XXX Mauvais pas


Le Korrigan au chapeau bleu savourait l’anxiété qu’il lisait sur les visages d’Ambre et de Romaric. Il reprit :

Dites-nous donc mes enfants,

Qui de vous deux maintenant,

Se sent la jambe assez légère,

Pour se porter volontaire ?

– Pas de précipitation, prévint Ambre. Réfléchissons : que peut bien signifier la jambe légère ?

– Il va nous faire courir à cloche-pied ? Jongler avec un ballon ? Nous faire danser le french-cancan ? Comment savoir ! s’énerva Romaric.

Tandis qu’Ambre et Romaric, avant de décider lequel d’entre eux affronterait la deuxième épreuve, tentaient de deviner en quoi elle consisterait, Agathe, près du trône, se laissait réconforter. Coralie lui avoua qu’elle-même n’aurait pas trouvé la bonne réponse, et Gontrand loua sa bonne idée d’avoir répondu en français.

– J’ai trop réfléchi, se morigéna Agathe. Tout de suite, je me suis dit qu’avec l’esprit tarabiscoté des Korrigans, la solution était forcément compliquée…

– C’est pour ça qu’il a choisi un roi et un mendiant : pour t’orienter dans une mauvaise direction, dit Guillemot.

– En tout cas, merci de m’avoir sauvée encore une fois, déclara la grande fille en se jetant au cou de l’Apprenti et en l’embrassant sur les joues.

Guillemot se dégagea comme il le put de l’étreinte d’Agathe, et regarda dans la direction d’Ambre. Mais la jeune fille, absorbée par sa discussion avec Romaric, n’avait pu voir la scène. Coralie fit mine de regarder ailleurs, et Gontrand se retint pour ne pas pouffer.

A cet instant, Ambre s’avança vers le Korrigan au chapeau bleu et tous les regards se portèrent sur elle. L’arbitre expliqua en se frottant les mains ce qui l’attendait : on allait la faire sauter à la corde quarante fois ! Romaric soupira de soulagement. Ils avaient tout de même fait le bon choix…

Deux Korrigans apportèrent une corde. Ils en saisirent chacun une extrémité et commencèrent à la faire tourner.

Ambre ferma les yeux. A l’école primaire, elle était la championne incontestée du saut à la corde ; il devait bien lui en rester quelque chose ! Elle les rouvrit, calma sa respiration, s’approcha de la corde qui tournait plutôt vite, et commença des petits bonds.

– Un, deux, trois, quatre… comptaient ses amis à voix haute. Onze, douze, treize, quatorze…

Ambre sautillait agilement, parfaitement concentrée. L’arbitre grimaça et jeta un regard au roi qui semblait furieux. Il fit un signe imperceptible aux deux Korrigans qui maniaient la corde, et la vitesse s’accéléra de façon significative.

– Ce n’est… pas… juste… haleta Ambre.

– Trente et un, trente-deux, trente-trois, trente… Ohhhhhh !

La corde avait fauché Ambre et l’avait envoyée au sol, sous les cris de joie des Korrigans qui, d’excitation, faisaient trembler les passerelles et les plates-formes où ils se tenaient.

– Mais… ils trichent ! s’exclama Coralie, rouge d’indignation.

– Bien sûr qu’ils trichent, soupira Gontrand en s’avançant vers le roi. Bon, à moi maintenant. J’espère que je serai à la hauteur !

Romaric s’était précipité pour aider Ambre à se relever. Elle ne décolérait pas. Leurs regards se portèrent sur le trône.

Le roi avait fait venir un jeune Korrigan, et il terminait de lui donner des instructions à l’oreille. Le jeune Korrigan s’approcha ensuite de Guillemot avec un large sourire, et souleva poliment son grand chapeau :

– Bonjour ! Mon nom être Kor Hosik ! Je comprendre votre langue ! Mon roi demander à moi surveiller ce que vous quoi dire ! Mon roi peur de tricherie !

– C’est un comble ! grommela Agathe.

– Eh bien, Kor Hosik, je suis heureux de faire ta connaissance, répondit simplement Guillemot en souhaitant très fort que Gontrand réponde correctement à la question du roi, et encore plus fort, après un coup d’œil en direction de Coralie, que Romaric réussisse la troisième épreuve physique…

Mon garçon, commença Kor Mehtar en s’adressant à Gontrand,

Réponds donc à ma question :

C’est un amas d’ivoire,

Au fond d’une chambre noire…

– C’est vraiment tout ? demanda Gontrand à Guillemot après que celui-ci eut traduit la question.

– C’est tout, confirma simplement Guillemot sous l’œil et l’oreille attentifs de Kor Hosik.

A l’expression qu’il lut sur les visages d’Agathe, de Coralie et de Guillemot, Gontrand comprit qu’il n’aurait pu, même en l’absence de l’espion korrigan, compter sur l’aide de personne ! Il entreprit donc de réfléchir calmement à l’énigme.

Il envisagea les explications les plus invraisemblables, mais c’est en tapotant sur ses dents d’un air distrait qu’il trouva par hasard la réponse.

Ô roi des Korrigans, répondit-il directement en korrigani, tout heureux d’avoir résolu l’énigme,

La chambre noire

Est la bouche, et l’amas d’ivoire,

Les dents !

Kor Mehtar trépigna de rage sur son trône, tandis qu’Agathe, Coralie et Guillemot félicitèrent leur compagnon.

Le Korrigan au chapeau bleu, qui ne riait plus du tout, se précipita vers Romaric et lui souffla, d’un ton hargneux :

La dernière épreuve est pour toi.

Ne croyez pas vous en tirer comme ça…

Avec moi tu vas faire

Un terrible bras de fer !

Des Korrigans apportèrent une table et deux chaises basses. Romaric s’assit d’un côté et le Korrigan au chapeau bleu en face.

– Un arbitre partie prenante dans un jeu, on aura tout vu, commenta froidement Ambre.

– Si je peux me permettre, lui répondit Bertram, le gnome au chapeau bleu a choisi son camp depuis le début !

– Tu as raison, reconnut-elle. J’espère que Romaric va lui faire mordre la poussière !

– Hélas, je crains que non, dit Bertram en poussant un soupir sincère.

Le Korrigan posa son coude sur la table et présenta sa main en patte de chat à Romaric, qui la saisit en réprimant un frisson.

Es-tu prêt,

Jeune benêt ?

Je le suis,

vieux débris ! répondit Romaric d’un ton de défi.

Son adversaire jeta un regard mauvais au garçon et engagea immédiatement l’épreuve de force. Romaric comprit aussitôt que son adversaire, malgré son gabarit, était beaucoup plus puissant que lui. Il décida cependant de se battre de son mieux.

Le contact dans sa paume de la petite main poilue et griffue ne l’aidait pas à se concentrer ! Il tint aussi longtemps qu’il le put puis, au bord de l’épuisement, rendit les armes. Son adversaire lui fit toucher la table du dos de la main.

L’assistance réserva un triomphe au Korrigan qui jeta en l’air son chapeau.

– Oh non, c’est à moi maintenant ! se lamenta Coralie. Je ne peux pas passer mon tour ?

– C’est difficile, tu es la dernière, répondit Agathe avec condescendance.

– Tu vas t’en sortir, j’en suis certain, essaya de la rassurer Guillemot tandis que la jeune fille s’approchait du trône. Est-ce que tu ne t’en es pas sortie avec les méduses de la Mer des Brûlures ?

– Si, avoua Coralie dans un souffle. Mais là, ce n’est pas pareil : tout repose sur moi !

– La vie de Romaric aussi dépendait de toi, dans le Monde Incertain, et tu l’as sauvé. J’ai confiance en toi…

– Merci Guillemot, dit Coralie d’une voix émue en l’embrassant sur la joue.

– Encore une qui t’embrasse, glissa Gontrand à l’oreille de l’Apprenti. Il faudra que tu me livres ton secret ! Je le revendrai à prix d’or à Bertram…

– Tu ne peux pas être sérieux cinq minutes ?

– Si, mais seulement avec un instrument de musique. Et encore, peut-être pas cinq minutes…

Kor Mehtar, après s’être amusé de l’appréhension de la jeune fille, se décida à poser sa question :

Jolie fille d’Ys,

Il faut que tu réfléchisses :

C’est une maison forte, mais qui n’a pas de porte ;

Il y a des gens, dedans,

Mais pas d’éclats de voix…

Guillemot traduisit l’énigme et interrogea Coralie du regard. Celle-ci avait fermé les yeux pour se concentrer. Anxieux, Romaric, Bertram et Ambre attendaient.

– Si elle doit dire quelque chose d’intelligent dans sa vie, c’est le moment ou jamais, soupira Ambre.

Le roi frémissait d’impatience sur son trône. C’est avec une voix réjouie qu’il interrompit les réflexions de Coralie :

Alors ma beauté,

Est-ce que tu as trouvé ?

Oui, Majesté subtile, répondit Coralie d’une voix calme dans un korrigani parfait,

C’était en fait plutôt facile :

Cette maison du mystère, n’est autre qu’un cimetière !

Ses habitants même nombreux,

Sont tous silencieux ;

Et puisqu’il y a peu de chance qu’ils en sortent,

Pas besoin de porte !

Des cris et des gémissements emplirent la caverne. Le roi hurla de rage. L’arbitre se mit à manger son chapeau en se roulant par terre. Ambre se précipita, écarta ses amis qui se pressaient autour de Coralie pour la féliciter et lui faire la fête. Elle serra sa sœur dans ses bras.

– Comment as-tu fait ? s’étonna-t-elle.

– Je ne sais pas, avoua Coralie, confuse. Tout m’a brusquement paru facile. Même le korrigani, que j’ai un mal fou à parler d’habitude !

– Comment expliques-tu ça, Guillemot ? demanda Romaric, tout fier de l’exploit de son amie.

– Je pense que Coralie est moins bête que vous l’imaginez, c’est tout, répondit évasivement Guillemot.

L’Apprenti comprenait très bien ce qui s’était passé : Kenaz, le Graphème stimulateur des fonctions cérébrales qu’il avait lancé pour aider Agathe, avait fonctionné à retardement, et avait agi sur Coralie. C’était un mystère de plus !

« Dans le Monde Incertain, se dit-il, où le ciel n’est pas celui d’Ys, les Graphèmes et leurs pouvoirs sont différents. Mais ici, nous sommes à Ys ! Est-ce que le fait d’être sous terre affaiblit les Graphèmes ? Est-ce que les Korrigans possèdent des sortilèges capables de contrer les nôtres ? »

L’expérience lui avait appris qu’il valait mieux avoir un coup d’avance. Quitte à le désamorcer plus tard… Profitant de l’agitation générale, Guillemot construisit mentalement un Galdr complexe et le lança discrètement, à l’aide de Mudra, au centre de la caverne. Comme il s’y attendait, il ne se passa rien.

Le contraire aurait été d’ailleurs plutôt gênant ! Ses amis le poussèrent ensuite vers le trône.

– Allez, demande qu’on nous libère maintenant, exigea Ambre. La plaisanterie a assez duré !

Guillemot s’inclina devant le roi des Korrigans.

Comme vous avez pu le voir, Majesté,

De vos épreuves nous avons triomphé.

Votre parole était sans ambiguïté :

Vous devez nous libérer !

Le roi se tordit les mains et gémit.

Hélas, mon garçon, c’est vrai tu as raison.

Je vous avais promis la délivrance,

Comme prix de votre vaillance…

Mais je dois absolument te livrer,

À ce quelqu’un,

Qui est plus puissant qu’un souverain,

Et à qui je ne peux rien refuser !

Bien que je sois roi, je n’ai pas le choix.

– Quoi ? Mais c’est de la triche ! s’indigna Coralie.

– Vous n’avez pas le droit ! hurla Agathe.

– Je croyais que les Korrigans avaient plus d’honneur que ça, dit Gontrand méprisant.

Kor Mehtar, indifférent aux exclamations outrées des jeunes gens d’Ys, fit signe qu’on les emprisonne.

Bertram glissa encore sa main dans sa sacoche, comme pour y chercher quelque chose. Guillemot surprit son geste et lui lança un regard interrogateur. Le Sorcier rougit et la retira aussitôt, avec un air coupable.

– Bon, chuchota-t-il à l’oreille de Guillemot pour se rattraper, tu vas voir ce dont un Sorcier est capable quand ses amis sont en danger !

Bertram leva les bras et prit un air terrible.

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