XXVII Ambre voit rouge


Plus tard, alors que la nuit commençait à chasser la clarté du deuxième jour de fête, la bande se retrouva près du feu dressé au centre de la Grand-Place.

Tandis que des musiciens s’échauffaient sur une estrade, Ambre et Coralie, sous le regard moqueur de Bertram, montrèrent quelques pas à Romaric qui désirait toujours autant apprendre à danser.

Ils se régalèrent ensuite de grillades, que des Chevaliers faisaient cuire au-dessus de gigantesques braseros.

Lorsque la fête commença, Ambre entraîna une nouvelle fois Guillemot au milieu des danseurs et ne le lâcha plus. Pour éviter d’être choisi, comme c’était le cas d’habitude, par une cavalière pas très jolie, Gontrand décida d’en dénicher une à son goût. Il découvrit enfin l’heureuse élue, la fit d’abord rire avec quelques plaisanteries, puis l’arracha à son groupe pour l’emmener sur la piste où l’on dansait un branle. Coralie se retrouva bientôt seule avec Bertram et Romaric.

– Quelle nuit magnifique ! s’exclama-t-elle en s’asseyant au bord de la vasque en forme de coquillage et en laissant son regard se perdre au milieu des étoiles.

– Oui, c’est une très belle nuit, renchérit Bertram qui trouvait vraiment dommage que Romaric soit avec eux…

– Vraiment très belle ! dit à son tour Romaric, qui maudissait Maître Qadehar de leur avoir imposé la présence de ce Sorcier qu’il hésitait encore à classer parmi les individus simplement grotesques ou carrément dangereux. Au fait, Bertram, c’est vrai que les Sorciers prononcent des vœux de célibat ?

– C’est exact, répondit Bertram avec réticence et en haussant les sourcils. Mais rester célibataire ne veut pas dire que l’on ne peut pas avoir de petite amie ! ajouta-t-il aussitôt en lançant un coup d’œil furtif en direction de Coralie.

Romaric grommela quelque chose au sujet des gens qui jouaient sur les mots, mais ne dit rien de plus. Un silence pesant s’installa, soudain interrompu par une silhouette qui surgit d’une ruelle.

– Bonsoir tout le monde ! Guillemot n’est pas avec vous ? Je le cherche partout depuis hier !

– Agathe ? s’étonna Coralie.

C’était bien Agathe. Elle était vêtue d’un ravissant ensemble, et, pour une fois, s’était maquillée avec goût. Romaric la regarda comme s’il ne l’avait jamais vue auparavant.

– Thomas n’est pas avec toi ? demanda-t-il finalement.

– Thomas, Thomas… répondit-elle avec une moue contrariée, qu’est-ce que vous avez à toujours me parler de Thomas ? Je ne suis pas mariée avec lui, que je sache !

– Non, mais on a l’habitude de te voir avec lui, bafouilla Romaric.

Il se demanda pourquoi, jusqu’à présent, il n’avait pas remarqué qu’Agathe était plutôt jolie.

– Je ne me suis pas présenté, enchaîna Bertram en faisant un pas en avant et en s’inclinant légèrement : Bertram, Sorcier de la Guilde et ami de Guillemot.

Agathe l’observa avec circonspection puis, convaincue d’avoir affaire à un vrai Sorcier et non à une plaisanterie de la bande, hocha la tête et lui présenta sa main. Bertram s’en saisit aussitôt et y posa ses lèvres.

– Quel galant homme vous êtes, Bertram !

– Quel goujat ! rétorqua Coralie, vexée de ne plus être le centre d’intérêt du jeune Sorcier.

Romaric reprenait espoir.

– Bertram est un grand Sorcier, précisa-t-il aussitôt à l’attention d’Agathe. Il a déjà sauvé une fois la vie de Guillemot !

– Ah oui ? se contenta de remarquer Agathe. Et Guillemot, où est-il ? ajouta-t-elle.

– Il danse avec Ambre, répondit Romaric, agacé.

Il avait espéré détourner l’attention de Bertram sur la nouvelle venue.

– Ah oui, Ambre… murmura Agathe, l’air sombre.

– Eh oui, Ambre… répéta en écho Bertram, sur le même ton, avec une grimace au souvenir du mauvais coup qu’il avait reçu la veille.

– Oh, et puis quelle importance ! décida Agathe. Je ne fais rien de mal, après tout… J’ai simplement envie de bavarder avec Guillemot. Et ils ne sont pas mariés…

– Si je peux te donner un conseil, se risqua Romaric, méfie-toi. Je connais bien Ambre, et les nuances du style « je veux juste lui parler », c’est pas son truc…

– Je dirais même que ma sœur a la gifle facile quand il s’agit de Guillemot ! ajouta Coralie.

Coralie faisait allusion à la soirée d’anniversaire de l’oncle Urien, au cours de laquelle Ambre avait frappé la grande fille devant tout le monde. Agathe ignora sa remarque.

– Bonne soirée ! lança-t-elle avant de tourner les talons.

Elle se dirigea vers le centre de la place et repéra Guillemot parmi la foule de danseurs.

– On devrait la suivre, proposa Romaric. A mon avis, ça va mal se terminer.

– Chic ! s’exclama Coralie. J’adore quand ma sœur se met en colère !

– Mais dites-moi, s’enquit Bertram, stupéfait, Guillemot est un sacré coureur de filles, non ?

– Oh ! c’est tout récent, rectifia Romaric. Et pour être exact, ce sont plutôt les filles qui lui courent après…

– Quelle chance ! gémit Bertram. Tu connais son secret ?

– Oh, rien de plus facile, ironisa Romaric. Tu mets une raclée à quelques Gommons, tu étales deux ou trois Orks et tu finis en détruisant le palais du caïd du Monde Incertain, ça suffit à les impressionner… D’autres questions ?

Bertram se tint coi.

Pendant ce temps, Agathe s’était avancée vers Guillemot et criait « Houhou ! » en lui faisant signe de la main.

– On dirait Agathe ! s’étonna soudain Ambre qui s’arrêta de danser en voyant la grande fille s’approcher.

– C’est bien elle, reconnut Guillemot, la mort dans l’âme.

Et voilà. Ce qu’il redoutait le plus se produisait ! Il se rendit compte qu’il ne possédait toujours pas la formule permettant de disparaître sous terre, si toutefois elle existait vraiment… Il se promit de remédier à cette lacune s’il sortait vivant de cette confrontation.

Ambre accueillit Agathe assez froidement.

– Qu’est-ce que tu viens faire là ?

– Je viens dire bonsoir à Guillemot, répondit Agathe sans lui prêter plus d’attention et en adressant au garçon un sourire enjôleur. Salut, Guillemot ! Comment ça va depuis la dernière fois ?

– La dernière fois ? Quelle dernière fois ? s’étouffa Ambre.

– Hum, c’est-à-dire que… bafouilla Guillemot.

– Eh bien oui, la dernière fois, à Troïl ! dit Agathe sans tenir compte des regards affolés que l’Apprenti lui lançait. Tu sais, Guillemot, j’adore ta chambre !

Ambre pâlit et posa sur Guillemot des yeux embués de larmes. Puis elle tourna lentement vers Agathe un regard meurtrier.

– Je t’en prie, ne fais pas l’idiote ! voulut intervenir Guillemot. Agathe est simplement passée me voir, et on a lu des B. D. !

– Toi ! siffla Ambre entre ses dents avec un air si terrible qu’Agathe écarquilla les yeux et recula d’un pas. Je vais t’étrangler !

Ambre se précipita sur sa rivale, toutes griffes dehors.

– Guillemot ! hurla Agathe au milieu du brouhaha du bal, stupéfaite par la réaction d’Ambre. Fais quelque chose ! Elle va me tuer !

Ambre ricana, et Agathe prit ses jambes à son cou.

– Ambre, non ! cria Guillemot en voyant la jeune fille se précipiter à la poursuite d’Agathe.

Il se mit à courir derrière les filles.

– Qu’est-ce qui te prend ? cria Romaric en voyant son cousin passer en trombe devant lui.

– Ambre ! Elle veut étrangler Agathe !

Romaric lui emboîta le pas, suivi par Bertram et

Coralie. Au passage, ils arrachèrent Gontrand des bras de sa cavalière, abasourdie, et en deux mots lui expliquèrent la situation.

– C’est ça, l’amour ! commenta Coralie, radieuse, tout en galopant au côté de Romaric.

– C’est de la folie furieuse, oui, grogna l’Écuyer.

– Mais qu’est-ce qui lui a pris ? s’étrangla Gontrand, furieux d’avoir dû abandonner sa cavalière sans plus de manière.

– C’est seulement maintenant… que vous vous apercevez… que cette fille est folle à lier ? dit Bertram qui s’essoufflait.

La course-poursuite les entraînait dans des rues de moins en moins éclairées. Ils dépassèrent bientôt les dernières maisons de Dashtikazar et se retrouvèrent au beau milieu de la lande.

– Par ici ! les héla Guillemot.

Ils rattrapèrent leur ami et coururent quelques minutes encore au milieu des bruyères, guidés heureusement par le halo lumineux de la lune. Soudain, ils entendirent Agathe hurler.

– Trop tard ! gémit Gontrand. Ambre doit être en train de l’étriper !

Puis soudain ce fut au tour d’Ambre de crier.

– En tout cas… nota Bertram hors d’haleine, Agathe a l’air… de défendre… chèrement sa vie…

Ils débouchèrent au beau milieu d’un grand cercle d’herbe brûlée. Ils stoppèrent net. Bertram et Guillemot se regardèrent.

– On dirait… haleta le jeune Sorcier, une piste de danse…

–… de Korrigans ! confirma Guillemot en jetant des regards inquiets alentour. Vite, filons !

Ils n’eurent pas le temps de faire un geste : un filet s’abattit sur eux, et bientôt une multitude de petites mains en forme de pattes de chat entreprirent de les ficeler soigneusement.

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