XXI Deux vieux amis
– Tu as demandé à me voir, Urien ?
– Oui, Valentin. Viens t’asseoir.
Le majordome du seigneur de Troïl prit place près du feu, sur le tabouret où il aimait tenir compagnie au colosse lorsque celui-ci méditait, le soir, le regard perdu dans les flammes. Urien avait certainement envie de parler. Valentin le connaissait bien ! Ils étaient ensemble à Bromotul, ensemble sur les routes d’Ys et sur les chemins du Monde Incertain. Ensemble depuis si longtemps…
Son maître et ami se mettrait à parler lorsqu’il en sentirait le besoin, se dit Valentin, et il attendit patiemment.
– Je m’ennuie, mon vieux compagnon, dit enfin Urien. Je m’ennuie et je m’encroûte dans une vie dénuée d’action, dénuée d’intérêt.
– Allons, ta vie d’aujourd’hui est certes différente de celle d’hier, mais tu ne t’en plaignais pas jusqu’à présent. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Urien laissa échapper un gros soupir.
– C’est depuis que je rends visite à Romaric, à Bromotul. J’ai l’impression de me revoir, à son âge. Et surtout, j’ai le sentiment que toutes les années, depuis, sont passées aussi vite qu’un claquement de doigts !
La danse des flammes éclairait de lueurs changeantes la barbe grise et broussailleuse du géant affalé dans son fauteuil massif.
En face, Valentin souriait de voir son ami en proie aux affres de la nostalgie. Le majordome, avec son visage osseux, ses cheveux blancs, sa silhouette nerveuse et longiligne, offrait un contraste étonnant avec Urien, tout en chair et en muscle. La différence ne s’arrêtait pas là…
Adolescents à l’époque où il fallait appartenir à une grande famille pour entrer dans la Confrérie, ils avaient l’un et l’autre rejoint Bromotul par des chemins différents : Urien, aîné des Troïl, était entré comme Écuyer, et lui, dernier enfant d’une famille modeste de Dashtikazar, comme marmiton.
Un jour, exaspéré par l’attitude méprisante de certains Écuyers à son égard, il en avait défié plusieurs et leur avait fait mordre la poussière. Son geste avait plu au Grand Chevalier qui dirigeait alors Bromotul. Il lui avait proposé de quitter les cuisines et d’entrer en écuyage. A condition qu’un Écuyer accepte de le parrainer. Seul Urien, qui pensait volontiers que l’unique noblesse était celle du cœur, s’était avancé, indifférent aux cris de réprobation de ses pairs… Valentin lui en avait toujours été infiniment reconnaissant, et une solide amitié était venue renforcer ce lien.
Plus tard, lorsque les deux hommes avaient décidé de faire équipe en tant que Chevaliers, on les surnomma les Don Quichotte, en raison de leur apparence, de leur caractère idéaliste et de leur relation.
Lorsqu’il fut temps pour eux de se ranger et de laisser place à des Chevaliers plus jeunes et plus fougueux, Urien proposa tout naturellement à Valentin de l’accompagner vivre à Troïl. Et pour ne pas faire jaser la bonne société d’Ys, ce dernier choisit librement d’endosser le rôle de majordome…
Un éclair traversa les prunelles dorées de Valentin.
– Les Don Quichotte… Tu te rappelles ?
Un sourire illumina le visage bourru d’Urien.
– Bien sûr que je me rappelle ! Le nombre de coups que nous avons distribués à cause de ce surnom, avant de l’accepter comme un titre de gloire !
– Je crois que personne ne t’arrivait à la cheville dans le maniement de la hache de guerre. Ni dans celui de la lance ! Combien d’adversaires as-tu défaits au cours des tournois ?
– Et toi, l’escrimeur hors pair, combien de prétentieux as-tu mouchés avec ton épée ?
Les deux hommes s’enthousiasmaient au fur et à mesure qu’ils évoquaient les souvenirs.
– Je crois que c’est dans le Monde Incertain que nous avons trouvé des combattants à notre mesure, conclut Valentin en hochant la tête.
– J’ai encore le souvenir cuisant du coup de massue que m’avait assené sur le bras cet Ork gigantesque, confirma Urien.
– Cela s’est passé devant Ferghânâ, quand nous étions à la poursuite de l’Errant qui menaçait de détruire la Porte de l’île du Milieu, n’est-ce pas ?
– Oui… Que d’aventures, sacré nom, que d’aventures !
Urien frappa violemment du poing sur l’accoudoir de son fauteuil.
– Et aujourd’hui, aujourd’hui, Valentin ? gémit-il. Je passe mon temps à manger, à rêvasser et à dormir, comme presque tout le monde à Ys ! A me morfondre dans mon fauteuil, pendant que l’Ombre prépare un mauvais coup…
– Allons, Urien, tenta de l’apaiser Valentin, nous avons fait ce que nous devions faire, c’est au tour d’autres d’agir, aujourd’hui…
– Tu parles ! s’emporta Urien. Il n’y en a plus que pour la Guilde, à présent ! C’est elle qui décide de tout, qui mène le bal. La Confrérie est réduite à un rôle de toutou : elle obéit mollement aux avis des Sorciers ! Non, bon sang ! L’Ombre est peut-être une créature démoniaque, il n’empêche que c’est la force, et pas les tours de passe-passe magiques, qui l’a fait reculer, chaque fois ! Souviens-toi, dans les Montagnes Dorées…
Des images de cadavres entassés sur une route, d’Orks ricanant et d’une silhouette traînant derrière elle un halo obscur s’imposèrent à Valentin qui les chassa d’un mouvement de tête, en frissonnant.
– Rends-toi compte, mon brave Valentin, continua Urien d’un ton désespéré, que le Pays d’Ys en est réduit à envoyer des gamins contre l’Ombre ! Des gamins !
– Ça ne s’est pas exactement passé comme ça, objecta Valentin. Romaric et sa bande sont partis à l’insu des autorités, et pour aller chercher la petite Balangru…
– Tu chipotes ! Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a plus d’hommes dignes de ce nom à Ys, et qu’il faut maintenant attendre que des gosses fassent le travail à notre place !
– Pas si faibles que ça, objecta Valentin. Il paraît que Guillemot a détruit le palais de Thunku d’un seul mot magique…
– Bêtises ! rugit Urien. Qadehar était là-bas ! C’est lui qui a tout fait ! Et Guillemot s’en est attribué le mérite !
– Tu es injuste, soupira le majordome. Ta haine pour ce garçon t’aveugle. Il n’y est pourtant pour rien…
– C’est le fils de ce lâche, de ce traître !
– C’est aussi le fils de ta sœur.
– Hélas pour moi et pour le nom des Troïl !
Urien avait le visage empourpré. Valentin savait qu’à ce stade de la conversation, il était inutile d’insister.
Pourtant, il aurait tellement aimé amener son ami à de meilleurs sentiments à l’égard de Guillemot, qui payait la faute d’un d’autre ! Il se sentait proche de cet enfant, rejeté comme lui-même l’avait été, et obligé, alors qu’il suffisait pour certains de bien naître, d’accomplir des exploits pour se faire reconnaître…
Il se leva et quitta la cheminée, laissant Urien se débattre avec ses sombres pensées.