XIX La Guilde se réunit


– Qadehar, c’est l’heure.

Deux Sorciers dont il ne se rappelait pas les noms étaient venus chercher le Maître dans la chambre où il était retenu prisonnier. Qadehar soupira et se leva de la chaise sur laquelle il méditait depuis de trop longues heures.

– Je suis prêt.

Il sortit dans le couloir. Ses geôliers improvisés le conduisirent en direction du gymnase. Lorsqu’il pénétra dans la vaste salle, le bourdonnement des conversations cessa et des centaines d’yeux se tournèrent vers lui. Des gradins de fortune avaient été installés et environ cent cinquante hommes vêtus du manteau sombre de la Guilde y étaient assis.

« Ils ont battu le rappel des troupes », se dit Qadehar en esquissant un sourire désabusé.

Ses gardiens l’emmenèrent au centre de la salle. En face de lui, sur une estrade, se tenait un collège de cinq Sorciers.

Qadehar reconnut celui qui allait jouer le rôle de procureur général dans ce procès grotesque : c’était le Mage du monastère de Gri, un établissement de la Guilde qui se dressait à l’autre extrémité de la Lande Amère. Qadehar n’aimait pas cet homme, un vieillard sec et ridé que la vie avait aigri plutôt qu’épanoui. Et cet homme, hélas, le lui rendait bien, depuis ce jour où le Maître Sorcier s’était moqué d’un livre traitant de la lecture de l’avenir dans les entrailles des poissons, et ceci en la présence du Mage de Gri, qui en était l’auteur…

Les quatre autres membres du Conseil étaient Charfalaq, qui semblait dormir derrière ses yeux morts, Gérald, qui faisait une tête d’enterrement, et deux Sorciers d’un certain âge et de second plan, qu’il avait vaguement aperçus, une fois, à Dashtikazar ou ailleurs.

Le Mage de Gri se leva et prit la parole.

– Qadehar, frère Sorcier. La Guilde a réuni ce Conseil pour faire toute la lumière sur le dramatique incident de Djaghataël. Nous écoutons tes explications.

Qadehar, d’une voix tranquille mais suffisamment forte pour se faire entendre de l’assemblée, prit la parole :

– Toute cette mise en scène est ridicule ! Je vous ai déjà rapporté l’affaire dans les moindres détails ! Je vous l’ai dit, nous sommes tombés dans un piège, monté par Thunku avec ses Orks de Yâdigâr. Oh, bien sûr, je ne crois pas qu’il puisse être l’instigateur de l’embuscade. Il travaillait sans doute pour un commanditaire… Cependant, je vous le répète, on nous attendait à Djaghataël !

– Cela fait beaucoup de « je crois » et de « sans doute », le coupa sèchement le Mage de Gri. Vous n’avez rien de plus convaincant à nous apporter ?

– Écoutez, continua Qadehar qui perdait patience, j’ai vu des Sorciers, dont beaucoup étaient des amis, mourir devant Djaghataël ! Que voulez-vous de plus ?

– Voyez-vous, Qadehar, reprit le Mage de Gri en plissant les yeux, ce qui nous paraît étrange, c’est que vous soyez justement le seul à être rentré sain et sauf de cette horrible aventure…

Des murmures indignés parcoururent l’assemblée, et quelques paroles de soutien à Qadehar fusèrent.

– Qu’osez-vous insinuer ? gronda le Maître Sorcier. Que j’ai pris plaisir à voir mes amis se faire massacrer sous mes yeux ?

Gérald se leva à son tour et, la voix légèrement tremblante, empêcha le Mage de Gri d’attaquer de nouveau.

– Laissons Qadehar nous expliquer ce qui s’est passé !

L’assemblée approuva dans un brouhaha et le Mage finit par accepter, avec une mauvaise grâce évidente. Qadehar s’efforça de retrouver son calme, et parla de nouveau d’une voix claire.

– Merci Gérald. Notre objectif, en nous rendant dans le Monde Incertain, était de livrer bataille contre l’Ombre. Lorsque nous nous sommes aperçus que la situation tournait au désastre, nous avons décidé d’al-1er sans tarder défier notre ennemi dans sa tour. Mes compagnons ont insisté pour que ce soit moi. Hélas, je n’ai trouvé personne dans le bâtiment et, à mon retour, les Sorciers avaient tous succombé…

– Seul ? Pourquoi étiez-vous seul, dans cette tour ? demanda le Mage de Gri avec hargne.

– Parce que soit les autres étaient déjà morts, soit ils étaient aux prises avec les Orks, et enfin, parce que moi seul étais de taille à affronter l’Ombre…

– Quel orgueil ! s’exclama le Mage qui se tut aussitôt en voyant Charfalaq lever la main pour réclamer la parole.

– Qadehar, dit simplement le Grand Maître de la Guilde de sa voix éraillée, avant d’être saisi par une terrible quinte de toux, est effectivement le Sorcier le plus capable de la Guilde…

– Merci de nous l’avoir confirmé, Maître, remercia le Mage de Gri d’une voix mielleuse et en inclinant servilement le buste. Mais ceci, reprit-il d’un ton beaucoup plus cassant en se tournant vers Qadehar, ne suffit pas à nous expliquer pourquoi vous êtes l’unique survivant !

Le Mage de Gri se tourna ensuite vers l’assemblée, qui fut troublée par ses arguments :

– Car il est tout de même étrange que notre frère Sorcier soit le seul à s’en être sorti ! De la même façon qu’il est étrange que notre expédition ait été attendue à Djaghataël, alors qu’elle a été préparée dans le plus grand secret ! Je pense que nous avons été trahis… Et que le traître se trouve ici ! En face de nous ! Je propose qu’il soit neutralisé par un sortilège collectif et placé dans l’un des solides cachots de Gri !

La conclusion du réquisitoire provoqua un tollé général. Les Sorciers se levèrent de leurs bancs, et beaucoup crièrent à la calomnie et au mensonge. Le Mage de Gri répétait : « Au cachot ! » en pointant son doigt de façon théâtrale sur Qadehar, qui prit le parti d’attendre que le calme revienne. Charfalaq semblait complètement dépassé par les événements. Gérald obtint finalement le silence en levant plusieurs fois les bras.

– Allons, allons ! Du calme ! Et restons raisonnables ! Le cachot… Pourquoi pas la torture, ou le bûcher, pendant que vous y êtes ?

L’assemblée sembla soulagée par son intervention tandis que le Mage lui lança un regard noir.

– D’une façon plus raisonnable, je propose qu’une commission spéciale soit montée et enquête avec le plus grand sérieux sur la tragédie de Djaghataël. En attendant qu’elle rende ses conclusions, Qadehar restera consigné à Gifdu, avec interdiction d’en sortir. Qu’en pense le Conseil ?

Charfalaq, vers qui tous les regards convergeaient, semblait s’être rendormi.

– Je suis contre ! rugit le Mage de Gri.

– Qui d’autre est contre ? poursuivit Gérald en fixant droit dans les yeux les deux autres Sorciers qui baissèrent la tête. Personne ? Bien, le Conseil accepte donc ma proposition comme étant la meilleure. Fin de la séance !

Le Mage descendit de l’estrade, furieux, et quitta bientôt le gymnase, entraînant derrière lui les quelques Sorciers de Gri qui l’avaient accompagné depuis la Lande Amère.

Qadehar fut laissé libre. Mais chacun prit soin de l’éviter en sortant. En passant devant lui, Gérald lui adressa un clin d’œil.

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