XI Avant de partir


Le lendemain, Guillemot déambulait dans le monastère à la recherche de Bertram lorsque Qadwan, légèrement essoufflé, surgit derrière lui.

– Cela fait une heure que je te cours après, gronda le vieil homme.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda le garçon.

– C’est Qadehar, il t’attend dans ta chambre. Son départ est prévu pour demain et il veut te voir avant de partir.

Guillemot remercia le Sorcier et se précipita dans les escaliers.

– Vous vouliez me voir, Maître ? demanda Guillemot en pénétrant dans la chambre où l’attendait Qadehar, assis sur l’un des deux lits.

– Oui, Guillemot. J’ai réussi à obtenir une pause dans les préparatifs de l’attaque. Nous allons en profiter pour travailler.

– Pourquoi est-ce que vous m’excluez de ces préparatifs, Maître ? lui reprocha l’Apprenti.

– Ce sera ton tour bien assez tôt de te préparer à affronter l’ennemi, répondit sèchement Qadehar. Profite encore un peu du répit ! Et puis, il existe plusieurs sortes de préparatifs. A ton niveau, commence par te préparer… à devenir Sorcier !

Guillemot, en se mordant la lèvre, fit mine d’accepter les arguments de son Maître et présenta un visage attentif.

– Qu’est-ce qu’on va faire, aujourd’hui ?

– Nous allons nous entraîner à fixer les Graphèmes.

Le Sorcier sortit de sa sacoche un poignard étrange, court, à la lame effilée. Il le tendit à Guillemot qui s’en saisit avec curiosité.

– C’est un Ristir, un poignard graveur. Il sert à fixer les Graphèmes. Tu peux éventuellement le planter dans la gorge d’un agresseur si tu n’as pas le temps ni la possibilité d’invoquer les Graphèmes ! Mais ça, c’est un autre sujet…

– Quel bel objet, Maître ! s’exclama Guillemot qui contemplait le poignard avec ravissement.

– Il est surtout bien pratique ! Criés, murmurés ou tracés dans les airs, les Graphèmes finissent toujours par s’échapper. Ils agissent surtout au moment où ils sont libérés. Si on veut étendre leur pouvoir dans le temps, il faut les fixer, et donc les graver… C’est pour cette raison qu’ils sont gravés sur la porte du monastère, ou sur les Portes des Deux Mondes ! Maintenant, prends ce Ristir et grave dans le sol les Graphèmes un, deux, trois, cinq, huit, dix, onze, treize, quatorze, quinze, vingt-deux et vingt-trois…

Guillemot saisit le poignard graveur et traça avec application sur le sol les Graphèmes que son Maître avait choisis dans l’alphabet des étoiles.

Fehu le Butin des Razzias, Uruz la Vache Rousse, Thursaz le Géant et l’Épine, Raidhu le Chariot de Nerthus, Wunjo l’Étendard et la Voie, Naudhiz l’Étincelle et la Main, Isaz la Brillante et la Glace, Eihwaz le Vieil Arbre et la Double Branche, Perthro le Cornet à Dés, Elhaz l’Aïeule et le Cygne, Ingwaz le Riche et le Clou, Dagaz la Lumière de l’Aube et du Crépuscule, murmura Guillemot au fur et à mesure qu’il reproduisait dans la poussière la forme des Graphèmes.

– C’est bien, reconnut Qadehar après avoir observé les gestes sûrs et précis de Guillemot. Un Galdr se fixe de la même façon. Écoute-moi attentivement : chaque Graphème, comme tu le sais, possède un ou plusieurs pouvoirs. Quand on les évoque, par la bouche ou par la main, dans les airs ou sur un support, ces pouvoirs ont un effet simple et direct. Le Galdr associe les Graphèmes dans le but d’obtenir un résultat plus complexe. Ainsi, pour utiliser la Porte des autres Mondes, le Graphème du Voyage ne suffit pas. Celui de la Communication entre les univers non plus. Celui de la Cohésion encore moins. Lance séparément contre la Porte les idées suivantes : « j’ai un véhicule et je veux partir en voyage », « je souhaite que s’établisse une communication entre les Mondes » et « nous resterons ensemble ». Tu ne te retrouveras pas dans le Monde Incertain ! En revanche, si tu tisses tous ces mots ensemble pour constituer une phrase cohérente, cela donnera quelque chose comme : « j’ai un véhicule et je veux partir en voyage, en groupe, j’ai donc besoin que s’établisse la communication » ; là, tu aborderas le Monde Incertain avec tes amis. A condition de ne pas oublier l’un des trois Graphèmes dans ton Galdr !

Guillemot rougit. Son Maître faisait allusion à l’erreur qu’il avait commise l’été dernier, lorsqu’il avait ouvert la Porte du Monde Incertain… Il se sentit honteux. Mais Qadehar ne se moquait pas de lui. Il lui rappelait simplement qu’il fallait rester prudent dans le maniement des Graphèmes.

Bientôt le Sorcier se leva pour partir, visiblement satisfait que son élève ait si vite compris la leçon. Mais Guillemot le retint par la manche.

– Maître, s’il vous plaît…

– Je t’écoute, Guillemot.

– On… On m’a parlé des Lokk. Qu’est-ce que c’est ?

– Qui t’en a parlé ?

Guillemot hésita un instant. Puis il lança :

– Bertram, Maître.

Qadehar secoua la tête, l’air embarrassé.

– Je comptais aborder avec toi cet aspect de la magie des étoiles plus tard, dit-il Mais puisque tu m’en parles, je vais répondre à ta question, sans approfondir cependant. C’est un peu compliqué, et puis tu n’en as pas besoin pour l’instant…

Le Sorcier se rassit.

– Écoute-moi, Guillemot : il existe une autre façon que le Galdr d’associer entre eux les Graphèmes : c’est le Lokk. Le Galdr tisse et relie les Graphèmes, fabrique une phrase avec des mots. Le Lokk, lui, fond et mélange les Graphèmes, et crée un nouveau mot. Le Galdr met en relation des pouvoirs qui s’additionnent. Le Lokk, lui, mélange ces pouvoirs pour obtenir un nouveau pouvoir… Ça te paraît difficile à comprendre, n’est-ce pas ?

– Oui, Maître, avoua Guillemot.

– Bon, imagine que les Graphèmes sont des petits cailloux, et que ton objectif magique consiste à briser une paroi de verre qui te retient prisonnier. Utiliser un seul Graphème reviendrait à lancer un seul petit caillou contre la paroi. Si celle-ci est fine, c’est-à-dire si ton objectif est simple, cela suffira peut-être à la briser. Tu me suis ?

– Très bien, Maître.

– Mais si la paroi est plus épaisse, le petit caillou ne suffira pas. Il te faudra alors fabriquer un Galdr, c’est-à-dire assembler plusieurs petits cailloux que tu lanceras contre la paroi de verre. Cela peut suffire à la briser. Mais si elle est vraiment épaisse, les petits cailloux rebondiront contre elle. Cette explication te paraît claire ?

– Comme du verre, Maître !

– Hum… petit malin, va ! Comment vas-tu faire alors pour atteindre ton objectif ? Tu vas créer un Lokk, et prendre plusieurs petits cailloux que tu transformeras en gros caillou ! Comme des petites boules de pâte à modeler que tu rassemblerais pour fabriquer une grosse boule ! Parce que si tu lances contre la paroi de verre un gros caillou plutôt qu’un ou plusieurs petits cailloux, tu as de grandes chances de la briser… et de pouvoir t’échapper ! C’est ça, le principe du Lokk, par rapport au Graphème utilisé seul, et par rapport au Galdr ! Tu as compris ?

– J’ai compris, répondit Guillemot.

Guillemot exultait. Il avait obtenu, sans que son Maître s’en doute, la réponse à ses questions ! Désormais, il avait plusieurs clés en main : il ne lui restait plus qu’à se mettre au travail.

– Tu n’imagines pas les possibilités qui s’offriront à toi quand j’aurai terminé ton instruction ! continua Qadehar. Avec les vingt-quatre Graphèmes de l’alphabet des étoiles, et les sortilèges de base que tu auras assimilés, tu seras libre de composer ta propre magie ! De mélanger ou d’associer, d’appeler, de dessiner dans les airs ou de graver à ton gré les clés du Wyrd, selon tes besoins ! Bien entendu, tu garderas toujours à l’esprit que… quoi donc, Guillemot ?

Que la Prudence et l’Humilité dictent les actes du Sorcier.

– Parfaitement ! Et n’oublie jamais les mises en garde du Poème de sagesse des Apprentis : Sais-tu comment il faut graver ?

–… Sais-tu comment il faut interpréter ? Sais-tu comment il faut colorer les Graphèmes ? Sais-tu comment il faut éprouver ? Sais-tu comment il faut demander ? Sais-tu comment il faut sacrifier ? Sais-tu comment il faut offrir ? Sais-tu comment il faut projeter ?… Mieux vaut ne pas demander que trop sacrifier ; un don est toujours récompensé. Mieux vaut ne pas offrir que trop projeter

– C’est bien, Guillemot. Maintenant, file. Je dois retrouver mes amis Sorciers.

Guillemot ne se le fit pas répéter deux fois. C’était bientôt l’heure du dîner ! Il gagna la porte. Là, il hésita, puis se tourna vers Qadehar qui s’était levé

– Maître ?

– Je t’écoute, Guillemot.

– Faites bien attention à vous, demain.

– Je te le promets, mon garçon.

Guillemot sentit ses yeux s’embuer. Puis il se morigéna : de quoi avait-il l’air devant son Maître ? Il fit un geste de la main à Qadehar et s’empressa de rejoindre Bertram au réfectoire.

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