XVI Guillemot confirme ses talents


Guillemot grignota la moitié d’une pomme et but une gorgée d’eau. Puis il s’installa confortablement, tira de sa sacoche un long vêtement gris, souple et léger : c’était un manteau de Petit Homme de Virdu, qu’il avait dérobé l’été dernier au monastère et qu’il avait porté durant tout son voyage dans le Monde Incertain. Il ne s’en séparait plus. Il s’enroula dedans avec un sentiment de réconfort, et, fatigué par cette course oppressante, se laissa gagner par le sommeil.

Il fit un rêve étrange. Maître Qadehar tambourinait sur la porte du monastère et hurlait : « Guillemot ! Guillemot ! Ouvre-moi ! »

Il se réveilla en sursaut et prit sa tête entre les mains. L’image de Qadehar avait disparu, mais il entendait toujours distinctement sa voix !

« Guillemot, disait-elle, tu m’entends ? »

– Maître ! C’est bien vous ? articula Guillemot, stupéfait.

« Oui, c’est moi. Mais inutile de crier, mon garçon, je te parle dans ta tête. Réponds-moi de la même façon. »

« Mais… comment est-ce possible ? »

« J’ai construit un sortilège autour de Berkana, le Graphème qui permet d’entrer en communication avec les esprits. J’ai eu du mal à te localiser. »

« C’est parce que j’ai gravé Dagaz à côté de moi… Mais qu’est-ce que vous faites là ? »

« Nous sommes tombés dans un piège dans le Monde Incertain. Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Bon sang, Guillemot, dis-moi plutôt ce qui se passe ! Je suis devant le monastère et la porte refuse de s’ouvrir ! Personne ne répond à mes appels ! »

« C’est l’Ombre, Maître, expliqua l’Apprenti en formant les mots dans sa tête. Quelqu’un de très grand, avec un immense manteau rouge ! Il a réussi à ouvrir la porte et à neutraliser Bertram… Peut-être même tous les Sorciers ! Je l’ai vu lancer un sort de recherche. Il me poursuit, Maître ! »

« Calme-toi, Guillemot. Où es-tu ? »

« Je suis dans les sous-sols. Dans un couloir menant à d’anciennes mines. Je crois que j’ai réussi à lui échapper. »

« Fais très attention, Guillemot. Ombre ou pas, cet homme semble posséder une magie très puissante. » « Il faut m’aider, Maître… Faites quelque chose ! » « La porte est bloquée de l’intérieur, et les sortilèges mis en place par la Guilde autour de Gifdu m’empêchent d’utiliser les chemins du Wyrd pour te rejoindre. Je vais voir ce que je peux faire, mais ça me paraît…

Attention, Guillemot ! Quelqu’un essaie d’intercepter notre communication ! Je vais devoir éteindre Berkana pour qu’on ne remonte pas jusqu’à toi… »

La voix de Qadehar disparut et Guillemot se retrouva seul de nouveau. Mais il savait que son Maître était là, prêt à lui venir en aide ! Cette idée le ragaillardit. Pourtant, son mystérieux poursuivant, égaré un moment, était visiblement de nouveau sur ses traces.

Il n’avait peut-être plus beaucoup de temps devant lui.

« Réfléchis mon vieux, réfléchis ! » s’encouragea-t-il.

Il devait à tout prix débloquer cette maudite porte d’entrée et se mettre hors de portée de l’homme au manteau rouge, ceci le temps que son Maître vienne à son secours. Le second problème lui parut dans l’immédiat plus facile à résoudre et il s’y attaqua. Il se mit à penser à voix haute :

– Je dois me préparer à l’arrivée de l’homme en rouge… Mais comment me mettre à l’abri ? L’autre nuit, Maître Qadehar a parlé du Galdr de l’Armure d’Elhaz, et du Lokk du Heaume de Terreur… Il a dit que l’un était plus sûr à utiliser, et que l’autre était plus puissant. Lequel choisir ? C’est sûr, je maîtrise mieux le Galdr. Mais est-ce qu’il sera suffisant contre cet homme ? Voyons… Il a réussi à entrer à Gifdu. J’ai peur que même le Lokk du Heaume soit trop faible pour l’arrêter ! Et si… si j’essayais une autre solution ? Bon sang, pourvu que j’en sois capable !

Il se déplaça au centre de la pièce, saisit son poignard et, comme il avait vu son Maître le faire devant les Sorciers dans la salle d’entraînement, grava six symboles autour de lui. Mais ce n’était pas Elhaz qu’il fixait sur le sol ! Il s’efforçait de reproduire, six fois de suite et le plus exactement possible, le Lokk du Heaume de Terreur que son Maître avait dessiné dans l’air, sous ses yeux, la nuit dernière.

« Je joue gros, songea-t-il. Maître Qadehar l’a dit : une seule erreur et le Lokk ne marche pas. J’en ai fait six ! Six fois plus de chances que ça foire ! »

Son travail achevé, il se reposa un instant. La concentration l’avait fait transpirer et il se sentait épuisé. Puis il prononça l’incantation du Galdr de l’Armure, en la modifiant légèrement :

Par le pouvoir d’Elhaz, Erda et Kari, Rind, Hir et Loge, Ægishjamur devant, Ægishjamur derrière, Ægishjamur à gauche, Ægishjamur à droite, Ægishjamur au-dessus, Ægishjamur au-dessous, Ægishjamur protège-moi ! ALU !

Il avait combiné la puissance d’un Lokk et d’un Galdr. Cela serait-il suffisant pour arrêter son poursuivant ? Guillemot sentit l’air frémir autour de lui. Puis tout redevint normal.

« Pourvu que ça marche… » soupira-t-il.

Il lui restait maintenant à s’occuper de la porte d’entrée. Mais comment ? se dit-il. Comment l’ouvrir, depuis le sous-sol où il se trouvait ? Ses connaissances n’étaient pas assez grandes pour agir à distance avec un sortilège. Et l’homme en rouge avait dû barder l’entrée de Graphèmes protecteurs ! Il fallait plutôt songer à un moyen détourné. Oui, un moyen auquel l’homme en rouge n’aurait pas pensé…

Pris d’une intuition soudaine, Guillemot fouilla dans sa sacoche. Il sortit son carnet et en extirpa une feuille pliée en quatre, sur laquelle était imprimée la liste des dossiers disponibles dans le programme informatique de Gifdu, volée dans l’ordinateur en même temps que le plan du monastère. Il la consulta fébrilement.

– Prévision des menus pour le mois de novembre, Budget de l’année en cours, Liste des personnes hostiles à la Guilde… Ah, voilà : Sécurité du monastère ! Je suis sûr qu’il y a là-dedans une solution pour ouvrir la porte ! Seulement… Seulement je me trouve à l’endroit le plus éloigné de la salle informatique, et je n’ai pas d’ordinateur dans ma sacoche !

Entendre sa propre voix lui faisait du bien. Il réfléchissait à toute allure. Il tapota machinalement sur le sol, et se figea tout à coup. Bon sang ! Mais elle était là, la solution ! Il n’avait pas d’ordinateur : il n’avait qu’à s’en fabriquer un !

Il prit de nouveau son Ristir et traça dans la terre, le plus précisément possible, les contours d’un écran et d’un clavier d’ordinateur. C’était l’étape la plus facile. Il s’accorda ensuite un temps de réflexion, puis décida de fabriquer un Galdr en appelant Féhu, qui chargeait les objets en énergie, et Gebu, qui établissait les communications :

Par le pouvoir de Frey et de L‘Araignée, de Gefn et du Don, Féhu grandi avec le loup, Gebu abri des démunis, dormantes et courantes, j’en appelle à vos énergies ! FÉG !

L’écran d’ordinateur que Guillemot avait dessiné sur le sol s’éclaira faiblement. Il se pencha et vit avec soulagement le bâton du curseur trembloter en haut à gauche. On n’y voyait pas grand-chose, mais ce serait suffisant !

En prenant soin d’effleurer les touches en terre du clavier, il tapa « Le Maître du Donjon », le mot clé qui lui avait déjà donné accès au programme secret. Il reconnut à peine la page d’accueil, tant la lumière de l’écran était faible. Il parvint à distinguer « Mot de Passe », qui clignotait sur fond de ciel étoilé.

Il réalisa le même tour magique que la dernière fois, en dessinant Elhaz et en obligeant le Graphème à dissoudre le verrou électronique. Il se retrouva bientôt dans le menu interdit. Il se rendit directement au dossier « Sécurité du monastère » et appuya sur la touche « Envoi ». Il emporta un peu de terre au bout de son doigt.

– Voyons… Jetons un coup d’œil sur la rubrique « En cas d’urgence ».

La touche d’envoi légèrement effacée, répondit moins bien. Guillemot découvrit alors, à la sous-rubrique « Porte d’entrée », un fichier intitulé « Une amélioration signée Gérald ! ». Il s’y rendit aussitôt.

– Génial ! jubila Guillemot. On peut ouvrir la porte depuis un ordinateur ! Elle est reliée à un système de déverrouillage mécanique.. Gérald devait en avoir marre que les autres méprisent ses ordinateurs. Et je mettrais ma main à couper qu’il ne l’a dit à personne !

Guillemot cliqua sur l’icône commandant l’ouverture mécanique d’urgence de la porte.

Il ne se passa rien.

– Oh, c’est trop bête ! gémit-il.

Il se rendit compte que la touche d’envoi était presque entièrement effacée. Il reprit son stylet, lui redonna une forme, puis l’actionna de nouveau. Cette fois, l’ordinateur enregistra la demande. Il n’avait pas la possibilité de vérifier si, en haut, les moteurs actionnant la porte installés par le prévoyant Gérald allaient se révéler plus puissants que les sortilèges de l’homme en rouge. Mais il l’espérait de toutes ses forces !

Devant lui, l’écran de l’ordinateur de fortune tremblota puis s’éteignit. L’Apprenti le balaya de la main et reprit son attente.

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