorciers qui gesticulaient et hurlaient de colère, il s’engagea dans le labyrinthe. Il hésita devant un premier embranchement, et prit à droite. L’itinéraire semblait mener vers les sous-sols. Au deuxième embranchement, l’homme consulta une Pierre Bavarde et eut la confirmation qu’il plongeait bien dans les profondeurs de Gifdu…

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